7 - Demi-vie
L'arbre se balançait doucement sans grincer. Son vieil âge ne le faisait pas souffrir. Aux deux hommes qu'il abritait, ses feuilles procuraient la protection contre le soleil qui déclinait. Le vent se faisait encore rare en cette fin de saison, mais la chaleur tendait à disparaître petit à petit. L’arbre vénérable écoutait avec attention les paroles du militaire qui s'adressait au pâle jeune homme à l'âme tourmentée.
Il fut un temps où j'étais comme toi : j'étais perdu. Mais malgré tout, je suis resté debout. Je me suis battu et j'ai réussi. Aujourd'hui c'est à ton tour de résister, de combattre.
Les paroles du major résonnaient aux oreilles percées d'Eternity. Comme lui ? Non. C'était impossible. Alors que l'esprit du garçon aux cheveux noir de l'enfer allait s'égarer de nouveau, Benjamin Barnes, major Ben pour ceux qu'il appréciait, soupira doucement en accompagnant une brise chaude et conta son histoire.
Troublé, petit à petit, le plus jeune comprenait l'importance des années et du vécu du militaire. À ses paroles, il accepta qu'il puisse le comprendre. En partie du moins.
Jamais le pâle garçon n'avait été aussi longtemps attentif à quelque chose. Les mots profonds et intenses du major le forçaient à rester dans cette réalité. Ils l'apaisaient autant qu'ils lui perçaient le cœur. Il était sensible, empathique à cet instant.
Posant sa main sur le marbre froid qui avait refusé la chaleur du soleil, ses long doigts fins et tatoués parcoururent le nom gravé de son âme sœur.
Ses lèvres tremblèrent. Ses épaules se joignirent au mouvement et les pupilles noires s'inondèrent sans verser de larmes. De nouveau, son regard rouge se perdit au-delà des lignes incrustées dans la stèle.
Devant lui, Evans était là. Translucide, il lui souriait comme le font ceux qui sont déjà partis et qui regrettent la peine qu'ils vous causent. D'un geste pur et calme, il caressa doucement le visage blanchâtre et la peau délicate de son ami.
Un haut-le-cœur pressa la cage thoracique d'Eternity, sentant cette main caresse. Le souffle lui manquait et sa gorge le piquait tant elle s'était pincée et serrée.
Son regard se leva vers le ciel qui s'embrasait dans un dernier feu pour céder la place. Sa main suivit son regard, tentant désespérément d'attraper celui qui lui échappait. Au-dessus de lui, son ami, sa moitié d'âme disparaissait à jamais.
Doucement, délicatement, il sentit ses dernières larmes couler le long de ses joues. Elles emportaient avec elles la raison de rester dans cet univers. Elles s’écrasaient au sol et avec elles la douleur et la tristesse. Elles débarrassaient de son corps les souvenirs de sa vie.
Ses lèvres entrouvertes lâchèrent un cri silencieux alors que ses yeux se plissaient sous ce chagrin mortel.
Il disparut.
Eternity resta un moment la main tendue vers le ciel.
Le major ne pouvait détacher son regard de ce garçon d'une beauté si fragile qu'il en était complètement retourné, compatissant à sa douleur si vive.
À cet instant, ce jeune corps exprimait dans chacun de ses traits, de ses gestes immobiles, de son regard qui perçait l'invisible, l'ensemble des sentiments si complexes d'un être humain qui perd et accepte de laisser partir ce qu'il a de plus précieux, d'unique, d'irremplaçable.
Sa bouche se referma. Ses bras retombèrent. Sa tête resta quelques secondes tournée vers le ciel qui se constellait de milliers d'étoiles.
Pris d'un élan d'empathie et ne pouvant rester indifférent, le major enserra Eternity dans ses bras, ressentant le besoin de le garder contre lui aussi fort qu'il le pouvait. Comme s’il s'agissait du seul moyen de s'assurer qu'il resterait dans ce monde.
Le jeune homme pâle sentait sa respiration plus faible encore que l'air dense et moite et immobile qui les entourait.
Incomplet, Eternity se laissa faire. C'était fini.
Une autre histoire allait commencer, comme le murmurait le major, essayant de trouver des mots pouvant atténuer l'insoutenable.
Oui... aujourd'hui, la ville accueillait un être biaisé dans un corps déjà utilisé. Un être différent et similaire à la fois : Eternity, pâle artiste à l'âme déchirée et dont les œuvres d'art disparaissaient toujours avant que l'on puisse se rendre compte de leur valeur.
Le vent se mit doucement à souffler entre les marronniers qui bordaient les allées des âmes en peine, attendant que quelqu'un les délivre aussi de leurs dernières demeures physiques.
Cette page était terminée. Déjà, dans ses autres mondes, Eternity recevait les condoléances de ses connaissances. Déjà, il rencontrait d'autres personnages ou créatures toutes plus incroyables les unes que les autres. Déjà, il débutait une nouvelle vie alors que ses pas le faisaient marcher en cadence avec ceux du major, qui le ramenait à l'orphelinat.
Arc d'Eternity - Fin
Annotations
Versions