Chapitre 12
Adèle sonne à la porte de son frère. C’est Manuel qui lui ouvre.
- Hé, quelle surprise ! s’exclame le jeune homme. Tu aurais dû prévenir, Éric est en rendez-vous à l'extérieur.
- Pas grave, tu es là toi. Je viens juste dire un petit bonjour, comme j’étais dans les parages… Tu m’offres un verre ?
Alors qu’elle regrettait peu de temps avant de ne pas avoir parlé à son frère depuis l'été, la jeune fille est paradoxalement soulagée de son absence. Elle sent confusément qu’il la considère comme une gamine écervelée et elle n’a pas envie de subir ses railleries comme la dernière fois. Et puis c’est son compagnon qu’elle veut solliciter aujourd’hui. Elle se dit qu'elle a bien fait de venir à l’improviste.
Dans la tête de Manuel, les pensées s’entrechoquent. La visite d’Adèle le ramène un mois plus tôt, or la question du mariage est restée en suspens entre Éric et lui. Si jamais elle lui reparle de leur présence à la cérémonie, il ne saura quoi dire. D’un autre côté, il peut faire diversion en parlant photo, histoire de la contenter un peu et ne pas passer pour un goujat.
La jeune fille ne tarde pas à lui donner raison.
- Tu te souviens que je t’avais demandé de me montrer tes photos ? demande Adèle quelques minutes plus tard, assise dans le coin cuisine.
- Oui. Je n’ai pas oublié mais tu sais en septembre, ça a été le rush niveau boulot.
- T’en fais pas, je comprends bien. Mais je repense au portrait d’Éric dans la salle de bain, t’aurais quelques minutes pour m’en montrer d’autres ?
- Des portraits d’Éric ou ceux que je fais en général ? Parce que tu peux les voir sur mon site, tu sais.
- Je sais, bien sûr, surtout que c’est Éric qui a fait ton site alors c’est sûrement très bien, commente-t-elle, en s’autorisant l’ironie chère à son frère. Mais moi aussi, avec la fac, j’ai eu pas mal de lectures, alors…
Adèle ment, bien entendu. Elle a exploré en détail les pages web depuis un moment déjà. Elle s’est particulièrement attardée sur la galerie de portraits noir et blanc. Des corps, des visages d’hommes, de femmes, sans fard mais magnifiés par la lumière, tout en replis d’ombres et de traits sculptés. Elle s’est imprégnée de ces clichés comme d’autres s’enivrent du même morceau musical jusqu’à en connaître le moindre accord, mais cela ne la satisfait plus. Voir ne lui suffit pas, elle veut entendre, écouter Manuel parler de ce qu’il fait, de comment il le fait. Son univers l’attire non pas seulement par la beauté de ses images mais parce qu’il comporte une part de mystère bien plus intrigante. Comment parvient-il à transformer des êtres ordinaires en modèles artistiques ? Réussirait-il à la transfigurer, elle aussi, en icône de papier glacé ?
Manuel se dirige vers les étagères du salon et en ramène un livre épais, en reliure pleine toile noire. Il a un peu de temps avant le retour d’Éric alors pourquoi ne pas s’offrir une petite parenthèse et faire mieux connaissance avec sa sœur ?
- C’est mon book studio pour les clients, dit le photographe, en s’asseyant près d’Adèle. On y voit mieux le rendu des photos que sur écran. Je vais te montrer.
L’album est précieux. Le grain mat du papier sublime chaque valeur de noir et blanc et diffuse une lumière enveloppante comme une invitation douce à entrer dans l’intimité du modèle. Adèle s’en émeut et tourne délicatement les pages épaisses dans un silence quasi religieux. À ses côtés, Manuel se met au diapason, se tait et observe.
Au bout d’un moment et quelques allers et retours dans l’album, Adèle pointe une des photographies :
- C’est celle-ci que je préfère.
Elle désigne un couple, jeune, nu jusqu’à la taille. La fille se blottit contre le garçon qui a glissé ses mains dans les poches arrière de son pantalon. Le fond gris clair semble être le prolongement de leur peau. Seul leur vêtement, un jean identique, contraste par sa teinte plus foncée.
- Qu’est-ce qui te plaît dans cette photo ? demande Manuel.
- Hum…, réfléchit Adèle. Je ne saurais te dire… tout, en fait.
- Trop forte ton analyse. T’as pas l’intention de faire carrière en tant que critique, j’espère.
- Bon d’accord. Laisse-moi regarder de plus près… ils sont beaux d’abord, puis leur posture, leur regard… on voit qu’ils s’aiment.
- Tu vois qu’ils s’aiment ?
- Oui, elle est contre son homme, l’air apaisé et lui, pose sur elle un regard protecteur.
On nage en plein stéréotype là, pense Manuel. « Osez le féminisme ! » au secours !
- Et quoi d’autre ? continue-t-il, imperturbable.
- Euh… ah la couleur, enfin je veux dire l’harmonie des gris ! Ils ont l’air de se fondre dans le décor…de se fondre l’un dans l’autre. Oui c’est ça, ils sont en osmose ! L’osmose de l’amour ! déclare Adèle, triomphante.
Le photographe ne peut s’empêcher de sourire à l’écoute de ces déductions puis il déclare dans un soupir :
- Désolé de rompre le charme, Adèle, mais ces deux-là ne sont pas en couple. Ce sont des mannequins qui posent pour une image publicitaire.
- Ah bon ! s’exclame la jeune fille, désappointée.
- Eh oui, une campagne de pub pour la marque du jean qu’ils portent.
- Mais je croyais que tu ne photographiais que des vrais gens, enfin tu vois ce que je veux dire.
- Bah non, ce book propose un style d’images, pas des reportages. Mais pour qu’un portrait fonctionne, il faut qu’il ait l’air de raconter une histoire et qu’on y croie. Et ça marche, la preuve !
- Oh je suis déçue, ils sont si craquants, se désole Adèle.
- Ce n’était pas la photo qui te plaisait, mais ce qu’elle te renvoyait : un idéal amoureux, enfin le tien.
Cette remarque clairvoyante pique la jeune fille à vif. Elle affiche à présent une moue boudeuse. Elle se sent démasquée, presque humiliée par tant de naïveté mise à nu.
- Je ne suis pas très maline, n’est-ce pas ? demande-t-elle avec une mine de chien battu.
Loin d’avoir envie de se moquer, Manuel est subitement attendri par cet aveu désarmant. Depuis leur dernière rencontre, cette fille le touche autant qu’elle agace Éric et cela ne cesse de l’étonner. Il perçoit derrière ses minauderies, un besoin désespéré d’attirer l’attention sur elle.
- Je dirais plutôt que tu manques d’expérience. D’expérience de la vie en général, je veux dire… se reprend le garçon, craignant une allusion déplacée.
- Tu as raison, soupire Adèle. Montre-moi des photos d’Éric alors, là au moins je suis sûre qu’il y a de l’amour.
- Non, c’est trop personnel. On va en rester à celle de la salle de bain, OK ? déclare Manuel en lui faisant un clin d’œil.
- Mais pourquoi ? C’est mon frère, tu peux bien me les montrer.
- Justement parce que c’est ton frère ! Il m’arracherait les yeux si je faisais ça. Il n’a déjà pas aimé que tu commentes son portrait la dernière fois.
La sœur joint ses mains comme pour une prière et lève un regard implorant vers le jeune homme.
- Allez, s’il te plaît … on ne lui dira rien, c’est tout.
- Non, pas question. Et tu serais prête au mensonge pour ça, toi ? s’étonne le garçon.
- Pas dire, c’est pas mentir ! réplique l’autre d’un air entendu.
- Ah oui ? Tu me vois stupéfait de tels propos, reprend le jeune homme en feignant d’être choqué. Je croyais que tu avais été éduquée selon des principes catholiques.
- Mais tout à fait monsieur, tout à fait, répète la jeune fille d’un ton péremptoire destiné à combler le manque d’arguments.
Le photographe se lève pour remettre l’album à sa place et couper court au manège de la demoiselle. Il n’a pas l’intention de lui céder et de raviver les tensions dans son couple. Ces derniers temps sans conflit ont été trop reposants pour risquer d’y mettre un terme.
Adèle a toujours l’air suppliant quand il revient s’asseoir mais sa bouche dessine un sourire en coin.
- Elles sont si scabreuses que ça, ces photos ? glisse-t-elle sur le ton de la confidence.
- Scabreuses ? Non ! C’est juste intime, tu vois, explique Manuel.
- Non, je ne vois pas trop la nuance. C’est érotique, c’est ça ?
- Si tu veux… sensuel plutôt.
Adèle se remémore le portrait d’Éric, essaie d’imaginer Fred dans la même pose alanguie. Au torse velu et musclé de son frère se substitue celui imberbe et finement galbé de son amoureux. Cette vision provoque en elle une excitation soudaine qui lui fait baisser les paupières. Très vite, elle rouvre les yeux et croise le regard amusé de Manuel.
Ma parole, il lit en moi comme dans un livre ouvert ! s'indigne la jeune fille.
- Mais à quoi ça te sert de les avoir faites si tu les montres pas ? reprend-elle, en espérant masquer son trouble.
- C’est pour nous ! On les regarde de temps en temps, comme un journal intime en images.
Manuel commence à trouver les questions d’Adèle de plus en plus indiscrètes. Est-elle venue pour les photos ou pour enquêter sur la vie de son frère ? Il décide de jouer franc jeu.
- Tu cherches quoi au juste, Adèle ? Qu’attends-tu de moi ?
La jeune fille réalise qu’elle ne sait pas quoi répondre. C’est la première fois qu’on lui pose une question aussi directe. Cela la laisse sans voix. Elle regarde autour d’elle, observe cette pièce chaleureuse imprégnée de la vie du couple où elle se sent si à l’aise. La lumière automnale imprime en miniature son ombre portée sur le mur.
- L’image d’un idéal amoureux, je suppose, répond-elle enfin, comme tu me le disais tout à l’heure.
Le photographe affiche un air surpris.
- Oui, je sais, continue Adèle comme si elle avait deviné les pensées de son interlocuteur, une image est parfois illusoire, j’ai bien compris la leçon. Mais celles que tu fais d’Éric, cette sensualité, cette intimité, ce sont des preuves d’amour, non ? J’aimerais avoir une preuve de notre amour à Fred et moi.
Manuel marque un temps d’hésitation. Un doute sur le sens de ces propos lui traverse l’esprit.
- Attends euh… est-ce que je dois croire ce que je crois que tu me dis ? demande-t-il.
- Quoi ?
- En parlant de preuve d'amour, est-ce que tu veux dire que toi et Fred, vous n’êtes pas… vous n’avez jamais…
- Couché ensemble ? complète Adèle.
Puis elle éclate de rire en voyant la mine contrite du garçon.
- Si, si, je te rassure, répond-elle toujours hilare. Oh, j’avais en effet l’intention de rester vierge jusqu’au mariage mais Fred n’a pas tenu longtemps.
Alors comme ça, elle était vierge en le rencontrant, à dix-neuf ans ! Putain, ça existe encore ! s’étonne Manuel.
- Excuse-moi, déclare-t-il, j’ai pensé cela car des fois, dans les familles catho, ça se fait quoi.
- Mais tu as tout à fait raison, c’est d’ailleurs le discours que m’a toujours tenu maman.
- Alors, tu as dû lui mentir ! réalise Manuel.
- Oh non, pas besoin, elle ne m’a pas posé la question.
- Mais elle doit s'en douter, tu as bien dû découcher, non ?
- Rarement... mais oui elle s'en doute, forcément. Seulement, elle ne m'en parlera jamais. Ma mère n’est pas du genre à aborder ce sujet-là frontalement.
Tu m’étonnes ! songe le jeune homme en repensant à la mégère et à son allure « cul serré ».
- N’empêche, ça ne doit pas être facile d’avoir une mère pareille, s’entend dire Manuel, lui qui n’en a jamais vraiment eu.
Adèle devient soudainement sérieuse, songeuse même. Elle adresse à Manuel un sourire empreint de douceur.
- Avec moi ça va, dit-elle. C’est surtout Éric qui en a fait les frais, je pense.
Ces mots touchent le jeune homme d'autant plus intensément qu'il ne les attendait pas. Enfin un membre de la famille d'Éric reconnaît la douleur qui lui a été infligée ! Il croise le regard ému d'Adèle et lui renvoie son sourire en hochant la tête. Inutile d’en dire davantage, ils se comprennent. Quel chemin parcouru depuis l'affreux déjeuner dans la villa de vacances !
Puis, la pensée de son amoureux rejeté, bafoué, vient remplir le silence. Tant de non-dit et de souffrance refoulée lui serrent le cœur. Une question s'impose à lui tout à coup : qu'y a t-il de pire entre une mère qui vous repousse après vous avoir aimé et une mère qui ne vous a jamais aimé ? Il n'a jamais mis en parallèle son histoire d'enfant et celle d'Éric mais soudain, l'évidence de leur similitude le submerge.
- Je vais te laisser maintenant, déclare Adèle en remarquant la tristesse dans les yeux de son hôte.
Manuel met quelque temps à reprendre ses esprits et à comprendre que la jeune fille va partir.
- Et pour les photos ? ...Tu décides quoi ? lui demande-t-il.
- Je vais en reparler avec Fred, je ne suis pas sûre qu'il en ait très envie en fait. C'était mon idée, enfin...une lubie plutôt. Merci pour ton accueil, pour ta patience.
Alors qu’elle se lève pour attraper son manteau, Manuel la retient par le bras et l’attire contre lui. Il l’enveloppe et la serre de longues secondes.
- Merci à toi d’être venue, lui chuchote-t-il avant de s’écarter.
Il ne sait pas vraiment pourquoi il a fait ce geste, prononcé ces mots. Un élan irréfléchi, terriblement sincère. La sensation d’avoir touché du doigt un morceau d’enfance enfouie de son amant, grâce aux mots de sa sœur.
Dans le bus qui la ramène chez elle, Adèle ferme les yeux comme pour contenir le tumulte de ses pensées. Elle a l'impression de voir plus clair en elle et en même temps, les lignes de son horizon se brouillent. Elle est à la fois heureuse et inquiète. Quelque chose a changé grâce aux instants partagés avec Manuel : elle voulait l'entendre, il lui a ouvert les yeux. Mais il est encore trop tôt pour tout comprendre. Comme pour un vin de garde dont on ne sait s'il tiendra ses promesses, il faut laisser décanter.
La jeune fille sort de son sac le roman de Choderlos de Laclos et relit les passages étudiés en cours. Le jeu de faux-semblant auquel s'adonne la marquise de Merteuil prend un nouveau sens pour elle. Se peut-il que sa mère ait lu cet ouvrage dans sa jeunesse ? Elle se remémore ses paroles sur la littérature et les secrets qu'elle serait censée dévoiler: que voulait-elle lui dire au juste ? Et si sa mère n'était pas celle qu'elle laisse paraître ?
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