Jim
Jim sort de la tour de la Citi Bank de Manhattan, la démarche légère, un large sourire aux lèvres. Sa demande de prêt a été acceptée. Les affaires vont pouvoir continuer, permettant à son entreprise d’engranger toujours plus de bénéfices. Il monte à bord de sa voiture de fonction, à l’arrière, et demande à Laurie, son chauffeur, une afro-américaine à la carrure imposante, de le conduire directement chez lui. Il a assez travaillé pour aujourd’hui.
Si Jim existe, aujourd’hui, c’est qu’il est né de sexe féminin, il y a trente-cinq ans, dans une famille nombreuse du New Jersey, d’origine italienne. Toute son adolescence, il s’est senti enfermé dans ce corps auquel il ne parvenait pas à s’identifier. Dès les années collège, se regarder dans le miroir est devenu une expérience étrange, à la fois irréelle et douloureuse. C’était à peine s’il se reconnaissait en voyant son reflet. Il insistait pour porter les cheveux courts et avait banni les robes et les jupes de sa garde-robe. A la puberté, quand sa poitrine a commencé à prendre forme, son premier réflexe a été de la dissimuler, coûte que coûte, en la comprimant sous des brassières trop petites, trop serrées. Tant pis s’il avait mal aux côtes, tant pis s’il avait du mal à respirer, parfois jusqu’à en avoir la tête qui tourne.
Jim a mis un certain temps à comprendre qu’il n’était pas une femme, mais un homme coincé dans un corps féminin. Mais quand il a enfin réalisé qui il était vraiment, il n’a pas hésité plus longtemps avant d’agir. Jim est un homme de décision. Un homme de risque, sûr de sa bonne étoile. Il a commencé la prise d’hormone un peu après seize ans, après une simple visite médicale, et achevé sa transition à l’aube de son vingt-et-unième anniversaire. C’est ce jour-là que Jim est né, une seconde fois, après un passage à l’état-civil pour changer de prénom sur son passeport. Tous ses proches l’appelaient déjà Jim depuis un bon bout de temps, mais, à partir de ce jour, plus personne ne l’a plus jamais appelé Jessica.
Quand la totalité de la population masculine a disparu, du jour au lendemain, il y a quelques années, Jim n’a pas pu s’empêcher de se sentir insulté dans sa virilité, en constatant qu’il ne faisait pas partie des appelés. Toutefois, une fois l’affront passé, il s’est senti fichtrement privilégié de pouvoir continuer son existence presque comme si de rien était. Il a même fini par voir un avantage, enfin, à posséder deux chromosomes X.
En effet, depuis la Grande Disparition, Jim fait partie de la poignée d’hommes encore présents sur Terre, tous transgenres, qui constituent une denrée rare, extrêmement recherchée par la gente féminine toute puissante. De fait, Jim n’a aucun mal à multiplier les conquêtes. Il est plutôt beau garçon, le visage fin, le menton en galoche, bleuit par une légère barbe brune, et la carrure sportive, grâce une hygiène de vie irréprochable. Il s’est marié, au tout début, avec une fille qu’il aimait beaucoup, Philippine, une fille bien sous tous rapports, mais leur relation n’a pas tenu. Trop de jalousie pour Philippine. Et trop de tentation pour Jim.
La profession de ce dernier n’a rien fait pour arranger les choses. Bénéficiant de caractéristiques physionomiques très recherchées dans cette nouvelle ère exclusivement féminine, Jim tire la plupart de ses revenus de la vente de son image, plus ou moins habillée, le plus souvent déshabillée. Son entreprise, ManFeel, spécialisée dans la pornographie hétérosexuelle et les accessoires coquins, est l’une des plus rentables de la planète. Les femmes se ruent par millions sur les vidéos qu’il produit, qu’il soit devant ou derrière la caméra, et ses sex-toys inspirés de véritables pénis, à la texture proche de celle de la peau humaine, comme ceux d’antan, sont victimes de leur succès, en rupture de stock quasi-permanente. Cela fait de Jim un homme extrêmement riche et convoité. Un peu trop, peut-être, au goût du jeune homme, pas franchement préparé à un tel succès.
La berline noire aux vitres fumées pénètre dans l’allée de la maison. Une villa avec vue sur mer, de style néo-colonial, le fronton de briques rouges et de bois gris, comme le veut la tradition dans les Hamptons. Jim l’a acheté à une vieille femme, une ancienne bimbo liftée de partout que la Grande Disparition avait fait veuve, tout en révélant un montant astronomique de dettes de jeu contractées par son feu mari. Il en avait tiré un bon prix.
Le quartier est ultra select. La plupart des résidents sont des couples lesbiens, dont le pouvoir d’achat est automatiquement plus important que celui des femmes hétérosexuelles, souvent seules. Les premières années, il y avait également quelques voisines saoudiennes et émiraties, sans doute trouvaient-elles dans ces résidences secondaires américaines un endroit où souffler un peu, le temps d’un été, jadis. Mais les pays du Golfe s’étaient eux aussi retrouvés peuplés uniquement de femmes, subitement, et la police morale et religieuse avait complètement disparu. Et les voisines s’en était retournées dans leur pays natal, nouvel eldorado égalitaire, où les dividendes du pétrole étaient désormais partagés entre les femmes, et personnes d’autre.
Jim se sert un verre de whiskey, et contemple l’océan depuis sa terrasse panoramique. Parfois, il se sent un peu coupable. Dans le monde d’avant, il était systématiquement relégué à la marge de la société, plus paria que pacha. Il peinait à trouver un employeur qui accepte de lui faire confiance. On se moquait de lui. On l’insultait. On le frappait, de temps en temps, s’il avait le malheur de rentrer chez lui une fois la nuit tombée.
Au contraire, dans le monde d’aujourd’hui, il fait partie de l’élite. Il est richissime. Il est adulé, courtisé en permanence. Il ne se passe pas une journée sans qu’on lui fasse des avances, plus ou moins subtiles. Parfois, ça en devient même insupportable. On le regarde comme un simple morceau de viande, l’eau à la bouche, sans considération pour sa personnalité, pour ses qualités intellectuelles, pour ses sentiments. Depuis Philippine, personne ne s’est intéressé à lui de manière véritablement sincère, comme s’il était condamné à être un simple jouet, un fantasme, un objet trop précieux pour ne pas être partagé, encore et encore. Peut-être vaudrait-il la peine que Jim reprenne contact avec son ancienne compagne ?
Il chasse cette pensée aussi vite qu’elle est venue, avant de se ressaisir. Jim n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort. Il a mieux à faire. Il a de l’argent à dépenser, milles prétendantes à qui faire l’amour, et un empire à construire, à étendre, jusqu’à l’infini. La Grande Disparition lui a donné une opportunité de changer le cours de son destin, et il serait stupide de refuser le challenge.
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