Chapitre 16 : Bête et méchant.
La nuit avait été longue, comme toutes les autres au Major. À la sortie du bus, Erwan se prit une gifle glaciale. L’aube se levait tout juste. Il donnait l’impression d’avoir fait la fête toute la nuit. C’était presque cela, et il regrettait tout autant d’avoir si peu dormi, ses yeux collant en manifestant. L’envie de rentrer au bercail était pourtant loin d’être au rendez-vous, même si ses pieds l’y emmenèrent mécaniquement.
Une fois en dessous du portique de chez lui, Erwan soupira. La porte d’entrée n’était pas fermée et le froid immiscé à l’intérieur le fit frissonner. Il s’apprêtait à monter à l’étage, sans passer par le salon, lorsqu’il buta sur une paire de baskets. À l’intérieur de sa bouche, sa langue ne fit qu’un tour et s’écrasa contre sa joue. Aussitôt, il se plaça, chaque main sur le chambranle, entre le hall et la pièce de vie. Sa mère en manquait cruellement, affalée dans le fauteuil. L’air sévère calé entre ses sourcils s’effaça pour laisser place à un point d’interrogation. Elle n’avait que pour seule compagnie, ses vidanges éparpillées.
Les épaules affaissées, il fit demi-tour et cette fois, grimpa les escaliers qui craquèrent sous son poids, à l’instar des lattes du plancher, dans le couloir. En le traversant, il se débarrassa de sa veste, l’idée de la jeter sur son lit, quand il vit que celui-ci était occupé. Quelqu’un dormait là. Noah. Erwan blanchit et fit machine arrière, ses mains gravitant sur son torse : il portait l’une de ses belles chemises et son pantalon serré. Noah ne l’avait jamais vu avec cette veste, ni avec ses pompes. Cela lui sauta aux yeux comme un éclair. Les baskets, c’étaient les siennes.
La salle de bain au bout du couloir lui apparut alors comme étant la meilleure alternative. Il y avait un panier avec du linge sale, il se changerait avec ce qu’il trouverait, tant pis pour les odeurs. Rapidement et à reculons, il s’y rendit d’une traite. Le dos en premier, il écrasa quelque chose de lourd, dont il découvrit bientôt la longue chevelure rousse.
- Judith…
- Aïe !
Bousculée, celle-ci se rattrapa à sa propre épaule.
- Mais qu’est-ce que tu fais là ?
***
Quelques heures auparavant, Noah grognait :
- Mes pompes sont foutues…
Celles-ci avaient été abandonnées au rez-de-chaussée. Assis sur une chaise de bureau qui n’en possédait pas, le garçon enfilait une paire de chaussettes empruntée dans les affaires de son meilleur ami. Judith le regardait faire depuis le bord du lit.
Elle grelottait.
- On va vraiment rester ici ?
La chambre se faisait tout en longueur et le lit d’Erwan tenait en un coin. Accolé à la fenêtre, les courants d’air s’abattaient dans le dos de la rouquine. Elle avait rabattu ses genoux contre sa poitrine et enfermé sa tête sous sa capuche. En plus du froid, il faisait lugubre, l’ampoule ne fonctionnant plus. Seule la lampe torche du téléphone de Noah faisait office d’éclairage.
- Je t’appelle un taxi, si tu veux ? proposa ce dernier.
- Je peux le faire toute seule.
Excédée, elle le jaugea.
- Toi, tu restes ?
- Au moins jusqu’à ce que Erwan rentre. Je pense pas qu’il apprécierait qu’on parte en laissant sa mère dans un tel état.
Judith pensa qu’ils n’étaient pas sortis de l’auberge. Ce dernier ne rentrerait que le lendemain matin. En l’instant, il était bien trop occupé à s’envoyer en l’air avec ses clientes pendant qu’eux se gelaient les miches chez lui… Si elle essayait de l’en dissuader, Noah ne comprendrait pas. Il avait l’air bien décidé. La lumière bleue révélait abruptement ses traits, son grand nez, sa mâchoire serrée. Ses yeux de la même couleur, et sombre dans la nuit, rencontrèrent les siens. Bientôt, le plaid qui atterrit sur ses genoux interrompit sa séance d'observation.
- Tiens.
Et l’occasion de le remercier lui fila entre les doigts quand il tenta d’appeler Erwan une énième fois. Sans surprise, ce dernier ne répondait pas, occupé dans un endroit plus chaleureux.
- Moi, je suis pas si sûre qu’il serait content de savoir qu’on est là…
- Que tu lui aies piqué ses affaires, non plus.
- Heu… !
Elle s’était, en effet, servie dans ses tiroirs.
- Mais j’ai froid !
- Je connais une bien meilleure méthode pour se réchauffer, si tu veux.
- Sérieux…
Préparée à le repousser, Judith l’observa s’installer à ses côtés et tirer un bout de couverture sur lui. Noah était grand, il prenait toute la place. Leurs jambes se touchèrent brièvement. Elle le dévisagea tandis qu’il bloquait un oreiller dans son dos.
- Tu fais… quoi ? demanda-t-elle, emmitouflée.
- Bah, j’attends.
Ils n’avaient que ça à faire. Le bref silence installé entre les deux ados fut rapidement brisé par les bruits de régurgitations au rez-de-chaussée.
L’oreille tendue, Judith grimaça :
- Ça fout la chair de poule…
- Ouais, confirma Noah. J’espère que Erwan va vite revenir.
Il pouvait encore espérer toute la nuit. Quant à l’idée d’être coincée dans cette maison jusqu’au retour de leur camarade, elle déplaisait à Judith. Elle comprenait mieux pourquoi Kley passait la plupart de son temps au Major.
- C’était pas comme ça avant, déclara Noah, qui venait de la prendre en flagrant délit, scrutant chaque recoin. Je venais tout le temps jouer à la play après l’école. À mon avis, il s’en est débarrassé, ...
En effet, il n’y avait que le strict minimum dans sa chambre. En pressant ses lèvres l’une contre l’autre, il avoua :
- Même si c'était pas le grand luxe, j’aimais bien venir. C’était chaleureux, propre, précisa-t-il, et Liz a toujours été super cool. C’est Lison, sa mère.
- Pourquoi tu as arrêté de venir, alors ?
- J’ai pas choisi, répondit-il, stupéfait. Er’ a arrêté de m’inviter du jour au lendemain. Puis, j’ai appris que son père avait décampé et j’ai pensé que tout reviendrait à la normale en temps voulu, sauf que ce n’est jamais redevenu comme avant.
- C'était quand… ça ?
- Je sais plus, dit-il en haussant les épaules. On allait passer en quatrième, je crois.
Les deux périodes coïncidaient, celle où Kley avait commencé à travailler au Major et celle où son père avait foutu le camp.
- Si j’avais su qu’il vivait comme ça, grincha Noah.
- Tu aurais fait quoi ?
Son ton lui indiquait qu’il n’aurait de toute façon rien pu faire, ce qui le fit davantage serrer les mâchoires.
- Je suis censé être son meilleur ami, on aurait pu en parler, mais il a préféré me mettre à l’écart. Ça fait chier.
- Depuis quand tu as un cœur, toi ?
- Ça t’étonne ?
Cette tentative de détendre l’atmosphère se solda par un échec et la façon dont Noah maintint son regard dans le sien, la troubla.
- Tu lui en veux ? demanda-t-elle, le ton désolé.
- Comment je pourrais… son père s’est barré, normal qu'il ait changé. À sa place, je sais pas non plus comment j’aurai réagi.
- Le mien peut s’en aller quand il veut, ça me fera des vacances. Quoi qu’il est déjà pas souvent là.
L’ironie dont elle fit preuve arracha un silence. Au-dessus de ses genoux, les doigts de Noah se mirent à pianoter.
- Moi aussi, dit-il.
Elle abaissa le regard.
- On a ça en commun toi et moi, hein.
- Quoi, des parents inexistants ? “Le temps, c’est de l’argent” dit-elle en prenant une grosse voix.
- Exactement, répondit-il un rictus se creusant dans sa joue. Peut-être qu’on se ressemble plus que tu ne veux l’admettre.
- Haha, c’est ça ! Tu prends vraiment tes rêves pour une réalité !
- T’es pas juste, Judith.
Elle détestait quand il lui parlait de cette manière, comme s’il la connaissait par cœur, alors que ça ne faisait que quelques mois qu’ils étaient dans la même classe. Évidemment, les bruits de couloirs l’avaient amené à porter son attention sur lui et inversément, mais rien de plus.
- Tu fais comme si on avait rien en commun seulement parce que tu as décidé que j’étais pas un gars pour toi et le pire, c’est que ça t’amuse de me torturer.
- Peut-être, oui, dit-elle en se repliant sur elle-même.
- Pourtant, on vient du même milieu tous les deux, on a le même genre de parents et le même genre de potes, on rigole bien…
- Du coup, t’es l’homme de ma vie, c’est ça ?
- Tu me plais.
En dessous de sa couverture, Judith enfonçait ses doigts dans ses mollets.
- Tu le sais très bien.
- Comme beaucoup d'autres.
- Toi aussi tu as couché avec plein de gars.
- J’ai… arrêté de faire ça…
- Tu m’as vu avec une fille dernièrement ? J’aimerais que tu me laisses une chance. J’ai couché avec un tas de nanas, mais ce n’est pas comme si j’avais envie de sortir avec n’importe qui. Toi, t’en as dans la cervelle, t’es belle, charmante, marrante.
- Joli poème.
- Je ne me lasserais jamais de ta grande gueule, ajouta-t-il en laissant échapper un rire si franc qui la fit à demi-sourire. Ça te paraît si inimaginable ? De sortir avec moi ?
Judith sentit son estomac se nouer. Elle ne savait pas quoi répondre. Emprunte à une longue réflexion, elle sentit la chaleur grimper à ses joues, emprisonnée sous son regard. Noah restait calme, les coudes déposés sur ses genoux, mais la façon dont ses doigts se rencontraient trahirent une certaine impatience. Il tenta aussi de dire quelque chose à plusieurs reprises, en vain.
- Prends ton temps, souffla-t-il.
Pour une fois, il avait l’air sincère, ce Noah qui faisait du gringue à toutes les filles. Judith acquiesça simplement, reculé dans le lit.
Il constata combien elle avait pris de la distance :
- Je vais changer de pièce.
- Non, attends, tu…
Elle remarqua son sérieux lorsqu’elle releva les yeux. Ceux-ci devinrent rieurs, un petit sourire moqueur lui grimpant aux lèvres.
- Tu arriveras à te contenir, non ?
Conquis, Noah lui répondit de la même manière :
- Je crois, ouais.
***
Le visage d'Erwan se rembrunit, l'image de Noah dans son lit le percutant. En face de lui, Judith portait un air coupable, comme il ne lui en avait jamais connu.
- Qu’est-ce que tu fais là ? répéta-t-il, le ton sévère. Pourquoi tu portes mes vêtements ?
- Heu, il faisait vraiment très froid alors…
- Tu as dormi ici ?
Tandis qu'elle tenait le bas de son pull du bout des doigts, elle peinait à lui répondre. Ce dernier ne l’écoutait pas vraiment. Elle acquiesça alors en espérant lui expliquer :
- Oui, mais…
- Avec Noah ?
- Oui, je sais que ça parait bizarre, mais…
Erwan lui passa sous le nez et déboutonna sa chemise d’un doigt qu'il glissa entre les coutures. Il plongea ensuite directement sur le panier à linge.
- C’est pas bizarre, c’est dégueulasse. Putain, comme par hasard, marmonna-t-il. Elle fait jamais la lessive et là…
Il n’y avait rien à l’intérieur.
- Quoi ? s’insurgea Judith. Mais on a pas…
- “Mais mais mais”, fit-il en se retournant. Je m’en fiche de ce que tu peux dire. T'as rien à faire là ! balança-t-il en même temps qu'un vieil essui encore humide.
Lorsque celui-ci atterrit aux pieds de Judith, elle le ramassa d’une traite et l'écrasa en boule entre ses mains, à la manière dont elle rêvait de le faire avec sa tête.
- T'es culotté ! Tu ne sais même pas ce qui s’est passé ! Si ce n’était que moi, je ne serais jamais venu, mais ils ont insisté pour venir te chercher. La team, précisa-t-elle, en se calmant. J’avais prévu une pyjama party avec les filles et elles se sont mis en tête de sortir en boîte, sauf que les gars ont voulu venir te chercher avant. Je leur ai dit que c’était pas une bonne idée…
- Pourquoi, tu leur as dit quoi ?
- Que t’étais nul et que t’aimais pas faire la fête ? J’ai essayé de te couvrir, trou de balle !
Il reçut l'essui en pleine figure. Au bord de répliquer, la porte qui s’ouvrit le freina dans son élan. Noah apparut, à moitié réveillé. Ce dernier s’enfonça dans le petit espace en se grattant l'arrière de la tête.
- Mec, t’es là ? On t’a attendu toute la nuit, tu sais que ta mère est…
Le pouce pointé dans son dos, il se stoppa pour le détailler. Un de ses sourcils se leva automatiquement.
- Les autres nous ont plantés devant chez toi, expliqua Judith, qui vit toutes les questions défilés dans les yeux de Noah. C’est ta mère qui nous a ouvert et elle était… tellement malade, qu’on a décidé de rester.
- Évidemment.
- Pourquoi tu as pas répondu au téléphone ? demanda Noah, dont l’air s’était refermé.
- Ma batterie est morte.
- On dirait que tu t’es bien amusé, t'étais où ? dit-il en le parcourant de haut en bas. C’est quoi cette tenue…
- Je suis sortie.
- Toi, t’es sortie ? pouffa-t-il. Avec qui ?
Un rire amer échappa à Erwan.
- Ça t'en bouche un coin, hein, que je puisse sortir avec d’autres personnes que toi.
- Pendant que ta mère dégueule toutes les bières qu’elle s’est enfilées ? Oui, ça m’étonne. Par contre, toi t’en as pas l’air. Ça dure depuis combien de temps ce cirque ?
- T’es bien gentil, mais ça te regarde pas.
En tentant de se faufiler hors de la salle de bain, il frôla son épaule.
Noah l’attrapa de suite.
- Si ça me regarde, l’interrompit-il. J’ai pas passé la nuit ici pour rien.
- Quel dommage que tu ais dû passer la nuit avec Judith. Ça va, mon lit était confortable ?
- Arrête, on parle de ta mère là. Elle boit souvent comme ça ?
- Tous les soirs.
- Mec, t’es con ou quoi ? Pourquoi tu fais rien ? T’es censé prendre soin d’elle au lieu de…
Erwan glissa à deux pas de Noah.
- Prendre soin d’elle ?
Il le bouscula.
- Ouvre tes yeux, connard ! T'as vu ma baraque ? T’as vu ma mère ? C’est un déchet !
- C’est ta mère, justement !
- Elle peut crever là, j’en ai rien à foutre, cracha-t-il, son visage déformé par la haine.
Derrière eux, Judith s’agitait. Elle vit Noah s'échauffer et le retint en tirant son bras en arrière, contre sa poitrine.
- Vous battez pas… s’il vous plaît. Ça sert à rien.
- T’a raison, répondit ce dernier en dévisageant son copain. Ça sert à rien. Il sait pas ce qu’il perd.
- Dis pas ça comme si tes parents s’occupaient pas de toi. T’as de l’argent plein les poches.
Ce fut au tour de Noah de rire.
- Va te faire foutre, Er’.
Sur le point de quitter la pièce, il lança un regard à Judith, comme s’il attendait une réponse de sa part. Il y avait quelque chose qu’il ne saisissait pas dans la façon dont la rousse avait d’hésiter à rester auprès d’Erwan.
- Je t’attends en bas, dit-il à voix basse.
- Tu le rejoins pas ?
- Kley…
- Chez moi, c’est Erwan.
Elle se pinça les lèvres.
- T’es pas sympa… Il s’est vraiment inquiété pour toi, tu sais. Moi je voulais partir, mais lui il a tenu à rester pour ta mère.
- C’est censé me faire quelque chose ?
- Oui, il…
- Tu prends sa défense ?
- Il voulait juste…
- Je ne pensais vraiment pas que tu étais si naïve. À ton avis, pourquoi il se la joue gentil garçon ? C’est juste pour t’amadouer.
La poitrine de Judith se souleva.
- Ah, vraiment ? Bah, je devrais peut-être me laisser amadouer par le garçon qui est resté éveillé quasiment toute la nuit pour veiller sur ta mère plutôt que par celui qui est parti en la laissant pourrir sur place ?
- Tu…
Erwan cligna des yeux.
- Tu peux partir.
Il ne lui fallut pas longtemps pour s'exécuter. Envolée, Erwan sentit la fatigue le rattraper. Il n’avait plus aucune force dans les jambes. C'était le fruit du dur labeur. En s’asseyant au sol, le dos contre le meuble du lavabo, il laissa ses yeux se fermer d'eux-mêmes.
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