"Ses pensées sont incandescentes, ses mots sont la flamme fragile d’une bougie qui manque de s’éteindre à tout instant. Mais la foudre attend, la foudre est patiente. "
« Ses pensées sont incandescentes, ses mots sont la flamme fragile d’une bougie qui manque de s’éteindre à tout instant. Mais la foudre attend, la foudre est patiente. »
Résidence Étudiante "Fellows" de New York - Janvier
Dear Neil,*
Je suis finalement allée. En France. A Paris. Pendant une semaine et demie. Cet hiver sera même un hiver blanc dans la ville de lumière. Mais je ne vois rien de tout ça maintenant. Actuellement, je suis dans un face à face avec une feuille de brouillon. Je ne sais pas trop pourquoi, ni ce qui m’a décidé à te l’écrire, cette lettre. Je ne sais pas combien de fois j’ai relu ce qu’il y a marqué derrière sans bien comprendre pour autant de quoi ça parlait. J’ai piqué ça à Ioannos avant de revenir donc j’imagine vaguement que ça a rapport avec l’archéologie et le Pérou ou un pays du coin. Je n’ai jamais bien compris où et sur quoi exactement il travaille depuis presque deux ans. Je suis comme les petits, je préfère penser qu’il est à la recherche de la momie de Raskar Kapak. Raskar Kapak, je suis presque sûre que ça ne te parle pas d’ailleurs. Je suis à peu près sûre que pour toi, Tintin n’est qu’un vague film de Spielberg. Peut-être l’as-tu vu ? Tout cela pour dire qu’Ioannos a une production de papier imprimante à détruire la forêt amazonienne. Alors autant réutiliser. Quand je vais les voir, je reviens souvent avec des kilos de papiers brouillons. A défaut, je me les envoie par la poste. Puis on partage avec Nathanaël et Louane. Eux aussi, ils ont une consommation de papier brouillon démentielle. Surtout Louane. Je te la présenterais quand tu reviendras. C’est ce genre de personne qui arrive à te développer une formule mathématique d’une partition de musique baroque ou dans la construction des faux plafonds de certaines salles de cours. Des fois, même, on la perd. Nath la ramène dans le monde réel grâce au fumet d’un gâteau sorti du four. Saupoudré de quelques notions d’économies. Il est complétement pragmatique et a un manque flagrant d’imagination. Sauf quand il faut assaisonner une viande en sauce ou faire une garniture de muffin.
Que te dire, que te raconter ? J’ai l’impression de débiter des futilités par paquets de dix, de te parler de gens que tu ne connais ni d’Eve ni d’Adam. C’est bien pour ça que ma feuille de brouillon reste aussi vierge que la banquise dans l’hiver austral, qu’un certain nombre de feuilles griffonnées jonchent le sol de ma chambre étudiante. Tout ce que je pense, ce que je te dis intérieurement, tu ne le sauras pas, jamais. A quoi tu penses, Neil ? A quoi tu rêves ? Penses-tu à moi ? Tu sais quoi, idiot de marin ? Rêve-moi. Invente mes désirs, imagine mes dons et mes larmes. Modèle mon être en un songe meilleur. Rêve-moi, je t’en conjure…. Je l’ai écrit, en français en plus. Autre page de brouillon gâchée que j’envoie au sol. C’était trop direct, j’en rougis légèrement. On va reprendre depuis le début, ce sera plus simple pour ta présence imaginaire silencieuse et pour moi-même. C’est moi, l’idiote, tu ne penses pas ?
Recommençons tous les deux mon duel avec la page blanche. Pourquoi j’ai décidé de t’écrire. Parce que je me suis confiée à quelqu’un et qu’elle m’a écouté et conseiller. Elle s’appelle Ephkaïa, c’est une mamie, ma grand-mère de cœur, elle s’occupe de moi depuis que j’ai quinze ans. On préfère d’abord la surnommer Yaya. Je suis allée me réfugier chez elle, au milieu des autres enfants, les plus jeunes. Je n’ai plus vraiment un statut d’adulte l’espace d’un instant quand je suis chez elle et ça me plait. Elle porte une attention à chacun et j’ai eu le droit à mon moment de tête à tête. On a parlé autour des halvas et du thé aux épices de mes études, de ma vie, des autres. Et puis tu es arrivé, que dis-je, tu t’es invité dans la conversation. Tu sais ce qu’elle a dit, cette vieille chimère ? Elle m’a dit que si je ne t’écrivais pas, je le regretterais toute ma vie, aussi courte qu’elle sera. Elle a aussi dit que tu étais complétement fou. Enfin, elle a dit que tu étais complétement « trelos ».Ou quelque chose approchant. Et ça veut dire fou, en grec. J’ai cherché. Seulement, ça, c’était il y a deux semaines, je t’avoue. Ca fait donc deux semaines que je me bataille avec ma feuille de brouillon, à raison d’une à deux heures par jour. D’accord, j’ai un peu plus de trois mois encore pour te l’écrire, cette lettre. Mais si je me dis ça, dans trois mois, je suis encore devant ma page blanche.
Tous mes brouillons commencent de la même façon. « Dear Neil » Cher Neil. Comment tu as pu t’attacher à une personne que tu connais si peu ? Qu’est-ce que tu connais de moi ? Et moi de toi ? Et si, au final, je te parlais de tout ça. D’Ioannos et de ma cousine. D’Ephkaïa. De Nathanaël et de Louane. De Paris. De New York. Je te dessinerais Raskar Kapak et la neige à Paris. Je dessine moins bien qu’Évangeline. Encore une personne de mon entourage que tu ne connais pas. Mais ce sera mieux que rien. Mon crayon s’envole déjà, esquisse, je t’enverrais les dessins sur le papier brouillon, j’illustrerais mes propos, au sens propre. Je te demanderais d’en faire de même, quand je t’ai rencontré, on m’a dit que tu dessinais très bien.
« My dearest Neil **». A l’ère de Skype et des mails, certains diront qu’une relation épistolaire est dépassée. Je pense que c’est faux. Regarde-nous. Je te fuis lorsque je t’ai en face, il m’est plus simple de me confier à toi, en pensée et sur papier. Je ne sais si j’aurais eu la même liberté derrière un écran d’ordinateur ou de vive voix. Mon crayon court encore sur le papier, déverse ses mots dans un anglais simple et fort. Raskar Kapak est déjà recroquevillé dans un coin de ma page avec sa boule de cristal, est venu s’ajouter un portrait d’Ephkaïa, esquissé dans son intérieur cosy qu’elle a aménagé. Ai-je réussi à retranscrire son autorité naturelle, sa bienveillance mais aussi son inflexibilité ? Crois-moi, lorsqu’on était là-bas, il fallait que ça file droit sinon, on en entendait parler. Assez parlé de moi, parle-moi de toi, Neil. Tu as horreur de ça, tu ne parles jamais de toi, tu me l’avais dit lorsqu’on s’est rencontrés la première fois, quand je t’ai donné ma règle intrinsèque. Au point où j’en suis avec cette fichue règle, tu peux bien faire un écart, une concession. Comment ça se passe là-bas, à quoi ressemble ta vie de soldat ? Et qu’aimes-tu ? Je te dois un cadeau de Noël, tu m’as offert ton pull. Il ne me reste que trois mois, moins encore si on compte le temps que mettra à arriver entre tes mains.
Dépêche-toi de répondre, idiot de sergent. Ne martyrise pas trop tes hommes et tes camarades, je crois qu’ils t’apprécient. Il parait que tu portes chance.
Must go now.
Yours sincerely***
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*Cher Neil
** Mon très cher Neil
*** Je dois y aller. Bien à toi .
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