Chapitre 20
Éric arrose la semoule du jus de viande et de légumes puis la malaxe entre ses doigts afin de l’imprégner de saveurs, avant de la faire retomber en pluie fine dans un grand saladier. Une phase de la préparation délicate, requérant patience et savoir-faire. Il aère encore une fois la graine puis la remet à cuire au-dessus du couscoussier, un sourire de satisfaction aux lèvres. De son côté, Manuel remet un peu d’ordre dans le salon tout en chantant à tue-tête sur les standards de Franck Sinatra. Ce soir, ils reçoivent Nicolas. Après une période de dépression suite au départ de sa compagne, le jeune homme a retrouvé l’amour et vient pour la première fois avec sa nouvelle amie.
Le téléphone d’Éric se met à vibrer sur le plan de travail.
- Manu ! … Manu ! répète le jeune homme en haussant la voix.
- Yes ? répond son compagnon, après avoir baissé la platine.
- Tu veux bien regarder mon portable ? J’ai les mains pleines de semoule.
Manuel pose son chiffon, se dirige en cuisine et saisit l’appareil.
- J’espère que nos invités n’ont pas d’imprévu. Je suis assez content de ma tambouille, lance Éric.
- C’est ta sœur.
- Ah, tant mieux ! Que dit-elle ?
Son ami écarquille les yeux de stupeur en découvrant le texto.
- Oh putain !
- Quoi ?
Au lieu de lire le message, Manuel se rapproche d’Éric et lui met l’écran sous les yeux :
Fred a rompu. Pouvez-vous m’héberger cette nuit ?
- Et merde ! lâche le frère. Réponds « oui ». Je me lave les mains et j’appelle Nico pour reporter le dîner.
- Aïe, il était si content de nous présenter sa copine.
- T’inquiète. S’il y en a un qui peut comprendre, c’est bien lui.
Une heure plus tard, Adèle se trouve sur le canapé, entourée des garçons. Elle raconte entre deux sanglots comment Fred a décidé d’interrompre la préparation au mariage et leur relation dans le même temps, après avoir appris son infidélité. Manuel, une boite de Kleenex sur les genoux, alimente régulièrement la jeune fille en mouchoirs tandis que son ami la réconforte, le bras autour de ses épaules. Une vraie scène de comédie romantique. Pourtant, l’heure n’est pas à la dérision. Éric oscille entre la peine et la colère.
- Franchement Adèle, je ne te comprends pas. Pourquoi as-tu lâché le morceau alors que tu avais réussi à tenir ta langue jusque-là ?
- Je… j’ai craqué en l’entendant raconter cette soirée. C’est comme si je ne m’appartenais plus… c’est sorti tout seul… trop lourd à porter je crois.
- Pff… quelle idée aussi d’aller tenter le diable avec ces bondieuseries !
- Je sais, je sais… j’aurais dû annuler ce week-end mais je craignais la réaction de maman…
- Maman, toujours maman ! Tu vas grandir à la fin ? s’énerve Éric. Puis voyant les yeux de chien battu levés vers lui, il adoucit le ton : et les autres autour, ils ont réagi comment ? Personne ne t’a soutenue ?
- Je ne sais plus, j’étais ailleurs… Le prêtre a essayé de raisonner Fred, je crois… d'empêcher que l'on parte mais il ne voulait rien entendre.
- Bah tu penses ! Son orgueil en a pris un sacré coup : apprendre sa cocufiction devant un parterre d’inconnus !
- Cocufiage, rectifie Manuel.
- Quoi ?
- On dit cocufiage, pas cocufiction. Tu confonds avec crucifixion, je pense.
- Mais non, ça n’a rien à voir, je suis pas idiot tout de même !
- Remarque, on n’est pas si éloigné de l’idée quand on y pense. Il a été cloué sur place en public, Fred !
- Tu crois que c’est le moment de faire de l’humour, Manu ?
- Mais je suis sérieux, là. Il a subi une double humiliation, le pauvre !
À ces mots, Adèle éclate en sanglots de plus belle. Éric fait les gros yeux à son ami.
- Bravo ! Merci de ton aide. Va donc t’occuper du couscous plutôt, ça va être trop cuit.
- Okayyy…. dit le jeune homme, en se levant de mauvaise grâce. Mais je te préviens : je ne mets pas les mains dans la semoule, moi.
Éric hausse les épaules puis resserre son étreinte autour de sa sœur dont les larmes coulent toujours.
- Il a raison, je suis vraiment nulle… j’ai tout fait foirer alors qu’il venait de me confier ses remords. Je ne pourrai jamais réparer ma faute.
- Allons, tout n’est pas forcément perdu. S’il est capable de se remettre en question, il finira par comprendre ton moment d’égarement.
- Tu crois ?
- Oui… il a réagi impulsivement, sous le coup de l’émotion. Laisse-lui le temps de digérer le choc, de repenser à ses propres erreurs et il pourrait bien revenir sur sa décision.
- Alors là, rêvez pas trop mes chéris, intervient Manuel, de la cuisine. Faudrait pas surestimer les capacités d’un mec à pardonner.
- Manu !... Il se porte comment le couscous ?
- Euh… ça prend au fond, je crois. Viens voir.
- Oh non, manquait plus que ça !... Tout merde ce soir.
Éric s’empresse de rejoindre les fourneaux pour rajouter un peu d’eau dans le faitout, et tenter de sauver son plat. Ce faisant, il glisse quelques mots à Manuel.
- À quoi tu joues avec Adèle ? Tu veux flinguer davantage son moral ?
- Oh, je ne vois pas comment ça pourrait être pire… Non, mais avoue qu’elle a vraiment joué avec le feu. Je l’avais prévenue que Fred ne supporterait pas. J’ai du mal à m’apitoyer sur son sort, c’est tout.
- Ah ouais ? Tu m’étonnes là, je croyais que tu l’aimais bien.
- Mais oui, je l’aime bien, beaucoup même. Seulement, je trouve que tu as tort de lui laisser espérer un retournement de situation aussi simple. C’est pas lui rendre service.
- J’veux qu’elle cesse de pleurer, tu comprends ?
- Bah parle-lui comme à une adulte alors, au lieu de la maintenir dans son monde de bisounours ! Tu me surprends toi aussi : tu te plains de son immaturité et en même temps, tu la couves comme le fait ta mère !
Éric le foudroie du regard. Puis il se retourne vers le canapé. Adèle s’y tient penaude, la tête baissée, les doigts triturant un énième mouchoir. C’est vrai qu’il la voit toujours comme une fillette. Pour une fois, il ne cherche pas à contredire son ami.
- Ok, t’as peut-être pas tort… Allez basta, goûtons ce fichu couscous ! décide-t-il en haussant la voix. Adèle, viens nous aider à mettre le couvert !
Manuel a tenu à dresser la table comme pour les invités. La nappe, la jolie vaisselle et quelques bougies concourent à donner une ambiance de fête. Adèle termine la mise en place et ses joues ont retrouvé de la couleur sous les larmes séchées.
- C’est très réussi, on dirait presque une table de Noël !
Son visage se fige sitôt ces mots prononcés.
- Qu’y a-t-il ? interroge Manuel, la voyant immobile, un couteau à la main.
- Je viens de réaliser que je ne fêterai pas Noël avec Fred comme prévu, chez ses parents.
- Ah, mais tu ignores ta chance ! Certains seraient prêts à payer pour échapper à ce genre de repas de famille !
Adèle reste muette de stupéfaction. Le jeune homme lui prend le couteau des mains et la serre dans ses bras tout en riant.
- Allez ma grande, ne pense pas à ça. On dirait que ce soir ce serait Noël, hein ? Tiens, voilà justement la dinde aux marrons.
Le cuisinier dépose un immense plat en terre cuite où trône un couscous fumant, disposé à la marocaine. Les trois convives s’installent et commencent à dîner.
- Délicieux mon chéri, commente Manuel. T’es un chef, vraiment.
Éric lui adresse un sourire de gratitude auquel son compagnon répond par un clin d’œil. La viande a goût de brûlé et les légumes trop cuits s’écrasent mais la semoule tient toutes ses promesses.
- Je vous empêche de profiter de vos amis, déclare Adèle, sur un ton désolé.
- C’est partie remise, t’en fais pas, minimise son frère.
- Et puis, on aurait des soirées trop cool si y avait pas la famille pour nous les pourrir, la taquine Manuel.
La boutade parvient à dérider la jeune fille.
- Merci vraiment à vous deux de m’accueillir. Je ne me voyais pas rentrer à la maison ce soir et devoir tout expliquer aux parents.
- Comment t’envisages les choses à ce propos ? demande Éric.
- Je n’ose pas y penser… que me conseilles-tu ?
- Je pourrais t’accompagner demain et plaider ta cause…
Manuel toussote puis fait tinter sa fourchette contre son verre pour réclamer l’attention, à la manière des convives de festins solennels.
- En tant que presque membre de la famille, je me permets d’intervenir… Très mauvaise idée mon amour ! Te rendre chez tes parents en ces circonstances ne ferait qu’envenimer la situation. Ta mère ne manquerait pas de t’associer au désastre. Si vous voulez mon avis, et même si vous ne le voulez pas, reste en-dehors de ça !
Éric soupire en guise d’approbation et adresse un regard navré à sa sœur.
- J’ai bien peur qu’il ait raison, ma puce. Mieux vaut que je ne m’en mêle pas.
- Je fais quoi alors ? Je ne peux pas leur dire la vérité, maman va me tuer !
- Tu dis que vous avez rompu, point, assène Manuel.
- Mais elle va vouloir savoir pourquoi !
- Tu lui réponds que ça ne la regarde pas.
- Tu ne te rends pas compte, je crois Manu. On est à cinq mois du mariage, les préparatifs ont commencé… il faut bien que je donne une explication. Et puis maman ne laissera pas tomber comme ça, vous n’imaginez pas comment elle est tenace.
- Oh si, je t’assure, je le sais mieux que personne, lâche Éric.
- C’est vrai… pardon, pardon, s’excuse la jeune fille en prenant la main de son frère.
Ils se tiennent ainsi un moment, sans rien dire, un sourire triste aux lèvres. Jumeaux dans la gravité de l’instant, chacun sait le sentiment de l’autre. Un partage inédit.
- Vous connaissez l’adage : « La nuit porte conseil. », reprend Manuel. Il sera temps demain matin de choisir la meilleure stratégie. Ressers-toi Adèle, en attendant. C’est pas tous les ans qu’on célèbre Noël une semaine à l’avance.
La fin du repas se déroule sans plus aborder la question du retour à la maison. L’atmosphère se détend au gré des plaisanteries de Manuel sur les fêtes familiales. Le garçon agrémente son discours d’anecdotes cocasses sur les épisodes vécus au sein des foyers d’accueil de son enfance. On convoque les films illustrant des scènes semblables ou racontant des situations conflictuelles entre parents, de manière comique. Et chacun de rappeler son meilleur souvenir cinématographique, de déclamer sa réplique préférée. Puis vient l’heure de se coucher. On déplie le canapé où dormira Adèle.
Manuel est au lit depuis un petit moment, un numéro de « Psychologie magazine » entre les mains, quand Éric le rejoint dans leur chambre.
- T’as trouvé la réponse au problème ? lance ce dernier avec ironie.
- Non, je lis le dossier « Pourquoi le sexe est-il si important ? ». Puis, baissant sa revue : Alors ? Comment va la sœurette ?
- On va dire que ça va, soupire le frère, tout en ôtant son pull. Elle arrive à parler sans pleurer, c’est déjà ça.
- Des nouvelles de Fred ?
- Elle lui a envoyé des sms mais il ne répond pas.
Le jeune homme enlève son tee-shirt puis défait son pantalon.
- Fait chier quand même cette histoire… lâche-t-il en finissant de se déshabiller. Tu penses que c’est mort avec Fred ?
- Aucune idée.
- Fais chier, vraiment ! Ils avaient bien commencé pourtant.
Manuel observe l’air dépité de son ami assis au bord du lit.
- Viens par-là, toi.
Éric se glisse sous la couette et se blottit dans les bras de son compagnon.
- T’es inquiet pour demain, n’est-ce pas ? lui dit celui-ci.
- Oui, elle va s’en prendre plein la tête et je ne la sens pas de taille à faire face.
- Tes parents ne vont peut-être pas réagir comme tu l’imagines. Adèle est leur petite dernière, leur fille chérie.
- Moi aussi, j’étais l’enfant chéri de ma mère. Ça ne l’a pas empêchée de me déglinguer le jour où je leur ai annoncé que j’étais gay.
- Ta mère a pu évoluer…
- Non, elle n’a pas changé, je le sais.
Manuel n’insiste pas, dépose un baiser tendre sur les lèvres de son amant.
- Tu ne peux rien faire de plus pour elle maintenant. Il lui faut vivre ce moment seule, c’est son histoire, pas la tienne.
- Tu m’énerves à avoir toujours raison, tu sais.
- Eh oui, c’est ça de vivre avec un expert en psychologie, répond le garçon avant de disparaître sous la couette.
- Mais tu fais quoi là ?
- C’est Noël mon chéri, c’est cadeau ! répond une voix étouffée.
- Manu… t’es incorrigible ! s’exclame Éric, en ne tentant absolument rien pour stopper son amoureux.
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