Brad#35 - Des envahisseurs
Un véhicule ? Non, plusieurs ? Qui peut bien venir en ma demeure par cette venteuse journée ?
Par le carreau obscurci de poussières, j’aperçois une voiture moderne et un camion franchissant les derniers mètres. La voiture se positionne sur la « place de parking » gravillonnée que la femme-qui-fait-visiter aime à vanter. Le camion bloque l’accès au perron sans manière. Deux hommes costauds en descendent et commencent à décharger une lourde commode.
Un déménagement. Comment une telle situation a-t-elle pu advenir ? Il n’y a eu aucune visite récente. Le dernier couple a plié bagages il y a plusieurs années. Cette demeure n’est pas libre. L’ignorent-t-ils ?
La curiosité me pousse à sortir de ma tanière. Le salon de musique offre une vue imprenable sur le débarquement en cours. Les hommes attendent visiblement que quelqu’un leur ouvre les portes principales. Une silhouette est penchée à l’arrière de la voiture. Il s’agit d’une femme. Cette époque étrange ne permet pas de certitude immédiate cependant celle-ci porte une jupe, juste au-dessus du genou. La bienséance n’est plus de ce monde. La voilà qui se contorsionne pour ressortir de la voiture. Bien sûr, ces messieurs sont des goujats et ne cachent même pas leurs regards concupiscents sur la silhouette féminine.
La voici qui se redresse avec un paquet dans les bras. Mon émotion agite les rideaux. Elle tient un enfant.
Impossible ! Aucune famille ne peut prendre possession de la dernière demeure des Huon de Kermadec.
Le fracas des portes ouvertes à la volée me ramène au présent. Cette bruyante invasion sera courte, comme les précédentes. Toutefois, les déménagements ne sont pas propices pour ce que j’ai en tête. Je saurai patienter.
Le vent marin balaye sauvagement la côte, s’accordant à mes pensées. Les déménageurs s’activent pour vider au plus vite le camion, tanguant parfois sous la violence des rafales qui accentue le poids des meubles. A peine trois heures et ils repartent. Je décide d’attendre le crépuscule pour me « présenter » à mes indésirables colocataires.
Le temps n’a pas de prise sur moi. Je me balance dans le fauteuil à bascule de maman, le regard rivé sur notre ancien living room. Les premiers nouveaux propriétaires n’ont pas osé jeter des meubles encore en bon état et ils ont juste entreposé nos vies au grenier.
Je décide de m’accorder une nuit de répit. Chasser les envahisseurs est fatigant. Déplacer des objets, soulever les rideaux. Chaque fois, je sens mes forces s’étioler. Ils ne sont pas si nombreux à s’y être frotter. Le cottage est trop exposé au vent. Il arrive par la mer, frappe violemment la falaise, l’escalade de ses doigts râpeux et s’élance vers cette demeure, la première à vouloir lui tenir tête, la seule en fait car le village est caché en contrebas de la colline, à l’abri. Il murmure et gratte les murs. Je n’ai presque rien à ajouter pour qu’ils partent. J’essaie de me rappeler combien de fois, j’ai dû agir.
Le temps n’a pas de prise sur moi. A quoi bon se souvenir. L’important est qu’ils partent.
Les jours suivants, je les épie. Elles sont deux, une mère et sa fille. La petite a quatre ou cinq ans et la regarder m’accable sans que je sache pourquoi. Un soir, en traversant sa chambre au moment du coucher, je surprends un moment de tendresse, un baiser de la mère sur le front, un livre encore ouvert sur la couette. Le regard de l’enfant croise le mien comme si elle me voyait. Je disparais, le cœur secoué. Au lieu de les chasser, j’en viens à les éviter pour ne pas voir cet enfant. L’hiver passe, moment idéalement lugubre pour dégouter de nouveaux habitants. Je ne fais rien. Le temps n’a pas de prise sur moi. A une ou deux occasions, l’enfant me regarde nettement. Et je l’entend une fois dire à sa mère qu’il y a une autre dame dans la maison. Sa mère acquiesce en demandant si la dame est gentille. La fillette lui répond qu’elle ne sait pas encore.
Au printemps, la mère et la fille commencent à préparer le potager. Je les guette de la fenêtre du grenier que je ne quitte plus guère. La gamine est très libre. Elle court dans tous les sens, virevolte et rit, si souvent. Sa mère s’assure juste qu’elle ne quitte pas la propriété clôturée à cause de la falaise non loin. Un après-midi, l’enfant poursuivant un papillon passe par un trou de la clôture et s’approche d’une parcelle pleine de fleurs blanches aux pétales formant une étoile blanche avec un cœur sombre. Le papillon s’y ravitaille. Elle l’observe et, fatiguée, s’assoupit à même le sol.
Les cris de sa mère m’arrachent à la contemplation de ce petit corps recroquevillé au milieu des fleurs. Sans même m’en rendre compte, je suis sortie et me tiens au-dessus d’elle. Cela n’arrive jamais.
La petite s’éveille et crie « je suis là maman ». Sa mère accourt, arrache les planches pourries pour serrer sa fille contre elle. Je me glisse dans les hautes herbes.
« Regarde maman, il y a beaucoup de jolies fleurs ici. » La femme écarte le rideau de fleurs et caresse une dalle grise. « Oui ma chérie, ce sont des anémones coronaria. Elles poussent souvent sur les tombes anciennes. » « Alors il y a un cimetière dans notre jardin ? Et tu crois que c’est de là qu’elle vient la dame ? Il y a quelque chose d’écrit dessus ?» A tâtons, la femme trouve une croix en pierre très abimée sur laquelle seule la première lettre d’un prénom et les dates sont déchiffrables. « Oh, ma chérie. Un autre enfant a vécu ici il y a deux cent ans. Je ne savais pas que ce cottage était si vieux. A l’époque tu sais, il n’y avait pas de médicament comme aujourd’hui et beaucoup d’enfants mourraient très jeunes. Celui-ci n’avait que quatre ans. Huon devait être son nom et son prénom commençait par un S.» S, Simon, Simon ! Ce prénom résonne en moi. Une bourrasque soulève les pétales et les cheveux des deux étrangères tandis que je retourne au cottage. Comment ai-je pu oublier Simon, mon cher et turbulent petit frère ! Pourquoi suis-je toute seule ici ? Où est Simon ?
Tourneboulée, je parcours chaque pièce du cottage pour trouver Simon. Il n’est pas là. Pourquoi n’est-il pas là ? Et pourquoi y suis-je ? Ces émotions m’épuisent et me voilà pelotonnée dans le rocking chair, tentant d’apaiser un cœur qui ne bat plus depuis longtemps.
Le temps n’a pas de prise sur moi. L’été est passé en un éclair, l’automne s’avance déjà. Un grincement puis une secousse, la trappe d’accès au grenier s’ouvre et la fille puis la mère émergent, comme des cales d’un navire sur le pont de mon inexistence. « Elle est là maman ! » annonce la fillette en me montrant du doigt.
— Bravo ma chérie. Tu l’as trouvée. Je ne peux pas la voir. Mais tu te rappelles ce que tu dois faire, n’est-ce pas ? demande doucement la mère en survolant la pièce, les meubles poussiéreux.
Elle se redresse, tape du pied pour vérifier la solidité du plancher et se retourne vers sa fille.
—Alors Angie ? Tu veux que je te laisse un moment avec elle ? vérifie la femme.
Angie hoche la tête, avec un regard très sérieux.
—Je laisse la trappe ouverte et m’installe pour lire juste en dessous. Tu n’hésites pas à m’appeler, d’accord ?
— Oui maman. Mais tu sais, j’ai six ans maintenant. J’ai l’habitude.
La mère caresse les cheveux blonds de sa fille et descend l’escalier du grenier, non sans un dernier regard vers l’endroit indiqué par sa fille. Elle plisse les yeux mais ne semble pas me voir.
Angie vient se planter devant moi.
« Bonjour, moi c’est Angie. Et toi, comment tu t’appelles ? »
Elle me parle !... Comment est-ce que je m’appelle ? Je réfléchis avant de trouver la réponse.
« Je m’appelle Marie-Anne Huon de Kermadec »
— Oh, il est super long et super joli ton nom, se réjouit-elle en serrant ses mains devant son cœur. Et tu sais ce qui t’es arrivée ?
— Je suis morte.
— Ah, ben oui, ça je sais mais comment ? dit-elle en penchant la tête.
Je ne me souviens pas, pas vraiment. Je n’ai pas envie de me souvenir.
— J’ai été trop malheureuse, je crois.
— C’est à cause de l’autre enfant qui est mort ? Hé ! Reviens !
Me voilà dans le salon de musique. Ma fuite a été si rapide. Simon… Simon… Simon qui aimait tant son ours que j’avais caché parce qu’il m’avait fait rater mon morceau de piano le jour où Alphonse était venu avec ses parents. Simon qui l’avait cherché partout, en pleurs. J’étais bien trop fâché pour le lui rendre. Je voulais qu’il se taise, qu’il disparaisse. Qu’ai-je dit ? Que le vent avait volé son ours et qu’il survolait la mer désormais ? Je ne sais plus exactement. Je me rappelle les recherches lorsqu’il n’est pas venu diner ce soir-là. L’été était là et la lumière du jour encore présente, assez pour rapidement apercevoir le portillon ouvert. Père courut à perdre haleine vers la falaise. Il vit son chandail accroché haut dans un arbre tordu. Le vent l’avait jeté là. Le vent qui remontait la falaise à vive allure. Un vent chaud qui retira toutes couleurs de mon visage quand ma mère se mit à hurler. Mon père s’approcha du bord autant qu’il put et se mordit le poing sans pouvoir retenir un sanglot. Simon… Simon…
Je me réfugie à nouveau au grenier. J’ai oublié l’envahisseuse, qui m’attend.
—Marie-Anne ? Marie-Anne, tu vas bien ?
—Non. Mon petit frère est mort. Il est mort parce qu’il ne trouvait pas son ours en peluche. Je l’avais caché. Il est mort et on l’a enterré tout seul dans la terre froide.
Les émotions sont si vives que le fauteuil commence à se balancer.
—Tu parles de cet ours-là ? dit-elle en tendant le doigt vers le living room.
Elle grimpe sur une chaise pour l’attraper. Le tapote pour retirer la poussière et le regarde fixement, absente à elle-même. Lentement, elle tourne vers moi des yeux embrumés.
—Tu devrais l’apporter à ton frère. Il t’attend, tu sais.
—Je ne peux pas. Il doit être en colère. Je lui ai fait du mal.
—Peut-être, oui. Mais tu es sa grande sœur. Alors il t’a probablement pardonnée depuis. Moi je lui pardonnai toujours. Tu dois lui manquer.
Puis elle me tend la peluche qu’étrangement j’arrive à saisir. Elle devient aussi éthérée que moi.
—Que dois-je faire ?
—Il t’attend dans la lumière. Tu ne la vois pas ?
Je me tourne et une sublime lumière masque les poutres et le mur de pierres jointes. Je regarde à nouveau Angie qui hoche la tête en serrant à nouveau ses petites mains sur sa poitrine.
Je m’avance vers la lumière. Juste avant de franchir le seuil, je sens la main de Simon se refermer sur la mienne et la voix d’Angie retentit une dernière fois « Dis bonjour à ma grande sœur, s’il te plait. Elle s’appelle Lucie. ».
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