La Salsa al Finocchio

6 minutes de lecture

J’ai imaginé la soirée à venir trop arrosée que pour refaire la route le soir même, je me suis arrêté pour réserver une chambre au Best Western, me disant que Nino finirait la nuit chez l’un de ses amis. Il m’a suivi jusqu’à la réception, et lorsque l’employé a demandé combien de personnes occuperaient la chambre, il m’a soufflé ‘due’ à l’oreille.

Ensuite, il m’a baladé dans Pescara, de boutiques branchées en magasins de fringues.

- Nino, je… ne sais pas ce que tu as en tête, ni comment va se terminer la soirée, mais je dois te dire que je n’ai jamais payé pour…

- Non pagare per il sesso ?’’ a-t-il dit en italien, pour que la vendeuse de la boutique Nike comprenne. ‘’Tu ne payerais pas pour le sexe, mais je ne peux… simplicemente… pas vivre sans ces Air Jordan’’ a-t-il ajouté avec le regard larmoyant que j’ai retrouvé chez le Chat Potté dans Shreck, une douzaine d’années plus tard.

Que dire du ‘Salsa al Finocchio ? Sordide, kitsch, limite vulgaire, peut-être la pire boîte gay de celles que j’ai fréquentées. Les mêmes adjectifs s’appliquant aux amis de Nino, une bande de folles de tous âges, plus cliché gay et pathétiques les uns que les autres, sortis d’un film de Fellini… Le seul mec aussi physiquement décent que – finalement - moralement douteux l’a traîné aux toilettes, dont il est sorti la démarche hésitante après quinze longues minutes pendant lesquelles j’ai dû subir la conversation blindée de sous-entendus douteux de la bande de follasses…

- Nino, tu as encore un peu de poudre blanche sur la narine, tu as sniffé direct sur la planche des wc ? Le billet roulé, ça ne te parle pas ?

Il a eu un sourire faussement gêné, avant de me glisser à l’oreille que c’était le principal intérêt tiré du quart d’heure d’isolement, la coke l’ayant fait plus planer que l’invasion de son corps.

- Ce n’est tellement pas mon monde, tout ça’’ ai-je soupiré en secouant la tête. ‘’Je rentre à l’hôtel, tu fais quoi, toi ?’’

- Vengo con te !

J’étais satisfait d’avoir éteint le sourire mi-lubrique mi-moqueur du réceptionniste de nuit de l’hôtel d’un sourcil froncé qui me rendait une illusion de dignité, avant que Nino, provocateur, réduise mes efforts à néant en assurant le mec qu’il passerait une meilleure nuit que lui, et probablement que toutes ses nuits passées et à venir… ‘’E non guardarmi il culo, pervertito !’’

- Il ne regardait pas tes fesses, je pense’’ ai-je murmuré, une fois dans l’ascenseur.

- Tutti i ragazzi lo fanno ! Tous ! Trois sortes d’hommes, ceux qui désirent être moi…

- Ceux qui te désirent, toi, j’ai compris.

- Et les menteurs’’ a-t-il conclu, avec un sourire triomphant.

Je me suis forcément interdit de le faire, puisant dans mes ressources d’indifférence simulée, et lui ai distraitement suggéré de prendre une longue douche qui l’aiderait à s’endormir.

- Dormire ?’’ a-t-il répondu, entièrement nu, la main sur la poignée de la salle de bain, avant de tourner la tête vers moi et de conclure d’un clin d’œil ‘’Guardami il culo, Geremia, ma… voglio di più ! Je veux plus que ton regard’’.

Et de disparaitre à mon regard.

‘Bravade’ me suis-je raisonné, me souvenant de ma libido éteinte pendant quarante-huit heures les rares fois où je m’étais offert à la virilité d’un autre.

Je me suis allongé sous le drap, testant plusieurs positions avant d’adopter, juste avant son retour dans la chambre, celle qui me semblait la plus détachée, sur le dos, les mains croisées derrière ma nuque, mon regard, que je voulais impassible, forcé sur sa silhouette.

Il s’est lové contre moi, a simulé un ronronnement de chat, et a plongé sous le tissu.

- E bello !

- Quoi ? Ah, mon …

- Si, è bello, e giovane e ferma’’, a-t-il murmuré.

- Arrête, il y a une heure, tu…

- Stanotte, ho scopato, baisé. Ora… fai l'amore con me, Geremia, per favore.

Il s’était calé à plat ventre, offert, désirable… Un sursaut de conscience m’a fait murmurer ‘’Prima, un preservativo’’. C’était inhabituel à l’époque, mais outre Greg, le ‘cancer gay’ m’avait déjà volé trois amis, dont Hanno, le traducteur allemand de mon deuxième roman…

- S’il te plait, retourne-toi… Voltati… Voglio vederti.

Je voulais le voir de face, profiter de sa beauté autant que sentir son corps réagir à l’invasion du mien, lui faire oublier le moment et l’endroit, avant de laisser son corps, vaincu, apaisé.

Le lendemain, je me suis réveillé en ouvrant les yeux sur le corps de Nino, toujours endormi, à compter les minuscules grains de beauté qui constellaient son dos, et dessinaient une constellation entière dont il devait être le prince, par allusion à l’autre, sur son astéroïde.

Durant le mois que j’ai passé à Casoli, j’ai fait l’amour à Nino à l’abri du palazzo de Gianluca, puis, deux fois, il m’a aimé, ranimant cette image de moi qui admettait qu’on me possède. Il m’appelait ‘signore lattice’, monsieur latex…

Je suis rentré à Paris, avec la promesse de sa visite, qu’il n’a jamais tenue, ses amis lui suffisaient, puis la mamma…

Automne 1989

Nino m’avait inspiré, j’ai recommencé à écrire, un roman… une romance… l’histoire d’un amour de vacances… avec un garçon.

- Tu réalises que tu te tires dans le pied ?’’ a aboyé Gianluca. ‘’On baise avec des mecs mais on n’en parle pas !’’

- Gianluca, si tu étais l’éditeur d’Edmund White ou d’Armistead Maupin…

- Hmmm… Je serais riche, c’est vrai. Le titre ?

- Encore plus riche, tu veux dire. J’ai pensé à ‘Nino in Casoli’.

- Pas terrible, comme titre, mais Nino, évidemment… Tu l’as… ?

- Ça ne te regarde pas, Gianluca.

- Gentil, puis joli, très joli… Pour le reste, du moins de mon point de vue, les compatibilités… Mais du tien, c’est peut-être différent.

La partie professionnelle de la conversation était arrivée à son terme, elle allait clairement glisser sur d’autres sujets, que j’aurai toujours une étrange gêne à aborder.

J’avais ostensiblement sorti mon paquet de cigarettes et en avais glissé une entre mes lèvres, attendant sa réaction trop prévisible.

- Pas. Dans. Mon. Bureau !

- Juste ! J’oubliais, excuse-moi’’ avais-je soufflé, en me levant.

- Jérémie, avant que tu partes… S’il te plait, réfléchis, le lectorat français est-il prêt à…

- Depuis quand n’aimes-tu plus les paris risqués ? J’y tiens, et je le ferai éditer à compte d’auteur s’il le faut.

- Tu l’aimes. Ou du moins, tu l’as aimé, non ? Pourquoi n’est-il pas ici ?

- Joker, Gianluca.

Dans l’ascenseur, j’avais réfléchi à ses paroles, ses questions… Pour conclure, comme à la fin de l’été dernier, avec un sentiment mitigé, entre légère honte et honnêteté, que c’était effectivement une question de compatibilité, mais pas celle dont il parlait, non, plutôt à la verticale, dans la vie de tous les jours. Nino n’aura été qu’une parenthèse dans mon parcours sentimental où j’étais déjà ce que l’on qualifie aujourd’hui de sapiosexuel, je suis séduit par l’intelligence et la culture, dont il était tristement dépourvu. Sa futilité, aussi, finalement juste amusante le temps d’un mois au soleil, aurait fini par me lasser. Et enfin, le fait que l’exclusivité soit une notion parfaitement abstraite pour lui ! Une fois sa vespa réparée, il m’avait ensuite régulièrement abandonné à Casoli, pour rejoindre sa cour des miracles au Salsa al Finocchio, et s’y blanchir les narines de quelques G de coke qu’il payerait en nature.

En posant le pied sur le trottoir, j’avais allumé ma cigarette, et réalisé que j’en tenais le filtre entre le pouce et le majeur, pour rejeter la fumée en jetant légèrement la tête en arrière, une pose peut-être un peu précieuse, copiée de Nino.

Au souvenir duquel je me suis abandonné un moment, adossé à la façade, dans la lumière douce et la chaleur relative d’un soleil d’été indien, si différent de celui des Abruzzes, particulièrement celui qui avait baigné le corps élancé et gracieux du garçon, sur le balcon de la chambre du palazzo, après qu’il avait quitté mes bras, après que nous avions une dernière fois fait l’amour…

Là, avec un trimestre de recul, je m’étais dit que, plus que nos échanges, les moments que j’ai préférés avec lui étaient ceux qui les suivaient, qu’il s’endorme, apaisé, ou que nous partagions le silence de la petite ville endormie devant une bouteille de Trebbiano ou de Montepulciano…

Il me racontait ses rêves, trop éloignés de ma propre vie, et dont je ne ferais clairement jamais très longtemps partie. Je lui disais ceux que j’avais abandonnés, ayant vendu, pour la reconnaissance publique, la possibilité d’une intimité différente, qui serait autre que discrète.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire lelivredejeremie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0