"Et le loup courrait , hagard , après un soleil qu'il ne pouvait rattraper"
"Et le loup courrait , hagard , après un soleil qu'il ne pouvait rattraper"
Edimbourg , Décembre
Écrans noirs, en nombres dans cette salle aménagée. Appartement exiguë, il a fallu déménager de Francfort en catastrophe. Comme d'habitude. C'est sa vie, leur vie. C'est de sa faute à lui, cette fois. C'est d'ailleurs souvent sa faute. Toujours. C'est vrai qu'il y a plus de chance de s'attirer les foudres des autres quand on est un hackeur mort vivant que lorsqu'on est une chercheuse en biotechnologie. Elle est fâchée. Mais pour l'instant, Parvati tente de structurer ses reproches. Et comme elle le fait toujours, elle passe une bonne heure au téléphone avec Himitsu qui l'écoute sans broncher. Eian tend son oreille, fait jouer ses sens lupins. C'est un vague mélange d'anglais et de français, avec un peu d'hindi. Il maitrise les deux premières langues, commence à comprendre la troisième. A force de se faire remonter les bretelles dans cette langue et ce depuis leur trois ans de vie commune, il réussit à capter quelques mots, quelques formules. Toujours les mêmes. Dès que la colère l'habite, Parvati préfère sa langue maternelle, peu importe si l'interlocuteur en face comprend ou non. D'ailleurs, Eian en est persuadé, Himitsu ne parle pas un mot hindi. Rien de plus normal, elle est japonaise. Il arrête finalement de faire l'écoute aux portes, quelque chose lui dit qu'il va être au courant du pourquoi du comment sous peu. Peut-être le temps de terminer de ranger ses cartons neufs et de rebrancher ses câbles. Le temps de feuilleter un catalogue d'une agence immobilière, de fouiller internet. Aujourd'hui à Edimbourg, demain peut-être l'Irlande ou les pays du nord. Ou carrément l'hémisphère sud. Elle n'aura qu'à choisir, elle adore choisir. Cela fait partie de la stratégie d'évitement de la dispute. Mais aujourd'hui, même avec ça, ça tonnera. Il faudra opposer à la force de l'éléphant tricéphale celle du loup de l'éclipse. Deux mythologies opposées, deux êtres liés. Le tout, bien sûr, sans détruire l'immeuble. Fichus transformistes, damnés étranges.
D'ailleurs, elle se tient là, la femme-éléphant, appuyée contre le chambranle de la porte. Toujours perchée sur ses talons. D'après Xing Yi, les talons de Parvati portent malheur. A chaque fois qu'elle les porte, il y a quelque chose de mauvais qui arrive. Sauf qu'elle en porte tout le temps, des talons. Eian ouvre la bouche.« Ne dis rien ! »
Gelée, glacée, Parvati, furieuse qui le fusille de ses prunelles sombres. Grognement de sa part à lui, rauque, râle qui provient du fond de sa gorge, de sa gueule. Elle continue
- Je l'ai senti, on est vivants, un point c'est tout.
- Non, ce n'est pas tout. Comment ça se fait qu'ils t'aient, qu'ils nous aient trouvés. Ils veulent déjà nous tuer sans qu'on aille contrecarrer leurs affaires. On s'expose inutilement ! Pour des prunes ! Je dis quoi, moi, à mes employeurs !
- Les personnes qui sont mortes à Francfort s'appelaient Claes et Evelina Eklund, citoyens suédois, ceux qui habitent cet appartement actuellement s'appellent Arturri Goranson, citoyen islandais et Sita Joshi, citoyenne de la couronne britannique. Ton labo a toujours comme employée Parvati Maji, à ce que je sache.
- Mais toutes ces identités, tous ces noms, c'est nous, Eian. C'est nous qu'on tue à chaque fois que ça déraille ! Et moi, je n'en peux plus. Je ne suis pas une fugitive, je n'ai jamais eu pour objectif d'en devenir ! »
Parvati a agrippé le chambranle qui a craqué sous ses doigts. Elle se contrôle, il le sait, mais la force fait partie de sa nature. Malheureusement,Eian a pris la mouche, il est blessé. Elle a touché la corde sensible, dans sa haine. Elle en prend d'ailleurs conscience et elle déglutit. Le blond ouvre la bouche, grogne encore, elle lève le doigt. Sa voix s'est calmée, elle est sourde, posée. Et à ce moment, il aperçoit ce qu'elle cachait derrière elle. Sa valise, tout ce qu'elle a pu sauver de leur appartement avant qu'il soit détruit par la déflagration.
« Je t'aime, Eian. Mais je n'en peux plus. On m'a proposée un poste pour un labo de l'université de Londres. Ils aimeraient développer mes recherches post doctorale. Ils m'ont trouvé un logement de fonction. J'embauche lundi matin. Je m'en vais. »
Elle s'approche doucement, mais elle semble déjà si loin. Elle se hisse sur la pointe de ses pieds, effleure ses lèvres des siennes. Un adieu.
« Ne reviens vers moi que lorsque tu te sentiras capable de vivre autrement que sous des masques, des identités jetables. Himitsu te donnera mon adresse et mon numéro de téléphone à ce moment-là. Ne me trouve pas autrement. »
Elle se retourne, s'en va, sans se retourner. Vide, abandon. Déchirure. Te revoilà seul, loup solitaire. Et cette fois, tu ne l'as pas choisi. Trop estomaqué par la tournure que prends les choses pour pouvoir réagir.
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