19 - Sang de l'innocence
27e jour de la saison du soleil 2448
- Attend! hurla Azéna à pleins poumons. J'ai des questions!
Ni Serfantor ni Shalith ne tourna le regard vers elle. Ils continuèrent de rétrécir jusqu'à en devenir un petit point sombre dans le bleu du ciel.
- Bon je suppose qu'on peut les rattraper, décida Azéna qui avait confiance en son partenaire maître des cieux.
Elle enfourcha Tyrath et attendit un instant. Rien ne de passa.
- Hé, tu m'écoutes?
Elle le talonna, mais le dragon ne réagit pas.
- Je ne suis pas un cheval, grogna Tyrath. Refait ça et je te renverse.
- Bah, tu m'ignores. Pourquoi?
- Je ne pense pas que nous devrions le questionner davantage, avoua Tyrath dans un soupir.
- Quoi? questionna Azéna, stupéfait. Qu'est-ce que tu racontes? Il a surement les réponses à nos questions.
- Je ne crois pas qu'il te veuille du mal. Il paraissait sincère et comme s'il avait une douleur au cœur, mentionna le drake avec une légère tristesse dans le ton de sa voix.
- Tu te rends compte de ces choses-là toi maintenant? taquina-t-elle. T'es vraiment sérieux? Bah, si on prend le te...
- Nous en apprendrons plus en temps venu, coupa-t-il. Laisse-le tranquille pour le moment.
Azéna céda. Tyrath avait raison. C'était déjà un avancement du côté de Serfantor. Il semblait tranquillement se convertir à leur camp. Ça ou il s'amadouait. Elle avait un goût amer dans la bouche et le pressentiment d'une catastrophe. Même devenir attaquante d'une équipe de skotar ne parvenait pas à lui épargner ces sentiments. Elle leva la tête. Le deuxième soleil, le plus petit jumeau, avait disparu. Le ciel se faisait jaunâtre et la noirceur commençait à s'installer. On ne pouvait plus voir le fond du lac et l'arbre solitaire à ses côtés jetait son ombre sur Azéna qui frissonna légèrement.
- Tu veux en discuter? demanda Tyrath. Nous avons encore du temps.
Les écailles du drake brillèrent comme des gemmes à la lueur du premier soleil qui se couchait à son tour. Chacun des mouvements de Tyrath était fluide et léger. Il se lova près de l'arbre et ouvrit une aile, invitant sa dragonnière à prendre refuge.
Azéna sourit. Elle l'admira avec sérénité ses muscles puissants, ses yeux luisant comme de l'améthyste liquide et sa respiration profonde. Elle se blottit contre son ventre chaud et aperçut une fine membrane envelopper sa vue, bloquant le soleil.
- Tu es vraiment mignon quand tu veux, se moqua-t-elle.
Tyrath ronchonna. Elle savait qu'il aimait bien protéger sa réputation de mâle renforcé pour impressionner les femelles, mais il possédait un cœur bien tendre sous sa carapace. Elle l'imagina rouler ses yeux et rigola. Un bref moment passa et elle redevint sérieuse.
- Qu'est-ce que tu en penses?
- De quoi? questionna Tyrath. De la déclaration de paix et d'amour de Serfantor?
- Si tu veux l'appeler comme ça, ria-t-elle. Sarcasme accompli.
- Ahh merci, merci.
Il fit une révérence de la tête à un destinataire imaginaire et continua:
- Évidemment quelque chose ne tourne pas rond. Il ne nous dit pas tout ce qui est suspicieux, mais d'un autre côté, il essaie donc, je crois qu'il ne nous veut pas de mal.
- Bah, ça m'apporte juste de la confusion, répliqua Azéna.
- Reste tout simplement sur tes gardes. Donne-lui le bénéfice du doute, mais soit vigilante.
- Donc, j'accepte son offre et...
Elle réfléchit pendant un long moment.
- ... et tu analyses son comportement, termina Tyrath.
- Évidemment, tu passes trop de temps avec Buhrik. Son intelligence et sa manie de la logique déteint sur toi.
- Sottise, répondit Tyrath en claquant les mâchoires.
Une trêve silencieuse fut conclue entre les deux. Ils restèrent dans la compagnie de l'autre pendant une bonne demi-heure à regarder le premier soleil se coucher tranquillement avant que Tyrath ne se lève. Le drake se secoua et posa son regard sur l'académie.
- Alors, tu veux plonger en vrille de la Tour Mère?
Les yeux d'Azéna s'illuminèrent soudainement. Elle grimpa sur le dos écailleux de son compagnon et se cramponna aux piquants qui hérissaient de son encolure lorsqu'il décolla. L'air était glorieux si haut dans le ciel. La fraicheur du crépuscule la revigora. Un vol d'oiseaux bleutés se sépara en deux groupes pour éviter l'imposant prédateur. Plusieurs d'entre eux piaillèrent en panique. Tyrath survola le lac, piqua, s'arrêta pour frôler l'eau et remonta en flèche tout droit vers l'imposante tour qui dominait le reste de l'académie de son centre. Azéna en raffolait, son cœur battait la chamade et l'adrénaline gicla en cascade. Elle hurla son contentement haute et fière.
- Attention, avertit Tyrath.
Il atterrit brusquement sur le toit étroit de la tour. Ses énormes griffes grincèrent contre la pierre et laissèrent une fine marque blanche dans leur sillage. Il n'eut pas le temps de retrouver l'équilibre qu'Azéna en demandait plus :
- Va s'y, allez, allez. On y va! Saute!
- L'impatience chez cette jeune femme, répliqua Tyrath avec un sourire espiègle qui révélait ses crocs formidables.
Il se précipita vers le bord de la tour et se laissa tomber. Comme promis, il tournoya sur lui-même, amenant Azéna au bord de vomir son souper. Il n'ouvrit que les ailes à quelques mètres du sol, se remonta brutalement à l'aide de son souffle puissant puis, piqua sans avertissement vers le lac. Au début, Azéna était confiante que le dragon allait faire demi-tour à la dernière seconde, mais l'eau approchait rapidement, trop rapidement.
- Tyrath.
Aucun changement.
- Tyrath! s'écria-t-elle.
Le dragon rabattit ses ailes et fondit dans l'eau tiède. Azéna crut avoir heurté une montagne. Tout était noir, le souffle coupé, ses poumons se mirent à bruler de douleur sous le choc.
« Relaxe, se conseilla-t-elle. »
Elle ferma les yeux et se concentra sur les caresses de l'eau sur sa peau. La panique substitua et put savourer l'aventure. Elle serra son emprise sur les piquants lorsque Tyrath remontait. En un coup solide d'ailes, il émergea du lac dans un éclaboussement de particules qui luisaient à la faible lueur dorée du premier soleil. Il poussa un hurlement de triomphe comme s'il avait dominé tous les éléments. Azéna se joignit à lui.
Le duo s'installa à nouveau près de l'arbre solitaire et grâce à leur maîtrise du vent, ils se séchèrent en quelques minutes.
- Ça c'était génial, dit Azéna. Il faut le refaire demain.
Tyrath laissa échapper une série de grognements heureux. Il riait :
- Content que ça t'est plu.
La demi-elfe serra son encolure et il se mit à ronronner.
✦×✦
25e jour de la saison de la faux 2448
Une saison s'était rapidement écoulée. Azéna n'avait pas le temps de respirer, les maîtres non plus d'ailleurs. Les enseignants ne faisaient que donner des leçons, devoirs et tâches que leurs apprentis devaient accomplir presque toujours pour le lendemain. Azéna sentait son corps se transformer sous la pression des cours plus physiques comme celui d'introduction au combat et d'entraînement physique premier niveau. Ses muscles avaient gonflé à un minimum et s'étaient déjà moyennement tonifiés. Elle avait également perdu quelques livres de gras.
Elle et Arièlla n'avaient pas encore pu dénicher les livres de la Tour Mère. Il fallait attendre la bonne opportunité ce qu'Azéna détestait. Sa patience était mise au test à chaque fois qu'elle demandait pour une mise à jour sur la situation.
Ce soir, après une rude pratique de skotar, la lueur de la lune changea de teinte; son beige tournait à un magnifique brun cannelle, annonçant le cœur de la saison de la faux ainsi que de la fin de la transition à l'automne. Les brises étaient un peu plus froides. Habituée à la chaleur de l'été, Azéna frissonnait à leur touché.
« C'est le temps de sortir ma cape, songea-t-elle. »
Malgré cela, elle se sentait brûlante à l'intérieur. Sa sueur rafraichissait la surface, mais son cœur pompait encore ardument. Elle et Tyrath étaient les derniers à partir du terrain de skotar de l'académie d'Archlan. Enfin, c'est ce qui était habituel ainsi, c'est ce qu'ils croyaient.
- Je vais me coucher, annonça-t-elle. Je suis complètement épuisée. Serfantor n'était pas doux. Bah dans le fond, il ne l'est jamais...
- Quelqu'un est encore là, informa Tyrath qui regardait en direction du centre du terrain.
- Étrange. Nous sommes restés longtemps après l'entraînement. Normalement, il ne reste personne.
Elle tourna le regard. Effectivement, là-bas il y avait une silhouette trapue accompagnée d'un petit dragon juste assez grand pour permettre d'être monté. Ils semblaient discuter... ou se disputer. Le dragon avait la gueule entrouverte et poussa un grognement si féroce que le son résonna jusqu'à Azéna et Tyrath.
Le drake gris renâcla et fixa Azéna :
- Devrait-on faire quelque chose?
- Je ne sais pas, dit Azéna avec impatience. Je veux juste me coucher. Je n'ai pas d'énergie pour ça.
Elle se laissa tomber sur le sol et fixa les étoiles qui émergeaient de la noirceur naissante. Le clair de lune était maintenant presque entièrement brun.
Après un long moment, une étoile disparut momentanément puis, celle à côté et la suivante et ainsi de suite.
- Qu'est-ce que c'est? questionna l'adolescente.
Elle plissa les yeux et suivi le phénomène étrange du regard. Elle entendit le battement régulier d'ailes, mais elle n'aperçut aucun dragon à proximité ne volait.
Tyrath inspira profondément par les naseaux et se mit à gronder :
- Dragon noir sournois. Je le sens. Je n'aime pas ça quand ils se cachent dans la noirceur.
- Un peu prompts à juger? Ils ne font pas de mal normalement.
- J'ai un mauvais pressentiment. Je le sens dans mes tripes.
Il renifla à nouveau. Cette-fois, il se mit à balancer la queue nerveusement et siffla entre ses dents.
- Quoi? demanda Azéna.
Un hurlement aigu résonna dans le crâne d'Azéna. La douleur fut tellement soudaine qu'elle manqua de la faire vomir. Même Tyrath s'était baisser dans un essai désespérer d'atténuer la douleur. Il rugit et se secoua comme une bête enragée.
- Des intrus! Vite, monte!
Azéna se leva avec peine et misère. Son crâne palpitait et elle ne pouvait pas se concentrer. Elle n'arrivait pas à retrouver l'équilibre et faillit tomber.
- Tyrath, gémit-elle. Mon crâne, c'est comme si on l'avait fendu en deux.
Elle tâta à la recherche du drake, forcée de garder les yeux clos sous la pression de sa tête. Elle sentit quelque chose la soulever par son tabard qui déchira partiellement puis, la déposer sur une surface de cuir.
- Accroche-toi, dit Tyrath en prenant son essor.
Quand Azéna ouvrit les yeux, elle était déjà haute dans le ciel. Son crâne s'était calmé. Elle aperçut le jeune homme trapu et son dragon qui étaient attaqués du ciel par un second dragonnier et sa monture ailée. Le combat semblait sérieux. Le dragon noir s'en prenait sans relâche au plus petit en mordant, griffant et en crachant de l'ombre pour le déboussoler. Il ne faisait que monter, piquer sur sa cible, remonter et attaquer à nouveau, le tout en boucle sans arrêt. Une écaille tomba, signe qu'une partie de la chair de sa victime était exposée et qu'il allait bientôt provoquer un saignement.
Tyrath s'apprêta à foncer sur le dragon noir quand un sifflement strident déchira l'air près de sa tête. Il fit volte-face et une volée de flèches fendirent le ciel. Seulement grâce à son agilité exceptionnelle qu'il put tous les éviter.
Une deuxième volée traversa le ciel. Cette-fois, Azéna protégea Tyrath de celles qu'il ne pouvait pas éviter en les stoppant nette avec une bourrasque qu'elle forma à l'improviste.
- Assez! rugit Tyrath.
Azéna crut sentir son compagnon tressaillir puis, un grondement lourd provint de son ventre. Tyrath souffla une bourrasque si violente que les archers furent désarçonnés, leurs arcs se brisèrent sous la pression et les flèches furent renvoyées dans tous les sens. L'un des hommes en reçu une dans l'épaule et hurla comme une fillette qui venait d'apercevoir un monstre.
- Rentrez chez vous si vous ne voulez pas périr, sales insectes, continua Tyrath dans son déchaînement.
Il leur laissa un moment pour considérer son offre. Cet instant fut très bref et les barbares ne réagirent pas. Le drake souffla une autre bourrasque et les archers qui tentèrent de tirer leurs armes, la plupart des massues à piquants, maintinrent leur position. Ils étaient tous énormes, solides et saillants de virilités.
Azéna était inquiète du comportement impulsif de son compagnon, alors elle tira sur le piquant sur laquelle elle empoignait pour attirer son attention.
- Ce sont des barbares du Sang du Dragon! Tyrath ce sont des tueurs de dragon experts. Il va falloir s'avérer prudents.
Le drake claqua ses mâchoires et poussa un grognement irrité.
- Je sais ce que je fais, affirma-t-il.
L'un des barbares s'avança et leva sa massue cloutée qui était aussi longue que lui-même. Il poussa un cri de guerre. Puis, avec une note d'acier dans sa voix, il tonna :
- Meurs, dragon! Ta vie est corruption sur ce monde!
Azéna n'avait pas d'arme sur elle. Ainsi, elle était presqu'entièrement dépendante de Tyrath. Ces gros lards poilus étaient bien trop dangereux pour qu'elle les engage en mêlée. Tyrath tentaient de les griffer en plongeant sur eux. Azéna le supportait en lançant des boules de vent qui les désarmaient lorsqu'ils les atteignaient.
Le duo réussit à se débarrasser de deux d'entre eux. Pour le moment, ça allait bien. Tyrath devenait de plus en plus confient et ses attaques de plus en plus féroces.
Un rugissement bestial enterra le vacarme. Les barbares cessèrent leur assaut et se ruèrent sur de nouvelles cibles : le dragon brun et son dragonnier qui étaient déjà occupé dans leur propre lutte.
- Il faut les aider, signala Azéna. Ils vont se faire embusqués par l'arrière.
Un deuxième rugissement retentit et le dragon brun frappa le sol de ses pattes avant. La terre se mit à trembler et de petites fissures la déchirèrent. Le dragon répéta ses mouvements encore une fois. Une série de plus grosses fissures labourèrent le sol. Plusieurs barbares tombèrent dans les cavités, mais n'eurent pas trop de difficulté à sortir du piège. Ça ne fit que les ralentir. Enragé, le dragon semblait briller légèrement à la lueur de la lune brune :
- Vous avez choisis un mauvais temps pour me défier.
Il crispa une patte avant en un poing et fit un grand geste rapide. Un morceau de terre s'éleva et fut projeté sur un ennemi. Le visage de ce dernier se brisa dans un craquement sourd. Du sang se mit à couler lentement de son crâne et il tomba sans vie. Satisfait, le dragon brun continua de tirer de grands morceaux de terre à ses ennemis dont plusieurs furent broyés. Le sang des victimes macula l'herbe et se perdit dans la terre qui se transforma peu à peu en boue rougeâtre.
- Où sont les maîtres? questionna Azéna. Où est tout le monde?
- Pas le temps de s'occuper de ça, répliqua Tyrath. Notre vie est à risque. Maintenant, accroche-toi bien.
Tyrath se précipita sur l'un des barbares, mais il fut arrêté nette dans son plongeon. Dans leur arrêt soudain, ils gémirent de surprise. Immédiatement, Azéna se pinça le nez. Une puanteur bien trop familière montait dans l'air autour d'elle et Tyrath. Lorsqu'elle se retourna pour voir ce qui était arrivé à son compagnon, l'adolescente aperçut un dragon noir qui empêchait Tyrath de bouger à son aise. Des serres cruelles étaient renfermées sur ses ailes, déchirant la fine membrane. Le drake argenté hurla et souffla une bourrasque dans sa frustration. Azéna tenta d'identifier leur ennemi, mais le dragon noir avait déjà prévenu cela à l'aide d'un nuage d'ombre. En plus de la tombée de la nuit, Azéna était presque aveugle. Elle apercevait toutefois la silhouette du dragon et s'en était assez pour qu'elle puisse savoir où viser. Elle mania un courant et tira une boule de vent pour dégager une partie de l'ombre. Le dragon noir siffla et un nouveau nuage sombre s'échappa de sa gueule. Puisqu'elle ne pouvait toujours pas voir ses ennemis, elle décida de jeter un coup d'oeuil en bas. Là, elle aperçut le dragonnier brun qui était un elfe des bois aux épaules larges et aux cheveux semi-longs en bataille. Il était à genoux et semblait lutter contre lui-même comme si quelque chose en lui le dérangeait. Une deuxième silhouette était à ses côtés et l'observait. Cette-dernière aurait pu le décapiter, mais préféra rester immobile.
- Umah ! hurla le dragon brun qui lacérait son chemin au travers d'une horde d'ennemis en tentant de joindre son dragonnier. Ne perd pas le contrôle. Reste calme, j'arrive!
Le dragon qui avait une voix bizarrement efféminée et rauque était en fait une dragonne. Enfin, Azéna les reconnues.
- Yuzia et Umah, comprit Azéna.
Tyrath ne l'entendait pas, trop occupé à se tortiller comme un serpent. Il luttait férocement contre le dragon noir. Un fracas de grognement, de rugissement, de sifflement et de griffe contre écaille enterrait la voix d'Azéna. La demie-elfe ne pouvait pas l'aider. Si elle ne voulait pas tomber, elle devait se concentrer à se cramponner. Tyrath se faisait extrêmement violent et enfin, il se dégagea en se projetant loin de son assaillant d'un solide coup de pattes, laissant le dragon noir blessé au ventre.
- Merdique de sale pourriture de vaurien de dragon noir ! rugit-il.
Il souffla une bourrasque en direction du nuage d'ombre au-dessus d'eux, ouvrant la voie. Familière avec les tactiques des membres du vol noir, Azéna s'attendait à voir leur ennemi qui aurait soudainement changer d'emplacement pour les surprendre, mais personne n'y était.
- Sournoiserie, dit Tyrath entre ses dents. Un combat injuste, déshonorable, c'est la spécialité de ces bêtes qui se disent des dragons.
- Oh, arrête, dit Azéna. Quelque chose ne va pas avec Umah et il y a cet homme encapuchonné avec lui. C'est probablement le dragonnier de ce dragon noir. Qu'est-ce qu'il veut avec Umah?
- Je ne sais pas, mais je commence sérieusement à en avoir assez de ces maudits dragons noirs. D'ailleurs, où a-t-il déguerpit?
Tyrath atterrit pour laisser ses ailes se reposer. Il chercha du regard pendant un moment. Finalement, Azéna aperçut leur cible à leur droite.
- Là!
Tyrath vira et ouvrit les ailes, mais il ne décolla pas. Azéna, confuse par son immobilité, lui demanda ce qui n'allait pas. Le drake répondit par un marmonnement incompréhensible. Il tomba à la renverse. Azéna dût sauter pour ne pas être écrasée.
- Qu'est-ce qui...
Une douleur au dos la paralysa momentanément. Elle tourna les talons. Sa vision s'embrouilla soudainement. Tout ce qu'elle put discerner c'était une silhouette encapuchonnée. Elle sombra rapidement dans les griffes de la fatigue.
« Azéna! hurla une voix caverneuse qui résonna dans l'esprit de la dragonnière. Qu'est-ce qui s'est passé? J'ai ressenti que tu étais en choc. Azéna! »
Mais, il était trop tard. L'archère ferma les yeux malgré elle. La dernière chose qu'elle entendit fut le hurlement strident du dragon noir puis, le sifflement désespéré de Yuzia.
✦×✦
Comment de temps s'était-il écoulé? Azéna n'en avait pas la moindre idée. Son esprit était embrouillé et elle n'arrivait pas à former une pensée concrète.
- Ils vont se réveiller bientôt, dit une voix masculine. L'effet du poison n'est que très bref. Je suis surpris qu'ils soient encore sonnés. Il va falloir faire vite.
Azéna entrouvrit les yeux. Elle n'aperçut que des ombres mouvantes dans une pénombre de multiples teintes. Tout était trop abstrait pour qu'elle ne puisse identifier qui que ce soit.
- Qu'est-ce que...
Elle ne termina pas sa phrase, l'énergie lui manquant. Son corps endolori criait sa détresse. Sa peau était en contact avec une surface froide et rude. Était-ce de la terre? Son esprit s'éclaircit lentement. Elle tenta de se lever, mais quelque chose limitait ses mouvements.
- Ah, elle est réveillée, dit la même voix masculine. Je t'avais averti.
- Tu n'as pas une autre dose de ce poison? demanda une deuxième voix, celle-ci plus menaçante.
Le premier homme garda son calme malgré qu'une touche d'irritation se discerna dans son ton.
- Je te le répète : c'est non. C'est une formule difficile et c'est tout ce que j'ai pu produire avec le temps que m'a donné.
Le deuxième homme grogna, visiblement énervé.
- Alors, elle observera, dit-il sinistrement. Vous deux, surveillez-la de près.
Observer quoi? Sur cette réalisation, Azéna paniqua et sa vision s'éclaircit enfin assez pour qu'elle puisse reconnaitre les traits des hommes. La plupart d'entre eux étaient revêtus d'une armure de cuir et de fourrure. Leur torse était partiellement nu, révélant leurs muscles saillants. Deux des guerriers se postèrent de chaque côté d'elle, massue de fer à la main. Elle réalisa alors qu'elle était étendue au sol et ligotée.
« Azéna ! appela Turion. Réponds-moi ! »
« Je ne sais pas où je suis, avisa-t-elle. Où es-tu? »
Elle se souvint avoir emporté la plume avec elle à la pratique de skotar. Depuis qu'on lui avait volé une deuxième fois, elle ne la laissa jamais derrière. Sous le choc, elle sonda frénétiquement autour d'elle.
« C'est une caverne, réalisa-t-elle avec effroi. »
Au centre de l'immense cavité naturelle d'une centaine de pieds en profondeur et d'une trentaine en largeur, il y avait une table de pierre engravé de plusieurs runes sur son long. Les runes émettaient une lueur faible qui amplifiait et atténuait comme un battement de cœur. Allongé sur la table, le bras pendant, dormait Umah. Il y était attaché par des menottes et des chaines qui trainaient jusqu'à des pieux de métal fichés dans la terre.
Un homme encapuchonné à la longue robe étrange lui touchait la tête d'une main et la table de l'autre.
- Il est près, annonça-t-il.
Yuzia renâcla, incapable de produire un son en cause de son museau retenu par des chaines. Elle se débattit comme un animal prit au piège, mais elle n'était pas assez forte pour briser le métal qui la soumettait. Tyrath était à ses côtés, aussi impuissant qu'elle. Il ne semblait pas blessé au moins, juste bouillant de colère. Il avait creusé des trous tellement il avait lacéré la terre de ses griffes.
Turion mettait du temps à répondre. Azéna commençait à s'inquiéter.
- Où sont mes affaires? questionna-t-elle les yeux rivés sur le barbare qui portait la robe de cérémonie.
L'un des gardes leva le bras pour la frapper, mais l'homme à la robe lui fit signe d'arrêter. Celui-ci se tourna vers son interlocutrice et un sourire cruel lui tordit le visage. D'une main gracieuse, il présenta la plume violette de Turion après l'avoir glissé hors d'une poche.
- C'est cet objet qui te trouble, n'est-ce pas?
Azéna n'en revenait pas. Encore une fois, on lui avait volé Turion de sous son nez. N'était-il pas possible de le protéger? Était-elle victime de malchance ou était-elle tout simplement incompétente? Cette-fois, elle avait sévèrement gaffé. Elle avait échoué lamentablement. Voir ses compagnons dans une telle situation la faisait perdre contrôle de ses émotions. Elle se sentait rongée, vidée de son espoir. Une larme s'échappa de son œil droit et roula le long de sa joue.
L'homme ricana, sa voix animée d'ardeur et de passion. Il déposa la plume près du visage inanimé d'Umah.
- Vois-tu, jeune dragonnière, le sang de l'innocence porte un grand pouvoir. Son père serait fier. Une innocence qui se gagne uniquement par la dévotion et un contrôle de soi absolu. Voici le pouvoir d'un jeune chaman noir encore innocent.
Azéna ne comprenait rien de ce que l'homme lui racontait. Soit il était fou ou un peu trop zélé. Qu'est-ce qu'un chaman noir? Umah en était un? Visiblement, l'homme se rendit compte de sa détresse. Il ricana, un sourire narquois s'élargissait à chaque instant lui donnant un air dément.
- Où en étais-je? Ah oui.
Il souleva la plume comme pour agacer Azéna en la paradant devant elle, puis, il la déposa la plume sur le torse d'Umah. La couleur vibrante de l'objet semblait être la seule source de vie dans l'obscurité de la caverne. Azéna ne put que la fixer, les yeux rivés sur le conteneur de son sage partenaire de vie.
- C'est extrêmement rare qu'une âme soit liée à deux dragons, dit l'homme. Une telle offrande des divinités, ton physique pittoresque... Oui, tu es digne.
- Qu'est-ce que tu vas faire, sale vieux croûton? demanda Azéna, une vague de rage déferlant sur sa raison.
L'homme ne se préoccupa pas des provocations de la jeune femme. Il ferma les yeux et se mit à psalmodier. Le langage qu'il utilisait paraissait ancien. Une puissance se dégageait de chaque mot.
Peu de temps plus tard, une aura grisée se drapa sur lui. Le gris se mélangea à un flux violet qui forma une énergie qui provenait en partie de lui et de la plume. Azéna crut entendre un rugissement qui la sonna momentanément. Elle ressentit une douleur au cœur qui se répandit au travers de son corps comme si c'était son âme qui était affectée. Un instant plus tard, Tyrath se recroquevilla et pleurnicha.
Azéna s'efforça d'ignorer le sentiment de déchirement qui parcourait son corps. La douleur l'efforça de fermer les yeux. Son sang bouillait, ses muscles se contractaient de plus en plus et ses organes semblaient s'étirer. Qu'est-ce qui lui arrivait? Elle voulait hurler, mais aucun son ne sortit de sa bouche entrouverte. De la bave pendait du coin droit et elle s'en fichait. Tout ce qu'elle voulait c'était ouvrir les yeux. Avec un effort titanesque, elle y parvint.
Tyrath était dans la même posture qu'elle, bavant et à moitié ankylosé. Il semblait concentrer toute son énergie à labourer la terre avec ses griffes avant malgré qu'il ne parvienne à peine à bouger. Personne ne le remarquait. Le groupe était fixé sur l'homme en robe de cérémonie et avec bonne raison. Un flux d'énergie connectait Umah, la plume de Turion et, au grand effroi d'Azéna, elle. Elle voulut se débattre, hurler, frapper, mais son corps était complètement paralysé comme si l'énergie était une grosse main qui la serrait.
Après un moment, un deuxième rugissement retentit, d'où exactement elle ne saurait dire. Le son semblait réverbérer de partout. Une série d'images, de couleurs et de sentiments se déversèrent dans son esprit et se mêlèrent aux siennes. Au début, elles étaient faibles, mais elles crossèrent rapidement. Elle se rappela des guerres sanglantes, des combats acharnés, un amour impossible, un devoir de protéger, un deuxième amour, celui-ci éphémère puis, une vie qui semblait éternelle, mais qui avait connu la mort. Était-elle une demie-elfe ou un dragon? Même son sexe lui était incertain à cet instant. Elle ne pouvait plus faire la différence entre deux différentes identités. Tyrath la regardait, ses yeux écarquillés par le choque. Elle voulut dire « quoi? », mais sa conscience n'était que transitoire.
Sa vision était filtrée par un halo argenté et violette. Les deux teintes s'entrecroisaient comme des veines se partageant un corps. Ses traits faciaux se tordirent et son corps se tendit de son propre accord. Soudainement, elle eut l'instinct de grogner, de bondir sur les humains et de leur déchirer le corps de ses crocs, mais elle n'avait pas de crocs. D'autres souvenirs s'étalèrent devant elle. Elle ne les reconnaissait pas et pourtant ils lui étaient familiers.
Finalement, le halo se dissipa et sa vision revint à la normale. Son corps fut libéré de son emprise invisible. Tyrath respirait librement aussi, visiblement soulagé. Entretemps, il avait réussi à creuser des trous assez creux pour qu'il puisse libérer ses pattes avant.
- C'est terminé, annonça l'homme qu'Azéna identifia comme étant un chaman. Il est à nous, le pouvoir de la mort et de la vie. Renaît Turionthraluan, grand représentant des tous les dragons, maître du vol violet, la nuée des dragons-dieux. Ne soit plus qu'un avec ta dragonnière, compagnons de vie éternellement liés en un corps.
Comment elle avait la certitude qu'il était un shaman, elle n'en savait rien. Soudainement, sa conscience s'affaiblit et une personnalité prit le dessus. Une personnalité si grande et puissante qu'elle eut l'impression qu'un océan la soumettait à son autorité avec une discipline en acier. Impuissante, elle se laissa submerger par son aura. Étrangement, l'aura lui rappelait l'odeur des minerais dans une belle caverne brillante de vie. Un calme paisible, une sagesse antique et une mélancolie profonde émanait de cette conscience. Surplombant le tout, elle voyait un magnifique mauve désignant un grand devoir de protéger et aimer. Mais en ce moment, la conscience était enragée.
- Je ne suis plus le maître du vol draconique violet, tonna Azéna d'une voix caverneuse et surnaturelle. Je suis mort et toi, chaman noir, tu joues avec un pouvoir qui est au-dessus de toi.
Azéna compris enfin, cette conscience c'était Turion et il avait le contrôle de son corps.
Sans la moindre hésitation, la conscience de Turion amplifia et grandit à un tel point qu'Azéna se sentit suffoqué dans un coin sombre de leur esprit partagé. Un peu plus et elle croirait disparaitre. Elle sentit ses dents, maintenant des crocs acérés, glisser sur sa langue. Elle vit ses ongles s'allonger en griffes et finalement, sa vision s'affaiblit et devint teinté d'un violet comme si elle était devenue daltonienne.
L'équilibre des deux personnalités était sur le point de basculer. Azéna commençait à oublier qu'elle était présente, qu'elle était vivante. Le chaman noir semblait approuver. Il fixait le spectacle avec une lueur gourmande dans ses yeux, presque comme une soif de sang.
Un rugissement fit trembler la caverne. Un bruit de métal briser sous une pression retentit et le monde fut virevolté dans un chaos de vent. Tyrath avait brisé ses chaines et avec ses crocs gigantesques, il déchira un barbare après l'autre et laissa les corps démantelés tomber lourdement dans son sillage. Il libéra Azéna. Enfin, son corps. Puis, d'un coup de queue, il broya le chaman noir qui psalmodiait toujours. Le sang éclaboussa au travers de la caverne.
- Calme-toi ! rugit-il en direction de Turion. Ce n'est pas ton corps!
La conscience de Turion frémit et ses émotions bouillantes se dissipèrent, laissant place à la presque évanouit conscience d'Azéna. Seulement lorsque le physique d'Azéna revint à la normale, Tyrath tourna son attention vers Yuzia. Il brisa les chaines qui la retenaient. La dragonne se mit immédiatement à se débarrasser des barbares qui tentaient de la soumettre. Le combat dura quelques secondes avant que le calme reprît.
- Arrêtez ! hurla Yuzia.
Les compagnons suivirent le regard de la dragonne brune. Umah, toujours inconscient, avait un couteau à la gorge. Un barbare tenait l'arme, prêt à agir. Un plus grand se tenait derrière lui et portait la parure d'un chef. Celui-ci ressemblait étrangement à son captif. Il était vêtu de fourrure et de cuir, de son cou pendait un collier de canines et de son crâne saillaient deux cornes de cerfs ébène. Ses petits yeux sombres émettaient une faible lueur qui dansait subtilement avec ses mouvements.
« Ça, c'est un chaman noir, informa Turion. Ce sont des êtres spirituels corrompus. Celui-là est plus puissant que l'autre. Je le sens. Ne lui fait pas confiance. »
D'autres souvenirs et sentiments furent déversés dans l'esprit d'Azéna. L'éveil soudain de Turion dérangea l'équilibre des deux consciences. Cet équilibre était si fragile, particulièrement puisque Turion était une entité si vaste et puissante. Azéna n'était qu'une petite souris à côté de lui. Il se retira immédiatement, laissant à la demie-elfe le contrôle de son corps.
- Je vais lui trancher la gorge si je n'ai pas ce que je désire, grogna le chaman noir.
Tyrath et Yuzia s'accroupirent, prêts à bondir.
- Je ne crois pas que c'est une bonne idée chef, dit le barbare qui tenait le couteau à la gorge d'Umah d'une voix pâteuse. Je veux dire... je sais que tu es puissant, mais c'est deux dragons...
- Très bien. Vous pouvez partir, mais je garde mon fils. C'est non-négociable. Sinon, je vais arracher l'âme de la demie-elfe hors de son corps, voir comment le corps réagirait au dragon uniquement. Ça pourrait être un véritable désastre, une monstruosité.
Tyrath siffla et abattît sa queue contre une paroi qui se fissura sous l'impact.
- Partez, ordonna le chaman. Maintenant !
Il se tourna vers Tyrath et sourit narquoisement :
- Pas de jeu, dragonneau.
Tyrath secoua la tête, insulté.
- Chef, le dragon violet..., commença un barbare posté à l'entrée.
Le chef haussa le bras et son subordonné se tut.
- Je reste, annonça Yuzia. Je ne peux pas abandonner Umah.
Tyrath et Azéna acquiescèrent.
- Dans ce cas, nous allons devoir t'enchainer, répliqua le chaman à Yuzia.
Il se tourna vers ses sbires :
- Cette-fois, assurez-vous que le dragon ne peut pas creuser. Vos âmes en dépendent, bandes d'imbéciles.
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