3- Vocation

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L'orage et la pluie incessante de ces derniers jours avaient déposé sur la ville un lourd manteau de chaleur humide et étouffante. Personne n'en avait été épargné de cette suffocation lente et pénible. Les rues étaient restées désertes, hormis un jeune homme qui profitait de tout cet espace laissé libre. À l'abri des géants de pierre et de métal, Flitch, microscopique boutique de taxidermie, semblait dotée de son propre souffle. Les gonds en bois de l'enseigne sombre gravée d'un renard figé, grinçaient sous la pluie qui les avait gonflés, au rythme lancinant du vent qui se peinait à avancer.

S'engouffrant avec une bouffée d'air pesante, le jeune homme entra dans la pièce sombre. Seule une lumière tamisée donnait vie aux créatures empaillées. Les ombres se projetaient sur les murs et le sol, emplissant le petit salon d'une vie mystérieuse.

Les pas feutrés du garçon pâle marquaient un rythme lent, mais assuré. Les spectateurs silencieux le fixaient sans ciller.

Eternity observa un instant la pièce aux teintes mordorées. Tournant alors sur lui même aussi vite qu'il le pût, il donna ainsi vie à ces êtres qui le regardaient depuis un autre monde.

Soudain, son regard se fixa. Ses pieds arrêtèrent leur course folle et ses jambes croisées s'immobilisèrent à leurs tours. Au milieu d'eux, au milieu de ces êtres éthérés, une silhouette l'observait. Ses pupilles se rétractaient et se dilataient, signe que du sang, de la bile et de l'eau circulaient dans ce réceptacle humain. Aucun son, aucune odeur n'en provenait. Seule l'atmosphère sèche aux accents de formol accompagnait la respiration légère et presque inaudible d'Eternity.

Au milieu du tapis orangé, apportant une touche ancienne, vétuste et délabrée, Eternity resta figé.

La curiosité le poussait à détailler chaque ride, chaque cheveu blanc, chaque pièce de tissu rapiécée de l'homme qui ne bougeait pas.

Cet homme, depuis sa boutique sur la 5e avenue, avait entendu la rumeur. Dans cette ville si propre et si bien tenue, la nouvelle de la fugue du garçon s'était propagée en une traînée de poudre. Deux jours avaient suffi pour jeter le discrédit sur la famille du magistrat qui avait vu partir son fils. Mais personne ne l'avait cherché. Tous ceux qui avaient collé leurs nez aux vitres l'avaient vu se transformer et leurs oreilles avaient alors entendu en sous-titre l'annonce de la déclarée mort du fils bien aimé. Les lèvres qui avaient soufflé une buée sur le verre refroidi de la pluie se reculèrent des vitres et les esprits étriqués et formatés ingéraient l'information évoquée par la présentatrice télé au sourire cristallin. Ainsi était créée une nouvelle vérité, effaçant leurs souvenirs.

Malgré l'annonce de cette mort, aucun corps n'avait rempli de nouvelles petites boites à la morgue. Aucun organe n'avait été pesé, analysé, vidé de son sang. Le formol n'avait pas imprégné les cotons blancs de son odeur forte et entêtante.

Seule l'odeur de l'encre avait coulée, au coin de la 3e rue, dans cet endroit oublié de tous. Il n'existait pas beaucoup de ces lieux de refuge pour les âmes perdues ou rejetées.

Au fond de l'allée, derrière la porte-fenêtre, dans cette atmosphère épaisse et lourde du silence qui remplissait tout l'espace, Eternity avait trouvé une de ces places.

  • Apprenez-moi.

Les paroles du pâle Eternity ne provoquèrent aucune réaction chez son homologue. Dehors, le soleil laissa sa place sans regret à sa compatriote, enflammant le ciel avant de sombrer. Les ombres bougèrent. Les yeux se mirent à luire et on pouvait maintenant distinguer dans chaque bille noire, bleue, verte ou rouge, des mouvements de lumière.

Qui, quand est-ce que les cierges qui ornaient chaque alcôve contenant un habitant avaient-ils été allumés?

La pièce venait de prendre vie. L'odeur de la cire opiacée chaude et odorante emplissait les narines du jeune homme, provoquant une douceur ronde et luisante. Ses yeux n'avaient pas quitté son hôte dont les pupilles s'étaient figées depuis un petit moment maintenant.

Un doux sourire aux lèvres, le jeune homme pâle se glissa entre les flammes rouges et or. Ses doigts se posèrent sur la peau douce et froide du tenancier.Elle n'était pas encore rigide. La mort était belle.

Le temps glissa tout comme la lame qui permit à ces fenêtres de l'âme dont les pupilles s'étaient figées de rester avec les gardiens de la boutique. Dans les yeux du mort, la lumière des cierges l'accompagna dans cet autre monde, rejoindre ses victimes et compagnons.

La porte d'entrée se referma alors que la lumière crue du jour dévorait petit à petit la peau pâle d'Eternity. Sereins et calmes, ses pas s'éloignaient de la boutique.

La ville venait de perdre un de ses habitants. Les yeux rouges et noirs s'échappèrent dans les ruelles propres et immaculées. L'air frais d'un nouveau matin, sain et rafraîchissant accompagnait les premiers rayons du soleil tout en chassant des artères de la ville les habitants nocturnes vers les bas quartiers. D'un nouveau souffle, la ville emplissait ses poumons.

Lorsque les sirènes se turent, lorsque les lumières artificielles s'éloignèrent dans une mélodie à trois tons, deux bandes jaunes et noires barraient l'entrée de ce petit salon qui avait été habité pour une nuit, par celui que l'on surnommait déjà de diable ou de faucheuse aux yeux rouges. Ce soir là, le coton fut imbibé de formol, les bocaux se remplirent d'organes analysés et un corps sans yeux vint prendre place dans une petite boite, au sein de la morgue.

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