Pas d'image pour LIBERTÉ
J'm'appelle Vryheid. D'après Man, ça veut dire Liberté. Ma Man, j'la connais pas beaucoup, l'est partie j'avais 6 printemps, j'crois. Ici, dans la Creuse, ici où on vit, nous les esclaves de la maison, on nous dit pas l'temps qui passe. Les Maîtres, i' nous d'mandent tous les jours, à la même heure, et nous on obéit, sinon y'a le fouet dans le dos. J'ai jamais pris d'coup, moi, mais j'ai déjà vu des esclaves prendre le fouet dans le dos. I' sont accrochés sur l'ventre, faut pas bouger qu'i' dit l'Maître, et pis y'a l'fouet qui claque et l'esclave qui crie. Moi, j'ai peur quand y'a le fouet qui siffle, alors j'pars m'cacher. Quand Man l'est partie, enfin avant, elle m'a confiée à Taty. C'est pas ma vraie Taty, mais l'est la Taty d'tous les esclaves ici. L'est la plus ancienne esclave du Maître i' paraît. Taty, c'est la Man des comme moi, qui ont plus leur Man à eux, et elle soigne les bobos des esclaves. L'appelle ça une guérisseuse je crois.
Là, j'ai regardé partout avant d'continuer, pour qu'le Maître, i' voit pas qu'j'écris. C'est interdit, aux esclaves, d'apprendre et tout. Et i' s'rait furieux d'savoir qu'c'est sa propre femme qui m'a apprit. Oh! elle sait pas, elle, mais mon travail à moi, c'est aider Taty et deux Man dans la cuisine et éventer Atlance et Ophélie, les deux z'enfants du Maître en été, quand i' fait chaud et qu'i' font des cours avec leur Man. Je fais comme si j'dors, comme ça la Man elle voit pas que je suis les cours. Comme j'suis juste derrière la dame Ophélie, j'vois son livre. Le Maître i' s'rait furieux d'savoir que moi, une esclave de maison, j'lis mieux qu'sa fifille d'amour comme il l'appelle. J'ai réussi à prendre du papier dans l'bureau du Maître quand j'faisais la poussière, et un peu d'encre. Avec une plume de poule et mon p'tit canif, j'ai taillé la plume que j'tiens maintenant. Mon p'tit canif, j'lai reçu pour mon dixième anniv', de la part de Taty. L'dit qu'i' faut toujours pouvoir se défendre. J'ai pas compris, mais i' me sert beaucoup, alors j'l'aime bien.
Depuis qu'j'apprends les mots, y'a des images dans ma tête. Par exemple, j'écris ARBRE et j'vois le grand pin de d'vant la maison de Taty. Et quand j'écris ARBRES, avec le S en plus, je vois la forêt derrière, qu'est interdite parc'qu'on s'perd dans. Et les esclaves, i' ont un mot dans la bouche, i' disent LIBERTÉ. I' sont pas fous, dehors de la Creuse, i' disent CIEUX. Pour moi LIBERTÉ c'est flou. Quand j'écris LIBERTÉ, y'a pas d'image. Rien. Dans ma tête, c'est vide, le noir ou le blanc, je sais pas trop. J'suis une esclave, y'a peu d'chance que j'la connaisse LIBERTÉ, même si on a le même nom. Alors moi, je suis encore moins folle qu'les esclaves, j'y crois plus. I' paraît qu'i' y'a des années que les esclaves i' pensent à LIBERTÉ, et ça change rien. Alors j'perds pas le Nord, je raye ce mot d'ma tête. Mais i' revient toujours à la charge comme le taureau d'l'an dernier. L'était dans le pré et quand i' voyait l'Maître, i' chargeait, la tête basse, les cornes pointées. Mais l'est mort l'taureau. L'Maître était pas content. Et bah l'mot LIBERTÉ i' r'vient comme ça. I' veut pas partir.
Ce mot, l'est tout doux. LIBERTÉ. L'a un gout savoureux. J'lécris une fois et après j'cache la feuille.
LIBERTÉ
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