La faute
D'un coup, tout m’apparaît.
Je suis là. Tout seul. Dans cette rue déserte.
Des papiers volent, soulevés par une brise légère qui apaise un peu ma peau exposée. Une chaleur incandescente commence tout à coup à envahir mes mains et je lâche maladroitement ce que je tiens pour les appliquer sur mes joues tièdes un moment.
Partout dans les allées autour de moi, les arbres bruissent en se balançant de gauche à droite.
Le soleil, qui pour une fois a daigné se montrer, est au zénith et semble bizarrement flou.
J'ai le sentiment d'avoir fait une énorme bêtise.
Baissant les yeux sur mon corps parfait, j'observe les courbes sombres de mes muscles abdominaux se contracter à chaque inspiration. Mes mains semblent plus grandes, mes jambes plus toniques, mon souffle plus régulier. Etrangement, j’ai envie de courir, de me dépenser pour évacuer toute cette énergie qui glisse à travers moi comme une onde bienfaitrice.
Je me mets donc à arpenter les rues vides, bondissant avec légèreté sur mes baskets préférées. J’ai l’impression de rêver.
Après un moment de battement, à écouter le moindre bruit suspect et la fréquence de ma respiration, je décide d’oublier que je suis seul et je continue ma course à pieds sur le macadam luisant.
« Quelle plénitude ! »
Je savoure le fait de ne croiser personne, de ne pas m’arrêter au feu rouge ou encore de ne pas respirer quelque odeur de cigarette.
J’exulte et rassemble mes foulées : il faut que je m’économise.
Pourtant, je n’ai pas une goutte de sueur et mes muscles semblent habitués à un tel effort.
« Tant mieux » songe-je en évitant soigneusement une plaque d’égout mal fermée.
Le sport a toujours été ma faiblesse. Rien de personnel en cela mais chacune de mes cellules a toujours combattu la moindre contraction à fournir dans un cas comme celui. Alors pourquoi courir maintenant ? Une pulsion ? Oh non ... Enfin, je ne sais pas ...
J’étais une lourde courge, toute mollassonne. Maintenant je suis une supercourge. Qui fait son running dans son quartier.
Est-ce une preuve suffisante ?
Des images de légumes frais défilent dans ma tête et je salive à l’évocation de ces cucurbitacées appétissantes. J’ai besoin de fraîcheur. Histoire de remettre mes idées saugrenues en place. Ai-je dis que j'étais une courge ? Mon Dieu. Je ne sais pas ce qui m'arrive ...
Rentrant en courant dans une épicerie au hasard, je découvre tout un ensemble de produits qu’il me faut : cette boutique m’a forcément été dédiée !
Piochant dans les carottes glacées, les dattes, les ananas en morceaux, les pochettes de citronnade, les saucissons ou encore les fromages poivrés en forme de A, j’enfourne tout ces délices qui me tombent sous la main dans l’espoir d’apaiser le lion cracheur de flammes qui me griffe le ventre.
Mes papilles n’en peuvent plus : c’est trop bon. J’engouffre la moitié des stocks et m’essuie la bouche avec le rideau.
Lorsque je sors de la scène de crime, je réalise alors ce que je viens de faire.
« C’est du vol » dit une voix désapprobatrice dans ma tête.
Réfutant cette idée avec un mouvement de menton – il n’y a personne, pas de témoin, je suis clean - , je reprends délibérément ma course comme si de rien n’était. Ma boucle est presque terminée et je vais bientôt revenir à mon point de départ.
Oui, je ne connais pas vraiment la ville et j’ai toujours très peu couru : un livre chez soi dans un canapé est beaucoup plus enrichissant. Alors cette boucle qui se finit presque à regret n’est évidemment pas aussi longue que la route 66 …
Je vois déjà ma maison.
Au milieu de la rue, une grosse flaque rose est apparue depuis tout à l’heure. Étonné, je m’approche en réduisant mon allure. On dirait un amoncellement de crème, de biscuit et de décorations rosées, sans parler des choses rouges qui doivent être des fruits confits.
Un fraisier.
QUE FAIT UN FRAISIER AU MILIEU DE MA RUE ?
Il a souffert, le pauvre. Tout ratatiné sur son plat brisé, il s’épanche sur le bitume qui fume en laissant apparaître quelques fraises gélatinées. Il avait dû être beau.
Soudain, je remarque la présence de bougies et d’un petit écriteau en sucre, à moitié dissimulés sous une montagne de chantilly.
Le temps s’arrête.
Immobile, je fixe le tas pendant que mon cerveau turbine à toute vitesse.
C’est alors que tout me revint en mémoire.
Moi, Arthur, j’ai toujours voulu être musclé, avoir le courage de faire du sport ou encore manger ce que je veux sans grossir. J’avais rêvé de ces moments sans personne pour me déranger dans mes instants de bonheur. Combien de fois ai-je songé à ce que je ferais si tout m’était accordé ? Tout ça m’obsède : être seul dans mon confort personnel, jouir de tout ce que la vie peut offrir à mon ego. Que de divagations prometteuses qui animent mon esprit lors de trajets en bus ou pendant les cours d’histoire …
Je sais intimement ce que je veux. Tout est là. J’y ai songé des milliers de fois, j’étais prêt.
Non, je n’étais pas prêt. Je ne pensai pas qu’il supprimerait tout le monde. Certes, la situation me convient. Mais pas la solitude.
Et ça, je n’y avais pas pensé.
Trop occupé à chercher l’introuvable pour mon plaisir à moi, j’avais dédaigné ma famille et tous les gens que j’aime.
Et les autres aussi (sinon la vie ne serait pas aussi imprévisible).
Bref …
C’est moi qui le tenait ce gâteau, il m’est tombé des mains, il y a quinze minutes. A ce même endroit. Il m’avait brûlé les paumes. Et à raison
J’aurais dû faire le vœu de la paix dans le monde. Comme tous les moutons qui prennent à la légère ce rituel annuel et qui veulent épater leur entourage.
Au moins, il aurait été universel …
… ce fichu vœu d’anniversaire.
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