Brad#24 - Aux confins du monde
La proue du navire traçait un sillon mousseux à la surface des flots sombres. Accoudée au bastingage, Tessia observait la nuit, les sens aux aguets. Les bruits du navire, si familiers : cordages qui claquent, voiles soufflées par un bon vent de sud, chuchotements des gars de quart. Le velouté du ciel ponctué du piquant des étoiles semblait caresser sa peau cannelle tavelée par le soleil. L’odeur iodée se mêlait à celle, résineuse, de la cire utilisée ce matin pour lustrer les planches du pont, un moyen d’occuper l’équipage durant les deux jours de mer d’huile qu’ils venaient de subir. Tessia essayait de percer l’obscurité et d’anticiper les prochaines difficultés. Bientôt, trop tôt, elle devrait prendre quelques heures de mauvais sommeil.
Les matelots avaient foi leur capitaine. Sans cet engagement absolu, aucun d’eux n’aurait accepté de voguer vers ces eaux honnies. Tant de légendes évoquaient ce lieu. Aucune ne se terminait par le retour glorieux d’un équipage intact.
L’Arsul avait accosté la veille au dernier port de l’Ouest. Les cauchemars avaient envahi les nuits de la capitaine depuis plusieurs jours déjà et commençaient à grignoter le sommeil des matelots, y compris de Trülk, l’impassible maitre-coq. Chacun avait deviné avant même de toucher terre qu’un nouveau voyage périlleux s’annonçait. Tel était le prix à payer pour avoir une capitaine visionnaire, la meilleure de tout Flæði. Son oncle, le précédent capitaine, l’avait élevée pour qu’elle reprenne sa charge. Un destin improbable pour une fille d’aubergiste. Sa première vision, la veille du meurtre de ses parents, avait tout changé. La voix du monde avait posé sa marque sur elle. Flæði devint son moteur.
Lors de cette escale, Tessia avait fait embarquer autant de vivres que possible, bataillant pour récupérer quelques dettes afin d’ajouter vin et rhum en quantité pour maintenir le moral et la bonne santé de son équipage.
La veille du départ, elle avait tenu discours à ses femmes et ses hommes si chers à son cœur. Assise en tailleur, à même le sol, sur ce pont qu’elle arpentait en capitaine depuis quinze ans, elle avait sondé le visage de chacun de ses matelots, des durs au mal, des battants, ses compagnons de vie. Sa voix grave atteignit chacun sans effort :
- Vous savez que les cales sont pleines à ras-bord, que nous allons voguer au loin. Et vu le nombre d’insomniaques les dernières nuits, vous savez aussi que la nuit nous promet un avenir redoutable. J’ai rêvé. J’aurais aimé qu’il en soit autrement. Mais le rêve est revenu chaque nuit. Ne pas y répondre ne servira à rien. Je vous l’annonce, nous allons voguer jusqu'au terme de la Mer de Kara.
Hommes et femmes se regardèrent en silence. Certains baissaient les yeux. D’autres serraient leurs poings. Liv, la jeune vigie dit tout haut ce que le cœur de chacun murmurait : « On r’viendra pas tous cette fois, Capitaine ! »
Tessia opina lentement, le visage ferme, un pli d’amertume au coin des lèvres.
— La petite a raison. Tous ceux qui jugeront que la vie est au-delà de ce qu’ils sont prêts à donner pour ce monde, peuvent débarquer cette nuit. Aucun de nous, insistat-t-elle, je dis bien aucun de nous, ne saurez-vous en tenir rigueur. A ceux qui resteront, je ne promets rien si ce n’est une aventure périlleuse. Encore. Pour ma part, vous le savez, je n’ai d’autre choix que d’y aller.
Au lever du soleil, aucun ne manquait à son poste. «Le sort en est jeté», pensa le vieux timonier, en caressant les perles au bout de sa barbe grise.
Deux semaines déjà qu’aucune terre n’avait émaillé l’horizon. La première tempête, quatre nuits après le départ, avait emporté Mick, Arvos et Sherenne lorsque la proue avait plongé dans une déferlante par le milieu. Malgré les entraves de rigueur par ce temps, à la sortie de vague, il ne restait rien d’eux. «Les premières pertes» songea Tessia. Dire qu’elle devait les mener plus loin qu’aucun d’eux ne pouvait l’imaginer.
— Détroit en vue ! hurla Liv’ depuis la vergue.
— Ferlez les voiles, ordonna Ottar le second.
Le cri se répercuta de gorge en gorge jusqu’à la proue et l’équipage, tel un organisme vivant, se mit en mouvement. Tessia posa sa main droite couturée sur l’épaule musculeuse d’Ottar.
— Branle-bas ! Je veux une épaisseur de cuir bouilli sur chaque membre de l’équipage. Passé ce détroit, la mer de Kara sera sur nous. Et fais vider le gaillard, Coursk et toi, c’est tout.
Ottar opina du chef et transmit l’ordre en arpentant le pont.
— Capitaine ! Capitaine ! Le brouillard gagne le détroit, brailla la voix aigüe de Liv’.
— Oyez matelots. A nous d’être attentifs. Ecoutez bien les ordres d’Ottar. Je veux quelqu’un prêt à lever la brigantine. Les autres à l’affût des écueils tout le long du bateau. Liv’, à la cale. Tu hurles si on frotte. Ottar, tu transmets immédiatement chacun de mes mots au timonier.
Sans vérifier que ses ordres étaient suivi d’effets, la capitaine délaça ses cheveux noués en catogan, renoua le lacet lentement autour de son poignet droit et s’assit sur le gaillard arrière. Elle laissa ses cheveux bouclés couvrir son visage en fermant les yeux. Les doigts du brouillard s’agrippèrent aux mats. Le silence se fit.
— Barre Nord-est, indiqua une voix cristalline.
Ottar transmit l’ordre de sa capitaine à Coursk, sans tressaillir. Cette voix était devenue familière à ces deux hommes et sa fiabilité n’était pas à remettre en question.
— Comme ça, poursuivit la voix trop jeune, Bien. A mon commandement, barre nord-nord-ouest.
Les hommes regardèrent un immense roc recouvert de goémon émerger du brouillard à trois longueurs de bras du navire.
— Précision Ottar ! maintenant ! Nord toute. Nord Est. Nord-nord-est. Gouvernail relevé ! Brigantine au vent, maintenant !
Les ordres fusaient, précis, d’une voix pointue que seul le second entendait. Le navire oscillait entre des écueils. Liv’ hurla lorsque le frottement d’un écueil se fit sentir à la poupe, vite passé grâce à la voile relâchée.
— Remet le gouvernail en place. C’est fini…
Tessia releva légèrement la tête et Ottar vit une lueur bleue lagon perler sous les paupières presque fermées. Les épaules de la capitaine se relâchèrent. Elle s’effondra.
Le chatouillis d'un son répétitif l'accueillit au réveil, le silence anormal également. Ottar, accroupi à côté d'elle, lui tendit un verre de rhum qu'elle ingurgita cul-sec. Une lueur étrange baignait le bateau et une odeur métallique lui collait la langue. Les muscles encore épuisés par sa transe, elle se releva péniblement. Le regard fixé sur la proue, elle se décala en crabe vers la droite pour se retrouver dans leur alignement. L'équipage était face à la lisse, muet. Refusant de devenir aussi muette qu'eux, elle détourna le regard et nota que Coursk tenait la barre, les yeux fixés sur elle.
— Coursk, depuis combien de temps sont-ils immobiles ?
— Je ne sais pas trop, Capitaine. Ils ont tous bougé en même temps. Je les ai aperçus du coin de l’œil, au moment où vous vous êtes… ou vous êtes revenue. Nous sortions tout juste du détroit. J’ai senti une bourrasque, le brouillard s’est levé d’un coup et plus personne n’a bougé ni parlé. Sauf le second qui était à votre chevet.
— Au moins dix minutes, Capitaine, précisa Ottar.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel, encore ? Comment pouvons-nous agir, si la vue de notre destination nous prive de mouvement ? s’indigna Tessia.
— Vous êtes venue ici sur ordre, Capitaine, observa le timonier en tirant sur les perles de sa barbe. "L'autre" nous a guidés. Du coup, je pense que Flæði ne vous aurait pas menée ici si vous ne deviez pas regarder. Vous devriez nous bander les yeux à tous les deux.
Avec un reniflement de dépit, Tessia vit que Ottar était du même avis. Elle s'agenouilla et déchira la manche d'Ottar pour en faire deux bandeaux. Vu la largeur de ses bras, c'était largement suffisant. En prenant soin de ne pas lever les yeux du plancher, elle parvint à bander les deux hommes. Puis elle leur annonça :
— Je vais regarder, maintenant.
La beauté de l'endroit s'engouffra dans sa tête.
— Capitaine ! Ca-apii-taine !
Elle sentit la poigne de son second sur son mollet. Il la secouait.
— Je suis toujours là, les gars ! Que vous dire, c'est magnifique, stupéfiant. Un arbre occupe tout l'horizon. Le bruit que vous entendez est celui de rivières qui s'écoulent le long du tronc immense et ses branches contiennent des étoiles, des univers peut-être. Et une lueur vert lagon auréole le tout.
La poigne d'Ottar trembla sur son pantalon.
— Par la Mère ! Ce n'est pas possible.
— Si Ottar, nous sommes face à l'arbre-monde, la source des ondes de Flæði.
— Dites Capitaine, intervint le timonier, ça a l'air très joli tout ça, hein ! Mais, on fait quoi maintenant ? On ne va pas sauver le monde à trois dont deux aveugles ...
— Je n'sais pas Coursk. Je n'en sais fichtrement rien, ronchonna sa capitaine.
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Mon inspiration : https://www.deviantart.com/jjcanvas/art/Cosmic-Forest-853219459
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