Lâcher les fauves
J’écris ces mots les larmes aux yeux et sans trop y penser. Je suis submergée par une vague d’émotions, je crois que je suis nostalgique, et fière, et aussi soufflée par tout ce bonheur qui m’embarque chaque jour et qui me donne envie chaque fois un peu plus de le propulser au lendemain. Je crois que j’ai été triste et que je serai triste, je crois que j’ai été heureuse et que je le serai encore ; je crois que je le suis. Je crois que je suis, c’est beaucoup déjà.
Ce texte est un appel à s’écouter soi, à embrasser les moments les plus sombres et les plus lumineux, à admirer sa vie depuis la lorgnette et à en passer pleinement la porte. Ce texte est un abandon – et les mots sont ma limite, - c’est un abandon parce qu’il faut tout dire mais que c’est ineffable, c’est un abandon parce que ce qu’il se passe n’est pas là, sur cette page, mais ailleurs. Parce qu’il faut que je me plie à ces sens ; et quelle joie.
Depuis quelques mois, je redécouvre mon corps qui change sous l’effet des hormones. Je veux souligner l’épiphanie qu’est le fait d’enfin habiter ce dernier, des marques sur mes mains à mes larges épaules, des changements subtils de mon visage à ma poitrine naissante, du grain de ma peau à celui de ma voix. Je découvre son éventail immense de possibilités, et surtout – surtout – son inconstance dans le temps, sa capacité à s’adapter, sa force, le fait qu’il s’inscrive dans une histoire, mon histoire qui est la sienne. Quelle bataille infertile que celle qui fut la mienne ! Mais ce n’est pas l’accalmie qui me guette, non, c’est une tempête, un ouragan qui électrise mes nerfs, joue avec ma silhouette, le noir sous mes yeux, le rose de mes joues. Le futur est un bienheureux chaos.
Il me semble qu’il faut lutter cependant, non pas pour résister, mais pour tout avoir. Ou du moins l’espérer. Il faut se fondre à ce chaos, le laisser nous absorber et admirer son infinie grandeur, pour l’exprimer de la plus belle des façons qui soit. Je veux vivre pour en être l’œuvre, qu’enfin de toutes ces choses qui passent par la vie à travers moi, il en ressorte une image sincère qui me corresponde. Une esthétique à moi ; plurielle et sensiblement unie.
Je crois que je veux lâcher les fauves. Je crois que je veux être saisie de ces émotions si belles, je crois que des blessures il restera les délicats tracés, que des cris il restera les somptueux échos. De la joie je tisserai des liens, de la colère j’embraserai des lèvres, des larmes j’irriguerai la Terre ; car, déjà, tout cela est infini.
J’écris ceci en sachant pertinemment que l’entreprise est vaine. Une volonté si absolue ne peut trouver sa place dans un quotidien déjà chamboulé, en témoignent nos discussions parallèles, toutes ces fois où l’on glisse les uns sur les autres en s’attachant à nos discours creux. Pourtant l’inexplicable communion a lieu parfois, sur la tangente, le fil entre deux sensibilités. Ces infimes moments de fusion fondent la grâce la plus pure qui soit, celle qui transcende. Les sens s’égarent parmi les perceptions abstraites – lointaines – de l’autre, sans que jamais la conscience ne puisse les fixer. Dans ces instants inexplicables, le chaos intérieur a enfin un sens puisqu’il est réduit à ce qu’il est, soit la manifestation de tout ce que nous sommes, étions, et une partie de ce que nous serons ; en somme ces instants nous permettent de voir combien ce tumulte immense n’est qu’une infime partie de l’ordre bien plus grand des choses.
Il faut nécessairement, après cette expérience, abandonner l’idée d’écraser le Monde de son empreinte. Accepter cette reddition n’a pas été chose aisée ; comme l’on domine la nature, on domine son corps, on domine sa raison, on domine son destin. Tout cela bien sûr finit toujours par voler en éclat. Il n’existe pas de stratégie pour dompter le chaos car il est protéiforme par nature. Aussi, une résistance visant à taire une partie de soi viendra toujours briser le déséquilibre parfait qui s’écoule en nous. Ce n’est pas une finalité ; mon corps et mon âme réclament plus, toujours plus, et l’acharnement ne fait qu’éroder l’espoir. Mais de cet espoir émacié peut émerger un nécessaire abandon.
Je veux profiter de ces mots pour inviter à fermer les yeux ; scruter avec bienveillance ce qui se trouve à l’intérieur, se laisser aller aux volutes de pensées qui parcourent l’être, et s’imprégner de la force que seule la connaissance et l’amour de soi procurent.
« Quelle force la parcourait ! Il lui semblait qu’en cet instant, la terre tremblait d’hébétude ; ou bien était-ce elle qui, de son poids délestée, inquiétait la quiétude ? »
J’ai posé ces mots qui me hantent il y a quelques temps déjà, ils circonscrivent selon moi celle que je suis devenue et celle que je ne me savais pas être. La sentez-vous, cette terre qui tremble ? L’énergie qui parcourt les sols et remonte dans mes membres, l’accord d’une multitude de dissonances qui au prisme de ma conscience délivrent un faisceau plus éclatant que jamais. Chaque jour, chaque instant où ce miracle me parvient je m’émerveille, et je pleure, et je ris, et je tremble, et je danse ; car voici la vocation de tous ces remous à mon sens : l’expression artistique de la vie, ou comme je l’ai formulé plus tôt, une esthétique.
Toutes ces choses n’ont pour sens que celui qu’on leur donne, et c’est précisément là que réside toute la beauté du geste. L’absolue contrainte qui règne sur nous se joue dans ce choix du sens, du regard, c’est cela qui crée. C’est ce qui constitue pour moi l’identité – nécessairement mouvante – de l’être.
Les nombreux changements qui parsèment ma route ces derniers mois sont, à mon échelle, la plus belle œuvre de ma vie, les mots les plus justes que j’aie jamais posés, les plus belles couleurs que j’ai pu dénicher, arrangées avec une intime foi en celle que je suis.
Cette vie est mon chef-d’œuvre, qui s’enrichit chaque jour du flux incessant et chaotique du Monde. Alors aujourd’hui je lâche les fauves, je m’abandonne à une course effrénée avec eux, et une félicité incomparable m’envahit.
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