Chapitre 1
Vingt-cinq ans plus tard.
Ioh attendait.
Il avait une outre remplie de son eau-de-vie favorite, la paranguette. L’alcool des pauvres et des marins. La nuit d’hiver étant particulièrement froide, il prit deux grosses lampées pour se réchauffer.
Aujourd’hui, ce n’était qu’une mission de reconnaissance. Des choses affreuses se passaient dans ce bordel réservé à l’élite de la rue Vieille.
Le palais royal se trouvait dans la ville de Boroh, ainsi que les principaux bâtiments du gouvernement, la plus grande école du pays et les familles les plus riches.
La rue Vieille passait juste derrière le palais, là où les nobles et les érudits se rassemblaient tous les jours pour boire du thé épicé et parler du futur du pays.
Pendant la journée, on aurait dit une rue fantôme : d’anciens bâtiments en pierre grise, surmontée de colombages en bois poli.
La nuit, la rue prenait vie. Pas d’une façon ostentatoire, pas de musique, pas de racoleurs et pas de drapeau multicolore pendant à l’entrée des échoppes. Mais derrière les rideaux tirés, les lumières tamisées ne s’éteignaient pas avant les premières lueurs de l'aube. L’odeur douceâtre de l’alcool de qualité et de débauche embaumait subtilement l’air.
Le bordel qui intéressait Ioh était le plus ancien et le plus connu. L’endroit de tous les fantasmes, même les plus cruels. Selon les rumeurs, c’était aussi le seul bordel que fréquentaient les membres de la famille royale. La matrone, Dame Kalae serait la fille illégitime du défunt roi.
Mensonge ou vérité, personne ne saurait jamais, mais la réputation du bordel n’était plus à faire.
Après avoir passé la majeure partie de l’après-midi à observer les allées et venues des serviteurs, Ioh eut la confirmation que ses services ne seraient pas de trop cette nuit-là.
Soupirant avant de reprendre une gorgée de paranguette, Ioh s’essuya la bouche du revers de la main avant de se diriger vers le mur extérieur de la ville. Une petite jument baie l’attendait dans un bosquet.
Stèle, sa plus fidèle compagne.
Dès qu’il approcha, la jument fourra ses naseaux au creux de son cou et renifla.
« Oui, je sais ma jolie. »
Ioh lui donna une carotte et attacha son outre à l’avant de sa selle. Ensuite, il récupéra une jarre dans une sacoche de voyage. Deux papillons noirs aux ailes déchiquetées se débattaient à l'intérieur.
Ioh les regarda un instant, captivé. Il donna une pichenette sur le verre et les papillons s’immobilisèrent, se contentant de flotter.
« Allez, il est temps de rentrer à la maison. »
Ioh ouvrit la jarre en verre et libéra les deux papillons.
Ils se contentèrent de voleter sans but autour de sa tête. Des âmes perdues. Incapable de rejoindre le Passage. Ioh devenait leur guide.
Il monta sur Stèle et se mit en route.
Une fois les âmes perdues libérées à l’orée de la forêt, il se dirigea vers sa maison. Il avait peu de temps et beaucoup à faire avant la mission du soir.
Il habitait toujours dans la maison où Samdo l’avait amené tant d’années auparavant, mais la vieille dame était passée depuis longtemps. Il voyait sa fleur dans le champ des âmes, et savait donc que la vieille femme avait trouvé un repos bien mérité.
Il avait rénové la maison, congédié le personnel.
Fais de cet endroit où le destin l’avait posé un véritable foyer pour lui et Stèle.
Sa chambre se trouvait au dernier étage. Il avait fait remplacer toutes les fenêtres par des baies vitrées ce qui lui donnait l’impression de dormir dehors, sous les étoiles, au cœur de cimes d’arbres.
Une grande armoire en bois se dressait sur l’un des murs. Ioh ouvrit les portes et passa une main sur les dizaines de tenues qu’il possédait.
On ne rentrait pas au bordel de Dame Kalae en portant une robe de bure.
Son choix final se porta finalement sur une longue robe verte en soie de Boroh. Elle lui avait été offerte par un érudit de la cour royale quelques années auparavant. Ioh aimait sa couleur vert sombre comme les arbres qu'il adorait. La robe était simple : cintrée à la taille, retombant librement sur ses jambes et avec des manches bouffantes qui lui permettait de cacher des petites armes. Les riches broderie sur la poitrine et sur l'ourlet de la robe lui donnait toutefois une richesse et une qualité incontestable.
Une fois sa tenue choisit, il se dirigea vers sa salle d’eau pour faire ses ablutions. Après un soin complet sur ses cheveux, il se mit une eau de parfum au géranium. Une fois son maquillage appliqué, il natta ses cheveux avant de les entortiller au sommet de son crâne dans un chignon compliqué, dégageant ainsi sa nuque à la vue de tous.
En dernier, il passa sa robe. Il était fin prêt à partir.
Il arriva alors que la fête avait déjà commencé.
Il se faufila par la porte de service, faisant un clin d’œil au garde. Ioh n’avait pas besoin de s’identifier. Tout le monde connaissait Rouge la prostituée.
Il rentra dans le jeu facilement. Passant d’homme en homme, s’asseyant sur des genoux, laissant balader ses mains à des endroits pas vraiment respectables et envoyant des regards bouillants à la ronde.
Rouge semblait prise par son jeu de séduction, riant en dévoilant sa gorge blanche, suçant sensuellement des raisins bleus. Ioh était en alerte, attendant le moindre changement dans l’air, écoutant les conversations et rassemblant des informations.
Il le sentit un peu après une heure du matin.
Un bruissement.
Comme une vague dans l’atmosphère.
Disparaissant habilement au nez et à la barbe de tous, Ioh se dirigea vers le premier étage, là où les chambres privées se trouvaient.
Suivant le bruissement, il n’hésita même pas avant de rentrer dans la chambre du fond. La chambre blanche comme l’appelait Dame Kalae, la chambre de tous les délits et de tous les plaisirs.
Ioh entra dans la chambre et referma la porte derrière lui. À première vue, c’était la chambre standard d’un bordel : un immense lit à baldaquin prenant la majeure partie de la place, une bassine et une éponge, une chaise.
La chambre paraissait vide. Ioh ne fut pas dupe.
Suivant toujours le bruissement, qui devenait de plus en plus fort, de plus en plus malsain, Ioh se dirigea vers la porte secrète qui se trouvait derrière la tête de lit. Sans un bruit il descendit un escalier de pierre et se retrouva dans une pièce ronde, d’à peine une dizaine de mètres carrés. De multiples instruments de torture pendaient à des râteliers sur le mur. En guise de couchage, une simple structure de fer, recouverte d’un fin matelas de paille.
La pièce était silencieuse, les bruits du reste de la maison et de la ville avaient complètement disparu.
Les deux femmes gisaient dans le fond de la pièce. Deux corps nus, immobiles. La plus âgée des deux devait à peine avoir une vingtaine d’années. Elle était déjà morte, et son âme-papillon s’agitait frénétiquement autour de son corps encore chaud et flasque.
S’approchant sans un bruit, sans un mouvement brusque de façon à ne pas l’effaroucher, Ioh sortit un bocal en verre.
« Viens là, ma belle âme. Je vais te montrer la route. »
Après un petit moment d’hésitation où il retint son souffle, le papillon voleta vers lui, tournoyant autour de son visage avant de rentrer dans le bocal. Ioh le ferma hermétiquement avant de le ranger dans l’une des poches intérieures de sa cape.
Ensuite il passa à la seconde femme. Une fille d’à peine seize ans. Celle-ci était encore en vie. Ioh savait qu’elle ne verrait pas le lever du soleil. Son corps moribond commençait déjà à la lâcher. Mais l’instinct de survie de l’Homme est plus fort que tout ce que l'on peut l’imaginer. L’âme de la fille s’accrochait de toutes ses forces, refusant de lâcher la vie.
Ioh s’accroupit à côté d’elle. Ses yeux exorbités le fixèrent, sa bouche s’ouvrit pour le supplier.
Sauve-moi ! Aide-moi ! Je ne peux pas mourir, pas comme ça, pas maintenant. Aide-moi ! Aide-moi ! Que la douleur s’arrête ! S’il vous plaît !
Ioh regarda la jeune femme agonisante. Il ne bougea pas, n’essaya pas de la sauver, ni même de soulager sa souffrance. Là n’était pas son destin.
Tout ce qu’il avait à leur offrir était d’écouter leurs dernières pensées et d’être le témoin de leurs trépas.
Cinq battements de cœur plus tard, le silence se fit.
Le bruissement s’intensifia légèrement avant de cesser totalement. La jeune femme avait cessé de vivre.
Non pas une, mais deux âmes-papillons sortirent du corps. Ioh les regarda, sentant son cœur se tordre devant ce spectacle. Il détestait s’occuper des âmes si minuscules. Mortes avant même d’avoir vu la lumière du jour.
Il supposait toutefois qu’il tenait l’explication du carnage qui avait eu lieu. Un homme riche et influent avait préféré se débarrasser d’un bâtard et de sa mère avant même qu’ils ne causent problème !
Ioh récupéra l’âme-mère et l’âme-fils, et les mit dans un bocal ensemble. Tout comme le fœtus aurait été incapable de survivre hors du ventre de sa mère, l’âme-fils ne pouvait survivre seule.
Alors qu'il venait de ranger les deux bocaux dans une poche cachée de sa robe et de se redresser, Ioh entendit un bruit sourd derrière la porte. Avant qu'il n'ait eu le temps de faire le moindre geste, celle-ci vola en éclat et trois hommes en tenue grise et bleu entrèrent en trombe.
Les forces de l’ordre royal. Les enquêteurs d’élite du royaume.
Deux d'entre-deux n'était que de simples soldats, mais le troisième portait l'insigne des enquêteurs en chef. Ioh ne l'avait jamais vu auparavant, que ce soit en tant que Rouge ou en tant que'Ioh, ce qui signifiant que l'homme devait être relativement nouveau en ville.
Les deux soldats l'attaquèrent de front, mais ils étaient lents, bien entrainés, mais pas du tout créatifs et donc facilement désarmable.
Leur chef, c'était une autre histoire. Ne voulant pas prendre de risque Ioh prit la solution fuite. Il n'avait de toute manière plus rien à faire ici. D'un bond souple, il attrapa une poutre et se hissa sur la charpente visible du plafond.
Un léger froissement lui indiqua qu'un homme le suivait, mais Ioh ne se retourna pas, focalisé sur son objectif : une minuscule fenêtre d'aération.
Il l'atteignit en quelque seconde et les pas derrière lui ralentirent, persuadé qu’Ioh était fait comme un rat.
Dans un mouvement fluide, il se baissa et plongea dans l'ouverture. Son corps se tordit et s'adapta au microscopique espace, ses côtes et son crâne se ratatinant sur eux même. L'avantage d'être mort, c'est qu'aucun passage ne vous résiste. Les limitations de la vie et de l'homme n'ont plus d'emprise.
"Nom de Dieu" jura une voix grave dans son dos.
Ioh laissa échapper un petit rire avant de partir en courant vers le mur d'enceinte de la ville où l'attendait Stèle pour rentrer à la maison.
Une fois à l'aurée de la forêt, il regarda les trois âmes-papillons se trainer vers les sous-bois, avant de disparaitre.
Au lieu de rentre directement chez lui, et malgré sa fatigue, Ioh se dirigea vers un chemin de terre battue visible seulement à ses yeux. La forêt était silencieuse, et Ioh pouvait entendre le bruit de ses pas sur le sol meuble. Au bout du chemin se trouvait un immense champ où poussaient toutes sortes de fleurs. Il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs.
Chaque fleur représentait une vie, et du contenu de cette vie dépendait la taille et la couleur de la plante. En effleurant les pétales du bout des doigts, Ioh avait la capacité de voir la vie. Il avait ses favorites qu'il allait voir régulièrement.
Samdo était une rose immense, d'un mauve profond. Superbe.
Il y avait un lilas d'un jaune très pâle, qui était une guérisseuse ayant été pendue sur la place du marché pour avoir guéri un bébé que tous pensaient perdu. Les hommes aiment la Magie mais craignent les miracles et la différence.
Le petit bleuet d'une jolie couleur cyan était un guerrier, mort pendant une guerre il y a plus de 500 ans.
Il y avait une petite marguerite noire : un voleur de bas étage et charmeur de dames.
Et juste à côté se trouvait... Ioh s'arrêta net. Il manquait une fleur d'âme.
Or les fleurs d'âmes étaient censées être éternelles, elles n'étaient pas supposées disparaitre du jour au lendemain.
C'était impossible.
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