Brad#48 - Ghost 2
Elle leva la tête vers les armoiries décolorées au sommet du portail. Cette fois, elle y était. Cet endroit n’avait jamais vraiment quitté ses pensées. Elle revoyait les feuilles d’automne autour de l’immense orme au centre de la cour. Elle se revoyait franchissant l’enceinte bras dessus, bras dessous avec son unique amie. La pétillante Alice lui présentait ce jour-là la nouvelle acquisition de son père. Elle y avait organisé un goûter improvisé pour profiter de la relative douceur d’octobre.
Pendant que son amie expliquait les nombreuses cachettes et jeux qu’elles trouveraient dans la bâtisse, Angie sentit une première caresse froide, puis « une passeuse » dans un soupir. Un courant d’air bouscula la porte battante du couloir et une bourrasque souleva ses longues anglaises, des doigts immatériels caressaient ses cheveux. « Une passeuse, une passeuse… », le murmure s’était mué en bruissement, plusieurs voix s’y mêlaient. Elle entrevoyait des silhouettes éthérées entre elle et Alice, qui ne se rendait compte de rien.
— Alice, c’était quoi cet endroit avant ?
— Père dit que c’était un pensionnat pour jeunes filles de bonne famille. Il va tout remettre au goût du jour et en fera des logements collectifs de standing. Ça va rapporter un max. Je l’imite bien, hein ?!
Sur ces mots, Alice se retourna en tirant la langue. Angie pouffa. Les silhouettes avaient disparues. Elles prirent plusieurs couloirs et aboutirent dans une ancienne salle avec d’immenses fenêtres aux carreaux incomplets. Angie étala la couverture, Alice sortit brioches, marmelade et thermos de thé de son sac à dos. Les jeunes filles se sourirent et croquèrent les brioches dorées. Angie servait le thé lorsque les voix reprirent. « Passeuse, passeuse, passeuse, aide-nous. Ne nous laisse pas. Ne nous laisse pas. Ne nous laisse pas. Pas avec elle. Pas avec elle. »
« Angie ! Qu’est-ce qui t’arrives ! » cria Alice.
Angie sortit de sa transe pour découvrir sa main qui rougissait déjà. Elle avait versé le thé dessus sans s’en rendre compte. La douleur remonta dans son bras, la douleur déforma son visage. Alice prit les choses en main et la mena au pas de course vers un bassin rempli d’eau plus ou moins claire à l’arrière du bâtiment.
Alice s’inquiétait de son mutisme mais Angie ne pouvait plus quitter des yeux un vieux château d’eau. Elle pâlissait à vue d’œil. Alice la fit asseoir, insensible au vent évanescent qui la traversa pour asséner une gifle glaciale à sa cible. Angie eut l’impression d’étouffer, incapable de reprendre une goulée d’air, ses oreilles envahies par les pleurs geignards d’une enfant. Soudain, les fantômes entrevus plus tôt déchirèrent le blizzard et le mur de larmes qui l’ensevelissait peu à peu. « Pas la passeuse, pas la passeuse. Pars, pars. Fuis, fuis. Elle est trop forte pour toi. Grandis. Grandis et un jour revient. Pour nous. Pour nous. Pour nous tous. »
Elle s’était écroulée. Alice lui raconta ensuite avoir couru chercher du secours. Elle avait été retrouvée évanouie et un bel ouvrier l’avait portée deux kilomètres jusqu’au manoir familial d’Alice. Elles ne parlèrent plus jamais de cet épisode.
A contrario, cet évènement, elle en avait longuement parlé avec sa mère, seule personne capable de la comprendre. C’est d’elle qu’elle avait hérité ce don. Les fantômes, les âmes oubliées ou perdues n’effrayaient pas Angie. Elle avait vu sa grande sœur franchir le seuil de l’autre monde, le jour de l’accident. Sa sérénité était apaisante. Son père avait hurlé quand elle lui avait raconté. Sa mère, qui avait perdu cette faculté à sa naissance, avait souri à travers ses larmes. Leur divorce n’avait pas tardé.
Depuis, Angie avait aidé plusieurs esprits à rejoindre la lumière dont le fantôme de sa propre maison. Pourtant, le souvenir de cette bise d’outre-tombe la hantait encore et toujours.
Sa mère assumait avec beaucoup d’attention son rôle de transmission des récits de leurs aïeules. La description de l’incident l’orientait vers une pleureuse. Sa grand-mère en avait combattu une.
« Oui, un combat. La formule m’avait marquée petite. Mémé était plutôt arrangeante avec les défunts. Il semble que les pleureuses soient les résidus de personnes mortes dans l’abandon le plus total et après une grande souffrance. Heureusement, elles sont rares. Mémé disait qu’elle n’avait pas pu accueillir autant de douleur sans défaillir. Elle s’était crue perdue. Elle ne trouvait plus la lumière dans la noirceur complète que projetait le spectre. J’ai dû répéter cent fois son conseil pour pouvoir le transmettre aux générations futures : « Il ne faut pas prendre. Il faut donner. ». Elle a vérifié que je n’oubliai pas régulièrement jusqu’à sa mort.
Au fil des années, elles avaient aussi mené des recherches sur l’histoire des lieux. Le pensionnat avait fermé au début du XIXe après plusieurs suicides. La pleureuse était déjà à l’œuvre. Les archives du cadastre avaient révélé qu’au XVIIe siècle un incendie avait ravagé la ferme et le moulin à tan situé sur cette même parcelle, occasionnant la mort de la famille Mahyeuc père, mère et fille.
Donner et ne pas prendre se répéta Angie en contournant les murs décrépis. Les travaux du père d’Alice avaient été abandonnés peu après. Les ouvriers se sentaient oppressés, des rixes éclataient. Travail de sape de la vraie propriétaire des lieux. Personne n'était venu les lui disputer depuis dix ans.
Angie posait presque les yeux sur les ruines du château d’eau quand un infime murmure se posa au creux de son oreille. « Fuis ! » La voix était multiple à nouveau et bien plus fragile que dans son souvenir. Aucune silhouette ne se montra. Angie comprit que les âmes s’épuisaient. Elles disparaitraient sans connaitre la lumière. Voilà la raison qui l’avait poussée à venir. Elle souhaitait profondément que chaque âme puisse partir aussi sereine que sa sœur.
Une chape de silence envahissait l’endroit. Elle était attendue. L’air prenait de l’épaisseur. Lorsqu’elle posa son pied sur la terre nue qui encerclait ce qu’elle savait être une tombe, l’air scintilla et un moulin intact apparut. Elle se retourna. Juste derrière son dos, un épais brouillard masquait sa réalité.
« Je n’avais pas prévu de fuir », affirma-t-elle à voix haute.
Le pas suivant la précipita à l’intérieur du moulin, les flammes se mirent à lécher le mur à sa droite. Pourtant le froid précipitait son souffle en buée à chacune de ses profondes inspirations. Elle avait déjà été manipulée par des fantômes, jamais avec un effet aussi saisissant. Elle tendit la main vers les flammes et fut précipitée au sol.
« Très bien. Je ne touche pas. Montre-toi. »
La pression se relâcha et d’une trappe au sol, une flaque de noirceur se répandit.
« Tu es très puissante pour me montrer tant de choses. » dit-elle en tirant sur le loquet, ressentant le contact d’un liquide huileux qui n’existait pas.
« Je n’ai pas peur de toi. »
La flaque disparut et les pleurs débutèrent. Tandis qu’elle descendait l’escalier vers ce qui avait dû être un cellier, ils crurent en puissance et devinrent aigus, écorchant ses oreilles. Elle ne put retenir un cri lorsqu’un craquement retentit sous son pied. La pleureuse lui offrit une vue séquentielle du passé. Une enfant pleurait le regard fixé sur l’escalier, la fumée puis le silence. Un silence immense, ponctué des cris et des pleurs de la fillette qui essayait d’ouvrir la trappe. Elle était assez grande pour que ce soit aisé. Des débris devaient bloquer la sortie. Mais ses parents viendraient la chercher. Certainement. Ils n’étaient pas venus.
La respiration d’Angie était saccadée, son cœur heurtait sa poitrine avec violence. La défunte ne lui épargna aucune image de son supplice : ses pleurs, la faim, le désespoir et la mort abandonnée de tous. Du squelette ratatiné au pied de l’escalier, un visage déformé par la faim et la rage se jeta sur elle, en elle. La douleur prenait trop de place, bien trop de place.
« Pas la passeuse, pas la passeuse. Recule, recule. Fuis, fuis ». Les autres âmes piégées par la pauvre enfant s’interposèrent en un rideau lénifiant. Leur courage lui rendit force et combativité. Angie se recentra une seconde et déclara d’une voix très calme :
« Je ne suis pas venue pour prendre ta douleur. Je suis venue vous donner ma lumière. »
Elle pensa posément à chacune des âmes qu’elle avait vue, heureuses, passer de l’autre côté. Sa sœur, la jeune Marie-Anne avec l’ourson pour son frère, le père d’une amie de sa mère, d’autres dont elle ne se rappelait que les prénoms : Jacques, Mireille, Mathilde, Angélique, Rayan, Jean-Roi, Aurélie… Le rideau éclata en entités séparées qui la saluèrent d’un geste de la main ou de la tête en ajoutant leurs prénoms à la litanie : Marie, Isabelle, Béatrice, Paul. Ils disparurent le sourire aux lèvres.
La tempête était terminée. Au sol, le squelette avait revêtu ses habits de chairs transparents. Des yeux bleus la fixaient, dubitatifs.
« Tu es la fille du meunier. La fille Mahyeuc. Celle que tout le monde a crue morte dans l’incendie. »
Une pointe de rage s’alluma dans les prunelles.
« Tous t’ont cru ensevelie sous les décombres. Il ne restait rien en surface. Les décombres étaient instables et nul n’aurait imaginé que tu étais dans ce cellier. »
La caresse d’une main de mère effleura la joue d’Alice, souvenir transmis par le fantôme comprit-elle.
« Tu te rappelles que ta mère t’y a mise pour te protéger. Comment t’appelait-t-elle ? »
« Servane »
« Tu peux encore choisir la lumière, Servane Mahyeuc. Tes parents t’attendent probablement de l’autre côté. Ils ne seront pleinement heureux que lorsque tu les rejoindras. »
La silhouette de Servane se dissocia complètement de ses restes. Son corps se raffermit, se remplit de ce qu’elle était. La paix s’installa sur son visage, puis un frémissement de joie.
« Je les entends. Ils sont là, ils m’attendent. »
« Oui. Tu peux y aller. Tu es aimée et attendue. »
Elle commença à s’effacer. Une voix enjouée parvint à la passeuse.
« Tu es Angie n’est-ce pas ? Une Lucie a un message pour toi, de l’autre côté. Elle dit qu’elle sera là pour t’accueillir lorsque le moment viendra. Merci pour ta lumière. »
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