Chapitre 6 : Bowling

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Judith grimaça lorsqu’elle vit la gueule des chaussons rouges et verts à ses pieds. Ils lui allaient aussi mal qu’elle l'avait imaginé et ils ne l’empêchaient pas de glisser contre le parquet. Mais voir à quel point Kley était ridicule avec ses souliers lui arracha un sourire. Il ne supportait pas une telle faute de goût, mais pas question de se plaindre : il devait jouer son rôle pour sa tortionnaire. Ainsi, il s’occupa de mettre des boules adaptées à son poids dans le distributeur.

D'un air vaillant, Judith se lança en première.

Elle attrapa une boule rose entre ses doigts et s'avança vers la piste. Elle recula de quelques pas pour s'élancer et envoya valser son bras le long de son corps, ce qui eut pour effet de propulser la balle… directement dans la rigole, les quilles jusqu'ici sauvées de sa sauvagerie.

  • Ce n’était pas un mensonge quand tu disais nen avoir jamais fait. Tu es certaine que tu ne veux pas utiliser un tobbogan ? proposa-t-il en regardant le score de "zéro" s'afficher sur le tableau électronique.
  • Tu rêves, c'est pour les gosses !

Enflammée, elle prit une autre boule, mais le deuxième coup n’arriva pas non plus à bonne destination. C'était alors au tour de Kley.

  • Donne-moi ça, réclama-t-il son dû quand il la vit à nouveau se diriger vers la piste. C'est à moi, maintenant.
  • Ah non, c’est pas juste ! Je veux recommencer…
  • C'est le jeu et si t'es nulle, tu perds. C'est tout, rit-il en lui arrachant la boule des mains.
  • Parce que t’es capable de faire mieux toi peut-être !

Le défi se dessina sur son visage. Amusé, il recula à tâtons sur la piste en mordillant sa lèvre inférieure. Il se retourna à peine, fléchit les jambes pour se donner un élan, et fit rouler la balle à toute vitesse jusqu'aux quilles qui explosèrent dans un bruit sourd. Seules deux restèrent fières, comme Kley qui lança un clin d'œil à sa concurrente, à la fois fascinée et envieuse du résultat.

Au plus les tours s'enchaînaient, au plus l’agacement de Judith se fit ressentir, même si elle arriva à toucher une ou deux quilles à force de persévérance. Ce fut uniquement lorsque le serveur leur apporta les boissons fraîches qu'ils s'octroyèrent une pause.

Judith soupira de soulagement et s’étala sur le siège avant d’attraper son thé glacé. Elle en aspira le tiers d’un coup, ne s’étant attendue à ce que le bowling la fatigue autant.

  • Tu vas finir par te geler le cerveau si tu continues, rit Kley qui s'obstinait à triturer la paille de son milkshake.
  • … Si tu savais comme j’ai chaud. Je n'en peux plus, souffla-t-elle en se ventilant de sa main.

Piquée par une envie soudaine de le titiller, elle procéda à retirer son haut et découvrit un top moulant. Elle s'accouda à la table, la poitrine mise en avant.

  • Il fait mourant ici, et c'est lourd à force ces trucs, dit-elle, soupirant, en désignant l'emplacement des boules.

Judith fit valser sa chevelure d'un côté. Même si aucun indice ne montrait sur son visage, elle ne doutait pas une seconde que son regard finirait par dériver dans son décolleté.

  • C'est vrai, tu as les épaules rouges, constata-t-il en passant un doigt sur l'une d'elles.
  • Oui, ça m’arrive souvent. C'est comme une espèce de réaction à la chaleur, répondit-elle avec désinvolture, voyant qu'il ne plongeait pas dans le piège.
  • Compliqué quand on a le sang chaud, la taquina-t-il, ce qui fonctionna trop bien. Plus sérieusement, tu veux rentrer ? Peut-être… que tu ne t’amuses pas à force de perdre ?
  • C’est ça, moque toi ! Rigole-bien, parce que je te jure que je ne quitterai pas cet endroit avant d’avoir fait un strike !
  • Quelle détermination !
  • Je suis pas une looseuse, moi, le provoqua-t-elle.

Contrarié, il fut pris d'une petite idée.

  • Cette manière de parler, ça me rappelle quelqu’un...
  • Qui ça ?
  • Noah, dit-il en imitant grotesquement le garçon.

Il avait envie de fouiner un peu. La réaction de Judith, qui roula ses yeux dans leurs orbite, le mit sur la voie qu'elle ne le supportait toujours pas.

  • Ha, ça pour avoir le sang chaud ! Ce mec ne pense qu'avec sa bite. S'il croit pouvoir m'avoir, il se met le doigt où je pense.
  • Tu ne vas pas lui laisser une chance ?
  • T’es bien curieux, coco ! Si t’essaie de te débarrasser de moi en abordant des sujets ennuyeux, tu peux toujours courir.

Alors, elle le trouvait “ennuyeux”, ou alors elle évitait tout simplement le sujet. La première option lui parut être la plus correcte.

  • Je suis démasqué ! surjoua-t-il avant de finir son verre. Maintenant, viens. Je vais te montrer comment titiller les quilles !

En se levant, il attrapa ses deux mains pour la tirer vers lui malgré la résistance qu’elle opposa. Tout en se trémoussant sur le fond sonore, il la força à rejoindre la piste. Judith sentit le froid de ses bagues en acier entre ses doigts.

Elle se prêta doucement au jeu, Kley se plaçant alors dans son dos. Il déposa ses deux mains sur ses épaules et lui demanda de rester bien à sa place. Lorsqu'elle désobéit en tournant la tête, il lui présentait déjà la balle devant son ventre, son corps pratiquement collé au sien. Avec finesse, il l'aida à placer ses doigts dans les trois trous.

  • Ça va, je sais au moins comment tenir les boules et…
  • C’est intéressant, ça, ricana-t-il en déplaçant ses mains sur ses hanches. Tant mieux, lui souffla-t-il à l’oreille. Une fois que tu la tiens bien, mets-toi droite face à la piste et prends appui sur ton pied droit.

Il la dirigea, de comment positionner ses jambes, à bien se tenir avant de lancer, et à la façon de se courber quand elle laisserait glisser la balle. Il lui expliqua ensuite comment viser entre les flèches sur la piste et le cadran au-dessus des quilles. Et pour une fois, Judith l'écoutait, étonnée du sérieux qu'il y mettait. Son jeu d'acteur l'impressionnait.

Mais en était-ce vraiment un ? Qui de Kley ou d'Erwan était le “réel” lui ? Elle fût coupée dans ses pensées par des cris d'enfants. La tradition de vingt-et-une heures se lança. Les lumières s’éteignirent pour laisser place aux décors fluos. La musique se joua plus forte, ainsi que les rires stridents.

En voyant les dents de Kley scintiller dans le noir, Judith éclata de rire. La boule qu’elle tenait se faisant lourd, elle la déposa dans le distributeur.

  • T’as les dents de Ross dans friends !

De temps à autres, lui aussi se plaisait à lui mettre une claque derrière la tête. Ce fut l’une de ces fois. Elle rigola d’autant plus et n’arrivait à reprendre son sérieux. Quelques bouffées d’air plus tard, elle réussit enfin à le regarder sans se moquer de lui. Tout allait mieux quand il fermait sa bouche.

Dans la pénombre, ses yeux brillaient. Ils lui semblèrent tout à fait attirants. Comme si on lui administrait une piqûre de rappel, Kley entra à nouveau dans son rôle. En restant sur ses arrières, il passa sa tête par-dessus son épaule et attrapa timidement sa taille. Par réflexe, la main de Judith rejoignit la chevelure qui la chatouillait et lui accorda un regard en coin. Sur quoi, il releva le sien en s'appliquant à resserrer son emprise. Prise d'une lourdeur au niveau du ventre, Kley s'amusa du petit jeu :

  • Qu’est-ce qu’il y a ? fit-il en prenant du recul pour la provoquer d'un petit mouvement de tête.

Maintenant face à elle, il lui sourit doucement. Elle chercha ses mots un instant. Judith ne se laisserait pas faire.

  • T'es... vraiment petit, en fait, dit-elle, satisfaite de voir qu'elle reprenait le contrôle.
  • Arrête un peu ! Je fais ta taille, se vexa-t-il. Et puis, même si tu préfères les grands, je ne suis pas si mal, hum ? fit-il en levant un sourcil.
  • Bof, si je compare à Adam ou même à Noah, c'est pas ouf. Je fais pas dans les nains, répondit-elle en lui calant une pichenette sur le nez.

Cela l’agaça, mais Kley ne se laissa pas démonter.

  • Pourtant, l’avantage, dit-il en se rapprochant un peu plus. C'est que j’ai la taille parfaite pour t’embrasser.

Judith se surprit à fixer ses lèvres avec insistance, celles-ci à proximité. Son nez avait dangeureusement brûler des étapes. Lorsque leurs regards se rencontrèrent à nouveau, elle entrouvit la bouche avec l'envie grandissante de rejoindre la sienne. Kley se tendit pour dégager une mèche de cheveux sur le chemin et l’attrapa par l’arrière de son cou pour mieux réceptionner ce baiser qui tardait à prendre forme. L’écart se resserrait, dans le noir, sous les cris des enfants en fond. Le capharnaüm des boules claquant contre le sol et roulant jusqu’aux quilles explosait tel le battement d'un cœur. Le sien, tambourinant dans sa poitrine, se figea à la caresse de son souffle. C’était si long qu’elle eut cette réaction semblable à celle d’un enfant mécontent : les poings serrés, elle trépigna, une convulsion traversant son corps. L'attente la rendait chèvre.

  • Impatiente ? murmura-t-il, en glissant son pouce sur ses lèvres.
  • Si tu vas le faire, alors fais le tout de suite… !
  • Je peux t’en faire un sur la joue, rit-il en lui glissant un baiser sur l'endroit évoqué. Mais si tu veux goûter à mes lèvres, continua-t-il en dégageant son oreille. Il faudra payer un supplément.

Le souffle dans le creux de celle-ci la fit se tendre. Elle le repoussa, son visage complètement rougi par le coup de chaud.


  • Dégoûtant !
  • Tu n’es pas très honnête avec toi-même ! lança-t-il en jouant de ses lèvres.
  • La ferme ! D’abord, on est là pour jouer !

Très énervée, elle attrapa une boule dans le distributeur et s’élança au devant de la piste pour la jeter avec force vers les quilles. En un instant, celles-ci s’envolèrent dans la gorge de la machine et l’écran du téléviseur s’illumina. Les bonhommes sur l'écran des scores se mirent à danser grotesquement et à crier : Strike !!

Bouche bée, Judith resta coi devant son exploit. Elle se retourna ensuite vers Kley, les yeux aussi ronds que la lune et le soleil, et sauta de joie. Bien qu’elle crut lui avoir fermé son clapet une bonne fois pour toutes, elle eut tort.

Ce dernier avait toujours un mot à répondre à la rouquine :

  • Fiou ! Voilà, enfin quelque chose qui aboutit !

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