Adèle entend qu’on frappe à sa porte. Mais vont-ils enfin la laisser tranquille ? Ses tempes lui font mal comme si un étau lui enserrait la tête. Le simple fait de se retourner sous sa couette ravive sa nausée et lui ôte la force de renvoyer l’importun dont les martèlements résonnent dans son crâne fatigué. Quelle idiote d’avoir bu autant ! Pour une première gueule de bois, elle ne s’est pas épargnée.

- Adèle ? Ma chérie, je peux entrer ?

Sa mère, misère ! Avant qu’elle n’ait le temps et l’énergie de répondre, la porte s’ouvre entièrement et Hélène se tient déjà au bord du lit.

- Ma chérie, tu ne te lèves pas ? Il est bientôt deux heures de l’après-midi. Tu n’as pas faim ?

Adèle retient un haut-le-cœur en songeant à la nourriture puis fait non de la tête.

- Tu es malade ?

La jeune femme comprend la nécessité de lui répondre distinctement au risque de la voir s’incruster davantage. Elle rassemble ses maigres forces pour émerger des draps en se redressant sur ses coudes.

- Ça va maman, j’ai juste un peu mal à la tête.

- Tu as bu ?

Mais comment sait-elle cela ? En plus de surveiller l’heure de mes retours, maman aurait-elle des informateurs secrets ? C’est abuser, là !

En réalité, Adèle ne se rend pas compte qu’il suffit de voir ses paupières fatiguées sur ses yeux encore cernés de noir, et son teint blême associé à sa voix pâteuse pour déduire aisément l’origine de son état. Même si Hélène n’a jamais ressenti pareils symptômes, elle sait reconnaître, pour les avoir vus chez son mari, les effets pervers de l’ivresse.

- Je supporte pas les mélanges sans doute, j’aurais dû boire que du vin… euh, que du soda, se reprend la jeune fille.

Soupir de la mère, visiblement pas dupe du discours de sa fille. Adèle replonge sous ses draps pour la dissuader de poser davantage de questions et cela semble fonctionner mieux qu’elle ne l’espérait.

- Je te laisse te reposer alors, dit Hélène en s’éloignant.

Adèle croit être sauvée de l’intrusion maternelle quand la sonnerie étouffée de son téléphone retentit. Elle se relève aussi vite qu’elle peut pour attraper son portable mais est incapable de mettre la main dessus. Où a-t-elle bien pu le poser en rentrant cette nuit ? Les deux femmes se mettent à le chercher, l’une soulevant sa couette, l’autre regardant autour du lit. C’est finalement Hélène qui retrouve l’objet sous la petite robe noire tombée à terre.

- C’était Frédéric, annonce Hélène, tenant l’appareil dont la sonnerie a cessé. Cinq appels en absence ! Mais il faut lui répondre !

- Mamannnn ! râle Adèle au bord de l’agonie. C’est pas tes affaires, donne !

Manquait plus que ça ! se dit la brunette en tendant le bras pour récupérer son portable. Sa mère le lui rend sur le champ mais ne manque pas de rajouter :

- Ce ne sont pas mes affaires bien sûr, mais quand même, il a l’air de s’inquiéter. Un problème durant sa fête ?

- Nonnn maman ! Il veut sans doute savoir si je suis bien rentrée, c’est tout…

- Comment ça ? Tu n’es pas rentrée avec lui ?

Et merde ! Sombre sotte ! se reproche Adèle sentant que la conversation va lui échapper. Elle n’est pourtant pas de taille à lutter contre sa mère aujourd’hui, d’autant que c’est un adversaire redoutable quand elle s’y met. Elle l’a vue à l’œuvre tant de fois avec son père !

- C’est Éric qui m’a ramenée, répond la jeune fille en se laissant retomber sur son oreiller comme si elle s’avouait déjà vaincue.

- Il était là-bas lui aussi ? Avec …

- Manuel, c’est comme ça qu’il s’appelle maman. Oui, Fred les avait invités et c’était très chouette qu’ils soient là d’ailleurs.

La mère reste un moment songeuse puis revient à la charge :

- Mais pourquoi Fred ne t’a-t-il pas raccompagnée comme d’habitude ? Vous vous êtes disputés ?

- Pas du tout... Maman, je voudrais bien dormir là, tente Adèle qui a cru un instant faire diversion avec son frère. Dis, tu pourrais m’apporter une bouteille d’eau ?

Hélène soupire une nouvelle fois tout en prenant le chemin de la cuisine. Adèle espère pendant ce temps qu’on la laissera enfin dessaouler en paix. Mais c’est sans compter sur l’obstination de sa mère, de retour dans la chambre.

- Ma chérie, tu sais que tu peux me parler si tu as un souci.

Vraiment ? Si je te dis là, tout à trac, que j’ai couché avec un mec dont je ne me rappelle ni le nom ni le visage, tu pourrais me comprendre ? Adèle connaît trop bien ses principes moraux pour se laisser aller à une telle confidence. Elle préfère feindre l’endormissement.

- Hum, hum… merci maman.

Hélène, assise au bord du lit, caresse les cheveux de sa fille dont les yeux se sont fermés.

- J’espère que Fred ne t’a pas déçue. Il aurait quelque chose à se reprocher que cela ne m’étonnerait pas, à t’appeler comme ça… Les hommes sont parfois si lâches.

Adèle ne cille pas mais sa respiration se bloque soudainement. Mon Dieu ! Si sa mère savait !

- Je peux comprendre ce que tu ressens tu sais. Crois-moi, je pourrais comprendre.

Comme sa fille ne bronche plus, Hélène lui dépose un baiser sur le front et sort discrètement de la pièce, laissant sans le savoir Adèle réfléchir autant que son esprit brumeux le lui permet à ces derniers propos. Sa mère aurait-elle, jeune fille, connu des déconvenues amoureuses ? Si elle était plus en forme, la brunette aurait aimé en savoir davantage, en la sondant à son tour. Mais son mal de crâne a redoublé avec cette conversation forcée et surtout, elle a une autre priorité : Fred.

Après avoir avalé la moitié de la bouteille d’eau, elle consulte son téléphone plus attentivement. La jeune femme se sent incapable de le rappeler et de lui parler sans que sa voix ne trahisse la honte et le remords. Le garçon a laissé un message mais l’idée même de l’entendre la remplit d’angoisse. Et si Juliette n’avait pas tenu parole et lui avait révélé sa conduite ? Après tout, ce serait de bonne guerre, une ex qui se venge en disant juste combien l’oie blanche s’est vite dévergondée.

À cette pensée, les images de la soirée reviennent à l’esprit d’Adèle comme les flashs d’un mauvais trip. Elle revoit ce type collé à elle pendant qu’elle dansait, charmeur, beau parleur. Il ne lui a pas fallu longtemps pour l'émoustiller et l'entraîner avec lui. Puis, c'est la chambre sombre et ce lit glauque où il l’a renversée en un rien de temps. Robe relevée, collants et culotte baissés, il avait déjà fait son affaire quand elle a réalisé le caractère humiliant de la scène. Non mais quelle cruche ! Quelle niaise ! Ah elle est belle la fille glamour qui se prenait pour une star de ciné avec son maquillage sophistiqué et sa petite robe couture ! Quelques verres et la voilà pin-up juste bonne à culbuter ! Le dégoût de soi s’ajoute à la nausée qui lui met le cœur au bord des lèvres et Adèle n’en finit pas de s’auto-flageller.

Au bout d'un moment, elle se décide à écouter le message de son ami :

Bonjour mon amour, tu dois sûrement dormir mais je voulais te parler. Suis vraiment désolé pour hier soir, j’aurais pas dû te laisser tomber pour cet idiot de Thomas. J’ai appelé Éric tout à l’heure mais j’aimerais t’entendre. Rappelle-moi dès que tu peux. I kiss you.

Adèle, en apnée depuis plusieurs secondes, expire bruyamment, en partie soulagée. Il n’a pas l’air fâché mais que sait-il exactement ? Le message est ambigu. Le seul moyen de le savoir est d’appeler son frère. Elle se cale dans son oreiller, l’esprit soudain plus éveillé, presque aux aguets.

- Allô. Salut toi !

- Salut Éric, comment ça va ?

- C’est à toi qu’il faut poser la question plutôt. Pas trop dans le pâté ?

- Complètement, c’est l’horreur !

Elle entend son frère rire à l’autre bout du fil et ça la fait sourire : c’est bon cette complicité et tellement plus réconfortant que le jeu de dupe avec sa mère tout à l’heure !

- Et sinon, t’as eu Fred ?

- Non pas encore, mais j’ai écouté son message et c’est pour ça que je t’appelle. Que lui as-tu dit sur la raison de mon départ avec vous ?

- Ce qu’on avait prévu : tu as trop bu, tu t’es sentie mal et comme il n’était pas là, on t’a ramenée. Juliette lui avait dit la même chose. T’en fais pas, il ne sait rien pour… pour ce qui s’est passé avec l’autre mec.

Adèle sent ses muscles se détendre comme si elle venait d’échapper à un danger imminent. Malgré cela, sa gorge se serre en pensant à Fred.

- Je me sens mal Éric, il avait l’air de s’en vouloir d’être parti raccompagner son pote, comme si c’était une faute, alors que c’est moi qui devrais lui demander pardon. C’est dégueulasse ce que j’ai fait, je me dégoûte. ll est si gentil, je ne le mérite pas je crois.

- Quoi ? Tu voudrais tout lui dire, c’est ça ? Tu crois que ça l’aiderait à se sentir mieux ?

- Je pense que ce serait plus honnête et plus digne de ma part. Autant qu’il sache qui est sa future femme.

- Arrête Adèle ! Tu as eu un moment d’égarement, comme on dit, et même pas consciemment. Ça ne fait pas de toi une salope, une fille indigne de se marier ! J’en reviens pas que tu raisonnes comme ça, il faut te débarrasser de cette morale à la con ! Mais j’y pense, t’en as pas parlé à maman quand même ?

- Oh non, je suis pas folle à ce point, vu déjà sa réaction quand elle a compris que j’avais la gueule de bois… mais tu penses pas que je devrais tout expliquer à Fred pour lui montrer justement que j’ai confiance en lui ? S’il m’aime, il comprendra, non ?

- Heu… je ne suis pas sûr là…

À ce moment, Manuel qui suit la conversation aux côtés d’Éric, prend le combiné.

- Adèle, ne dis rien. Ne lui dis ABSOLUMENT rien, tu entends ? Ta mauvaise conscience, tu te la gardes. T’as fait une connerie, tu l’assumes. Fred n’a pas en plus, à payer pour ça. Si toi, tu l’aimes, tu le préserves. Tu m’as dit y a pas si longtemps que « pas dire, c’était pas mentir », eh bien voilà, tu y es ma grande, prends tes responsabilités et n’attends pas l’absolution. Si tu veux pas foutre ton mariage en l’air, tu vas lui envoyer un texto, le rassurer et te recoucher. Demain, tu y verras plus clair.

La jeune fille est abasourdie par cette tirade qui lui laisse la sensation d’avoir reçu une gifle. Son frère reprend la parole avant qu’elle ne retrouve la sienne.

- Je n’ai rien à ajouter, ma puce. Je suis d’accord avec Manu, fais ce qu’il t’a dit et on en reparle plus tard. Je t’embrasse, à bientôt.

Adèle dont la tête résonne encore des mots de Manuel, reste quelque temps immobile dans son lit, incapable de mettre de l'ordre dans ses pensées. Puis, telle une automate, elle pianote le message suivant :

Bonjour mon chou, je suis juste un peu mal en point à cause de l’alcool. Une bonne leçon que je n’oublierai pas. Je t’appelle demain quand ça ira mieux. Mille baisers.

Elle relit le texto avant de l’envoyer. Ça ressemble donc à cela une preuve d’amour ? Au lieu de s’endormir apaisée, elle sombre dans un sommeil agité de mille tourments.