Chapitre 19 (Partie 2)

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Quelques heures après leur arrivée à l'abbaye, les futurs mariés sont chacun dans leur étroit lit, jumeau l’un de l’autre.

- Adèle… Adèle, tu dors ?

- Hum… non… enfin presque… Qu’est-ce qu’il y a ?

Fred se relève sur ses coudes comme pour mieux voir son amie mais l’obscurité totale a envahi les lieux en même temps que le silence. Il continue en chuchotant plus bas encore.

- Tu penses quoi du couple qui était face à nous, à table ?

- Heu… avec la fille qui nous a récité son menu de mariage ?

- Nan, nan, pas cette tarte ! À côté, sur la gauche. Le gars s’appelle Julien, je crois.

- Ah oui, je vois. Sympa à priori, pourquoi ?

- Le type m’a dit qu’il n’était même pas baptisé. Moi qui croyais être l’intrus de l’assemblée !

- Bah tu vois, t’es pas totalement sur une autre planète mon chéri… En fait, j’ai choisi la formule de préparation au mariage qui me semblait la plus ouverte sur la vie de couple ordinaire et pas seulement focalisée sur la foi.

- Eh bien merci, c’est cool. Je peux t’avouer maintenant que je m’attendais à pire.

- Y en a quand même qui ont l’air sacrément illuminés.

- Tu veux parler de François et Sylvie ?

- Oh, mon Dieu ! François et Sylvie, pourvu qu’on tombe pas sur eux, comme animateurs demain !

Le couple-témoin leur a servi, à la fin du repas, une leçon de foi des plus vibrantes qui a marqué leur esprit.

- Espérons oui… Prions ma sœur !

- Pff…

Adèle étouffe à grand peine son rire en plongeant la tête dans son oreiller. Fred n’est pas mécontent de l’avoir déridée. Il poursuit sur le ton de la confidence.

- Tu sais quoi ? Ça me rappelle la colo, cette chambre austère et les messes basses en pleine nuit. Pas toi ?

- J’suis jamais allée en colo.

- Ah, c’est vrai. Pauvre petite fille riche dans sa belle villa !

- Mais je ne me plains de rien, laisse-moi tranquille, surjoue Adèle.

- Au moins, ce week-end t’aura permis de connaître des joies simples.

La jeune fille répond mollement, dubitative quant à la simplicité de la situation. C’est tout Fred ça, ce genre de réplique optimiste ou amusante ! Il lui semble tellement plus apte au bonheur qu’elle. Saisir l’occasion d’être heureux est une seconde nature chez lui alors qu’elle se torture, la plupart du temps. Ces deux jours ne sont rien d’autre qu’un passage obligé pour célébrer leur mariage à l’église, mais son infidélité pèse beaucoup plus en ce lieu qu’elle ne l’aurait imaginé, et lui fait éprouver un sentiment d’imposture.

- Bon, il est temps de dormir, ma puce. Demain, une grosse journée nous attend.

- Merci bien, tu m’as totalement réveillée, maintenant !

Le lendemain matin, les participants se retrouvent pour prendre connaissance du programme des samedi et dimanche. La salle de la veille est disposée comme pour une conférence, chaises alignées face à un écran où défile un diaporama. Fred s’empresse de s’asseoir aux côtés de Julien qu’il a identifié comme un potentiel allié en ce territoire inconnu. Les fiancées respectives se saluent et s’installent de part et d’autre. Le couple marié trône face au public tandis que le père de Montfort assure le commentaire.

- Nous vous proposons une alternance de temps individuels et de temps collectifs. Seul puis en couple, vous réfléchirez à votre engagement mutuel à l’aide de questionnaires. Pour les ateliers en groupe, vous pourrez choisir un ou plusieurs thèmes parmi les suivants : « S’aimer et fonder une famille », « La fidélité et la communication », « Le sacrement du mariage », « Vivre sa foi en couple ».

- Merde ! Y a pas « Sexe et bonne bouffe », chuchote Fred en se penchant vers son voisin.

L’autre met sa main devant sa bouche pour masquer son rictus puis réplique :

- Moi, mon choix est déjà fait, j’élimine les deux derniers sujets d’office.

- T’as raison, pareil pour moi. Faut quand même qu’on demande à nos chéries.

- Aucun souci, on est en phase, Lucie et moi.

- Avec Adèle aussi… enfin, je pense.

Le garçon jette un œil à son amie. Elle est bien sérieuse, lui semble-t-il, absorbée par la voix du prêtre comme si sa vie en dépendait. Il a bien aimé leur complicité de la nuit précédente et souhaiterait la prolonger tout le week-end. Mais son humeur est changeante ces derniers temps, des pensées contradictoires la traversent. Le mariage la stresserait-il à ce point ? Pourquoi tient-elle autant à ces traditions alors ?

- Ça va ma chérie ? Je te sens indécise sur le menu du jour.

Indécise ? réfléchit Adèle. Un euphémisme. Le programme est potentiellement miné pour quelqu’un ne voulant pas se dévoiler. L’idée d’avoir à évoquer la fidélité en public la terrifie. La marquise de Merteuil et son art du camouflage lui reviennent subitement en mémoire. Que n’a-t-elle emporté l’ouvrage de Laclos dans ses bagages comme guide de survie ? Comment a-t-elle pu croire surtout qu’il serait facile ici de dissimuler son tourment ? Les heures à venir se présentent comme un véritable calvaire. Elle aimerait prendre ses jambes à son cou pour rentrer chez elle, se cacher sous sa couette et remonter le temps.

- Je préfère les deux premiers thèmes… commence Fred devant le silence de la jeune fille.

- Faisons le premier, sur la famille, le coupe celle-ci. Et le reste en parcours individuel. J’ai pas envie de déballer notre vie devant des inconnus.

Au moins là, je suis sincère, se dit-elle.

- Comme tu veux. Mais j’ai bien peur que les animateurs sur le sujet soient notre couple-modèle.

Frédéric a vu juste. Quelques temps plus tard, François et Sylvie convient les jeunes gens à prendre place dans une salle attenante, en compagnie d’autres couples dont Julien et Lucie. Le petit groupe s’installe en cercle autour des vieux mariés. Dans un premier temps, ceux-ci témoignent de leur longue expérience : ils ont toujours voulu fonder une famille et ont été comblés puisque cinq enfants sont nés de leur union. Chacun est ensuite invité à réagir en exprimant son projet de vie, en partageant ses espoirs et ses doutes.

- Nous souhaitons des enfants, bien sûr, mais deux, pas davantage, commence Lucie.

- Pourquoi voulez-vous limiter le nombre de naissances ? demande François.

- Afin de pouvoir bien les élever, être disponibles pour eux et profiter de la vie ensemble, répond Julien.

- Je partage ce point de vue, ajoute Fred. Par ailleurs, tout le monde n’a pas les moyens d’élever une famille nombreuse.

- La richesse n’est pas uniquement matérielle, reprend l’homme marié. Nous pensons que les enfants enrichissent notre vie de couple. M’occuper de mes enfants le soir quand ils étaient petits m’a longtemps permis d’évacuer mes soucis professionnels de la journée et de partager ces moments avec ma femme.

L’argument frappe Adèle et l’amène à considérer sa propre famille. Elle n’a jamais vu son père prendre part aux tâches du foyer et ne s’est jamais interrogée à ce sujet. Quand il rentrait le soir, souvent tard, il prenait surtout du temps pour dîner du repas réchauffé par sa femme. Un simple baiser et quelques mots furent le seul rituel concédé à sa contribution paternelle. Il aurait pu s’investir davantage auprès d’elle, sa fille unique après le départ d’Éric. Fred paraît avoir lu dans ses pensées :

- On peut s’impliquer tout autant avec deux enfants seulement. Mieux vaut en avoir moins pour bien s’en occuper, justement.

- La fécondité est un des piliers du mariage, explique Sylvie. Les enfants sont un don de Dieu et toute vie conçue est à accueillir.

- Je crois qu’un couple responsable doit au contraire pouvoir choisir le moment d’être parents, intervient de nouveau Lucie. C’est plus sain pour tout le monde. Et puis aujourd’hui, on a les moyens de le faire.

- C’est-à-dire ?

- Eh bien la contraception évidemment !

- Nous préférons parler de régulation des naissances, précise Sylvie.

- Quelle est la différence ?

- Il s’agit d’exercer la maîtrise de soi que Dieu nous a confiée sans employer de moyens artificiels.

- Vous prônez l’abstinence, quoi ! réagit vivement Julien. Très peu pour moi.

Son amie retient à peine son rire. Dans le groupe, d’autres personnes manifestent leur désapprobation, à l’instar de Fred dont l’expression grimaçante fait sourire ses voisins. L’animatrice montre un signe d’agacement et son mari prend le relais.

- C’est un peu plus subtil que ça, excusez-moi. Nous avons pratiqué, Sylvie et moi, une méthode naturelle qui consiste à connaître le cycle de la fertilité féminine par la prise de la température et l’observation des glaires.

- Pardon ? s’exclame Lucie, en sautant sur sa chaise. Vous nous parlez d’un autre siècle là ! Et puis, sérieusement, je n’ai pas envie de scruter le fond de ma culotte pour savoir si je peux faire l’amour avec mon chéri !

Gêne dans l’assemblée. Les participants font grincer leur chaise. Quelques-uns gloussent mais le parler crû de la jeune femme en choque certains, dont Adèle. Elle n’aurait jamais imaginé entendre ces propos en pareil lieu et songe que si sa mère était à sa place, elle ferait une syncope.

- Si nous pouvions rester dans le respect et mesurer nos paroles, rappelle alors François. Il ne s’agit pas de débattre mais d’accueillir le point de vue de chacun et notamment celui de l’Eglise que nous partageons.

Lucie encaisse la leçon sans broncher mais le regard adressé à Julien en dit long sur son mécontentement. Adèle l’observe tandis que la conversation reprend de manière plus apaisée. La détermination se lit sur son visage et quel aplomb d’exprimer ainsi son opinion ! Adèle mesure toute la différence entre elle et la jeune fille. À quoi cela tient-il ? À la personnalité, l’expérience, l’éducation ?

Si sa mère avait abordé avec elle la sexualité, à l’adolescence ou si elle avait pu se confier, lors de sa rencontre avec Fred, sans doute serait-elle moins mal à l’aise en ce moment. Elle aurait tellement préféré évoquer la question dans l’intimité de sa chambre plutôt qu’avec ces inconnus. Que connaît-elle finalement du sexe ? Sa relation avec Fred, initiateur tendre et doux. Et cette horrible coucherie dont elle garde l’empreinte morale comme un stigmate. Se projeter dans la parentalité lui paraît trop précoce alors que Fred semble avoir déjà des idées bien arrêtées sur le sujet.

Une autre interrogation l’emmène encore plus loin dans ses pensées. Si un couple ne peut avoir d’enfant, quelle est la position de l’Eglise ? Dix ans la séparent d’Éric et elle se souvient avoir entendu sa mère dire combien elle avait désiré et attendu sa naissance considérée selon ses termes comme « miraculeuse ». La vie de ses parents lui semble d’un coup voilée de mystère et elle éprouve le besoin de connaître mieux son histoire à l’heure où elle est censée construire son propre chemin. Pour autant, Adèle se garde bien de partager ses doutes au groupe. Sa réserve, sa pudeur et la peur de s’exposer aux réactions de Lucie ou Julien l’en retiennent.

Une fois l’atelier terminé, Fred se rapproche d’elle et lui prend la taille.

- Je t’ai trouvée bien silencieuse ma chérie. Tu n’as quasiment pas participé.

- C’est vrai, je ne me sentais pas vraiment en confiance, tu vois. Mais j’ai écouté et tout cela m’a ramenée à ma famille, à mes parents.

- Tes parents ? Mais c’est nous que cela concerne, c’est notre mariage qu’on prépare ici !

Tiens, il semble se prendre au jeu maintenant ! Lui qui tournait tout en dérision la veille encore.

Adèle se laisse soudain emporter par le désir d’être entendue de celui qu’elle aime. Face à lui, le regard intense, elle ose enfin livrer son sentiment :

- J’ai envie de partir là, maintenant. Je me sens mal ici. Rentrons s’il te plaît.

- Quoi ? Que t’arrive-t-il ? … Je trouve cela intéressant, moi.

Le garçon la fixe, stupéfait. Encore un de ces revirements dont elle a fait montre ces derniers temps ! Fred interprète l’attitude d’Adèle comme un caprice d’enfant gâtée, sans percevoir l’appel au secours profondément sincère de la jeune fille.

- Je ne te faisais pas de reproches, ne te vexe pas. Je comprends que l’échange en groupe te gêne mais le temps collectif est terminé maintenant. Exit François et Sylvie ! Allez ma belle, détends-toi et pense à tes parents justement, tu ne veux pas les décevoir je crois ? Ça va bien se passer, tu verras.

Il lui parle comme à une enfant. Adèle, au bord du précipice, a le souffle coupé. Fred passe ses bras autour d’elle et l’enserre, perdant son regard. La jeune fille comprend à cet instant que le piège dans lequel elle a mis le pied de son propre gré, est en train de se refermer doucement sur elle.

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