Diane
Diane allume une cigarette et l’écrase presque aussitôt, après avoir inspiré une seule bouffée de nicotine. Le regard vague, la main tremblante. Elle est nerveuse. Comme toujours, avant la réunion virtuelle quotidienne des cheffes d’Etat de l’Union européenne.
Non pas qu’elle ne se sente pas à la hauteur. Mais elle pèche par son anglais approximatif, lorsque ses collègues, en particulier celles du nord, s’expriment avec une fluidité et une précision qui lui fait encore défaut, en dépit des cinq ans presque révolus de son premier mandat à l’Elysée. Qui aurait cru qu’elle se retrouverait un jour dans ce fauteuil, somme toute plutôt inconfortable, style Louis XV oblige, mais au combien convoité, elle qui n’était qu’une conseillère départementale de second rang quand la Grande Disparition a eu lieu. Certainement pas elle, en tout cas.
Mais il faut croire que ses concitoyennes avaient été impressionnées par la manière dont elle a géré les premiers mois de la crise en Mayenne, sa terre d’élection, département dont elle s’était retrouvée à la tête, après que les hommes et le genre masculin tout entier, président du conseil départemental inclus, ait été effacés de la surface de la Terre, par on ne sait quelle expérience de physique quantique ou acte de Dieu.
Elle avait été la première à ordonner le rétablissement de l’électricité et de l’eau courante en ayant recours à des bataillons de femmes volontaires.
Elle avait fait garder la seule banque de sperme du département par une groupe d’ex-militaires stationnées à la base de Laval, et assuré que l’accès à la semence soit réglementé de manière la plus équitable possible.
Vétérinaire de formation, comme beaucoup d’élues locales, elle avait été la première à comprendre le danger que représentait la disparition des espèces sexuées sur la sécurité alimentaire du pays, et avait mandaté en conséquence la récolte immédiate de toutes les denrées disponibles, conditionnées pour durer, et l’échantillonnage des espèces végétales et animales clés pour la reconstitution des écosystèmes et de la chaîne alimentaire, à des fins de recherche sur la reproduction artificielle.
Quand les premières émeutes et scènes de pillage avaient éclaté dans les rues du centre-ville de la préfecture, elle n’avait pas hésité une seconde à prendre la parole, seule face à la foule, du haut de son mètre soixante, mégaphone à la main, pour exhorter ses congénères à faire preuve de calme, de civisme et de responsabilité.
Elle avait su trouver les bons mots. Les bonnes formules. Invoquant la solidarité féminine. Les valeurs de partage, de travail en commun, d’entraide dans la difficulté. Et elle avait fait mouche. Le calme était revenu.
Compétente, à la fois intransigeante et profondément humaine, souvent touchante, n’ayant pas peur de laisser transparaître ses émotions lors de ses nombreuses interviews télévisées, Diane était vite devenue si populaire qu’on ne lui avait pas vraiment laissé le choix de se présenter à la présidentielle.
Elle n’avait pas eu besoin d’un second tour pour être plébiscitée par les électrices.
Depuis cinq ans, elle s’était employée de toutes ses forces à appliquer la « méthode mayennaise » à la France toute entière. Et ses efforts commençaient à porter leurs fruits. La tension sociale était retombée, surtout dans les grandes métropoles. Les communications avec le reste du monde avaient été rétablies. La natalité était au beau fixe, grâce à un usage raisonné et efficace des réserves de sperme du pays. Il ne naissait que des filles, certes, mais ça réglait au moins un problème de court terme, le déclin démographique, en attendant que la science prenne le relai.
Sa plus grande réussite, le programme national de rééquilibrage des compétences et des forces vives de la nation, faisait l’envie de toute l’Europe et du monde. En France, comme partout ailleurs, la Grande Disparition avait laissé des pans entiers de l’économie en pénurie de main d’œuvre. On manquait de pompiers, de pilotes d’avion, de policières et d’employées du bâtiment, alors que l’on croulait sous les infirmières, les femmes de ménage et les professeures de lettres. Il avait donc fallu réorienter en urgence toutes celles qui n’étaient pas encore sortie du système scolaire, et aller chercher par la main celles qui n’étaient jamais entrées sur le marché du travail. Par ailleurs, et c’était bien là la chance de la France, il y avait suffisamment de femmes qualifiées dans le pays pour chapeauter la mission de reconversion dans chaque secteur en mal de travailleuses, massivement subventionnée par l’Etat.
L’économie en ressortait largement gagnante. Plus de chômage, ou presque, plus de femmes inactives, un emploi garanti à la sortie de l’école. Toutes les françaises pouvaient, et devaient, désormais vivre de leurs propres moyens, en parfaite autonomie.
Se remémorant ce bilan flatteur, Diane prend son courage à deux mains et se décide enfin à allumer son ordinateur pour rejoindre la réunion. Elle se connecte, et sur son écran, apparait une trentaine de visages féminins. Des jeunes, des moins jeunes. Des blondes, quelques brunes, une rousse, la Taoiseach irlandaise, mais surtout des cheveux blancs, car, il faut bien le dire, l’absence d’électeur mâle à convaincre avait permis aux femmes politiques du continent de passer outre l’obsession de la jeunesse éternelle.
On échange quelques politesses. La Première Ministre espagnole ose une plaisanterie pour détendre l’atmosphère.
Puis les discussions commencent. La Suède est préoccupée par les trop lents progrès de la science de reproduction non-sexuée. La Finlande et le Danemark approuvent. La Pologne fait état de réserves de sperme insuffisantes. L’Allemagne et le Portugal proposent un mécanisme pour mettre cette précieuse ressource en commun au niveau européen, et assurer les péréquations qui s’imposent. Diane, soucieuse de protéger les succès de sa propre politique sur le plan intérieur, se garde bien d’abonder dans ce sens.
On y reviendra.
Finalement, c’est la question de la sécurité des frontières extérieures qui revient, une fois encore, sur la devant de la scène. La Grèce et la Hongrie se plaignent des incursions de femmes venues de Turquie et d’Ukraine sur leurs territoires respectifs, en quête de nourriture ou d’un emploi. La chancelière allemande prend alors la parole, et est attentivement écoutée, forte de l’aura dont elle bénéficie en tant que seule représentante déjà en fonction au moment de la Grande Disparition, et reconduite à la tête du pays par la moitié restante de ses concitoyens. Il ne faut pas se plaindre, explique-t-elle, les choses étaient bien pires auparavant. La disparition de la plupart des forces armées, essentiellement composées d’hommes, a eu pour conséquence de pacifier les relations internationales. Et les rapports avec les dirigeantes turques et ukrainiennes sont excellents, bien meilleures que ceux entretenus jadis avec leurs prédécesseurs masculins, aucune raison de penser, donc, qu’il n’y a pas de solution possible.
Toutes acquiescent. Certaines applaudissent. Diane se contente d’un sourire un peu forcé. L’arrogance de l’allemande l’agace passablement. Discrètement, elle saisit son téléphone et envoie un message à son homologue belge :
« Elle se prend vraiment pour le messie, celle-là, toujours à nous rabâcher ses leçons du monde d’avant ».
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