2.Neela
— Voyons cette récolte, deux Orionides, cinq Ursides, douze Draconides.
Deux heures plus tard, je ne sais plus où mettre la tête. Une montagne de bocaux dévore les trois quarts de mon bureau. À cette allure, je vais devoir en commander plusieurs cartons.
— Quelqu’un approche, bougonne Jaal.
Je souris. Comme prévu, monsieur le grincheux refait surface.
— J’imagine que ce doit être Flanie, il est l’heure du déjeuner.
Je referme avec précaution le bocal contenant des Pisces et récupère dans l’armoire une nappe qui fera office de table. À peine le molleton dressé au pied du cerisier, la cadence soutenue de ses pas s’arrête nette dans mon dos.
— Neela, tu dois partir. Tout de suite ! m’ordonne-t-elle à bout de souffle.
— Bonjour à toi aussi, fidèle meilleure amie !
Je ne prends pas la peine de tourner la tête pour réagir à cette facétie.
— Je ne plaisante pas, dépêche-toi, les gardes vont arriver d’une minute à l’autre.
Je me lève incrédule à ses mots et lui fais face. Jaal ne dit rien, mais je sais qu’il écoute.
— Tout est ma faute, je n’aurais jamais dû lui dire.
Elle regarde plusieurs fois derrière elle comme si la mort allait apparaitre. Ses traits tirés m’effraient. Sa louve protectrice, Loupa, marque la peau pâle de Flanie du voile des ombres. Elle ne badine pas. Jaal s’agite en écho. Des rosettes se multiplient sur mes avant-bras. Je l’installe sur une chaise et m’accroupis devant elle.
— Flanie, calme-toi et ordonne à Loupa d’en faire autant. Tu es en sécurité ici. Jaal, baisse le ton aussi s’il te plait.
Sa main tremble alors qu’elle saisit la mienne.
— Prends ton temps, dis-moi ce qu’il se passe.
Entre son regard qui fuit le mien et sa façon d’entortiller ses boucles blondes autour de son index, je suis à deux doigts d’abaisser mes boucliers pour lire dans son âme. À la place, j’insiste en pressant ses doigts. Elle lève ses yeux lavande vers moi. C’est le déclic. Misère, ils sont remplis de larmes et de peur. Je fronce les sourcils et continue de l’encourage à parler.
— Les recherches sur les récurrences de ton rêve n’ont rien donné, finit-elle par émettre les lèvres tremblantes. Alors j’en ai informé, Famello, l’assistant de mon grand-master. J’étais persuadée qu’il pourrait m’aider. (Elle hausse le ton) Si tu avais vu la stupeur dans ses yeux. Il m’a isolée dans la salle de méditation. À travers la porte, j’ai entendu sa conversation avec un garde. Ils vont t’enfermer. J’ai réussi à m’échapper et à venir jusqu’ici pour te prévenir.
Allons bon. Je sens qu’une nouvelle histoire de prétexte pour rencontrer le porteur de la Flamme se profile à l’horizon.
Je ris aux éclats.
— Qui, « ils » ? Famello et ce garde ? Ils n’ont aucun pouvoir.
— Ne te moque pas, je les ai entendus, s’écrit-elle affolée.
Je secoue la tête puis ajoute, l’air sérieux.
— Mon père est-il au courant ?
— Je ne sais pas.
— Très bien. Alors, allons le voir et dissipons ce malentendu.
J’ai hâte d’entendre les arguments de ces deux acolytes face au Guide. Je retire ma blouse et me dirige vers l’entrée de la serre. Flanie collée sur mes talons. Avant même d’atteindre le premier virage qui mène à la jungle, un bataillon de gardiens fait irruption et nous encercle. Deux ours et un puma montrent leurs crocs.
Je rêve. Une dizaine de combattants de chaque confrérie magique ?
Tous affichent un regard sévère.
Ont-ils perdu la tête ? Cet étalage de force semble irréel.
Plus désemparée que jamais, Flanie braque un regard signifiant « tu vois, je te l’avais bien dit ».
Inutile de paniquer face à cette absurde histoire. Une explication logique éclaircira tout ce tapage. Restons méthodiques afin d’en savoir plus.
— Je n’aime pas leur façon de nous regarder, gronde Jaal.
— Moi non plus.
Flanie se poste à mon côté, un air de défi sur le visage.
J’abaisse mes boucliers psychiques à moitié pour déceler un éventuel charme. Rien d’insurmontable, juste des lignes croisées typiques des utilisateurs de magie. Jaal profite de ce moment pour se frayer un passage vers ma psyché. Son esprit s’agite comme un lion en cage.
— Patience, Protecteur. Toute hâte pourrait envenimer la situation. Ils sont à cran. Leur harmonie cosmique s’en ressent, ils n’hésiteront pas à utiliser leur pouvoir. Laisse-moi faire.
— Quelle charmante visite !
— Tu crois vraiment que c’est le moment de jouer les hôtes ? gronde Jaal fâché par cette intrusion.
Le capitaine du bataillon s’avance et pointe sa lance à la hauteur de la poitrine de Flanie. Sans réfléchir, je m’interpose et la fais passer derrière moi. Loupa montre les crocs. Je l’entends grogner.
Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Je constate aussi que les magiciens se tiennent prêts à intervenir.
— Venez avec nous ! m’ordonne-t-il.
Je refuse. Flanie pointe un doigt accusateur vers l’homme qui nous tient en joue.
— Que voulez-vous au porteur de la Flamme ?
Sa lance remonte avec lenteur pour se poster à la hauteur de ma carotide. Jaal devient fou. Il est sur le point de transgresser les règles pour sortir. Son voile des ombres recouvre mes bras. Si je n’arrive pas à le contenir, il va attaquer.
— Calme-toi mon ami, ils ne peuvent rien contre nous pour l’instant. Je suis la fille du guide de Narbète et la Flamme vit à l’intérieur de mon corps. Ce capitaine le sait. Crois-moi, mieux vaut ne pas attiser le courroux de mon père.
— Je suis en colère.
— En effet, tes émotions m’oppressent. Attendons de voir ce qu’il va dire.
— Éloignez-vous d’elle !
Rien d’intéressant apparemment. Mes yeux fixés à ceux du capitaine, j’encourage Flanie à obéir en la poussant sur le côté. Elle résiste. J’accentue mes efforts.
— Flanie, la supplié-je.
Elle souffle puis s’écarte jusqu’à la périphérie du cercle, un gardien l’empoigne sans ménagement. Un râle sourd remonte dans ma gorge. Jaal affirme sa frustration à l’unisson avec Loupa. J’inspire avec force pour l’apaiser. Les lances se tendent comme une couronne d’épines en guise d’avertissement.
— Non Jaal ! Ce serait leur donner raison sur la légitimité d’un affrontement. Je ne leur donnerai pas cette satisfaction. Ils sont terrifiés, qu’est-ce que Famello a bien pu leur dire ?
— Ordonnez à votre protecteur de retirer son voile des ombres.
Je fronce les sourcils.
— Si vous le pouvez, rajoute le capitaine dans un murmure amusé.
Pourquoi cette remarque douteuse ? Il remet en cause mes capacités ? Tout le monde sait que mon don me permet de parler avec le demi-dieu qui m’habite.
— À quoi joue cet homme à la fin.
— Je pourrais le tuer pour ces actes.
— Inutile. Nous lui faisons bien assez peur. Ça lui impose la prudence, mais si tu veux mon avis ce n’est pas de nous qu’ils devraient s’inquiéter à cet instant. (Un bourdonnement lointain s’approche à toute vitesse), mais d’elle.
J’esquisse un rictus entendu. Le muscle de la joue du capitaine se crispe. La tension monte d’un cran alors que Jaal se détend au fur et à mesure que le bruit s’amplifie. Dans trois, deux, un…
La donne va changer de camp. Même Flanie affiche un sourire franc.
— Fala ne va pas leur faire de cadeau, assure mon protecteur, laisse-moi prendre le contrôle.
— Non !
— Neutralisez-les ! s’écrie l’officier.
Mon sang s’enflamme en entendant ces mots.
Les ensorceleurs et les enchanteurs déroulent des parchemins sur lesquels je reconnais des gréos de paralysie. Ils n’oseront pas ! Mon cœur s’affole. Le ciel s’assombrit. Le vent se lève. Mes efforts pour garder la maitrise de mon don s’effritent. Les regards se croisent entre celui du capitaine et ceux de ses suppléants. Son arrogance ne faiblit pas. Mes mâchoires se serrent. Mon sang afflue vers mon visage. Je bous de l’intérieur. Chacun semble prêt à frapper. Si je cède à mes pulsions, je crains de ne pas me retenir.
Inspire.
Expire.
Inspire.
Expire.
Peu à peu, l’azur se rétablit. Je n’en suis pas pour autant apaisée. S’ils se figurent pouvoir faire du mal à mes amis, ils se fourrent le doigt dans l’œil. Les Ionodins sont de redoutables guerriers, mais leur devoir ne les transformera pas en victimes collatérales. Même si la joie de voir tous ces Narbes se faire botter les fesses me réjouit, je dois m’interposer.
Déterminée, je lève la main bien haut et met fin à cette bataille avant même qu’elle commence. Tout le monde exprime une fatuité contenue. Une lionne et un ours s’apprêtent à charger. Jaal rugit.
— Je vais leur dire de partir, annoncé-je d’une voix placide. La violence n’apportera rien. La reine Fala obéit aux protocoles.
L’essaim se déploie identique à un couvercle qui scintille au-dessus de nos têtes. Les mages demeurent sur le qui-vive.
— Tout va bien, Neela ? demande Fala.
Je ne quitte pas des yeux le chef. Une noirceur insupportable anime ses traits.
— Pour l’instant, je doute que mon père soit au courant de tout ce désordre.
— Quelle mouche les a piqués ? Tu es grand-master. Tu maitrises ton don. Tu portes la Flamme sacrée. Ta protection devrait être leurs priorités.
— Flanie affirme que c’est au sujet de mes rêves, je n’en crois rien. Laissons-les m’emmener, ils ne tenteront rien. Vole plutôt prévenir mon père avec Flanie. Ensuite, rassemble toutes les fées et trouve un endroit sûr.
— Hors de question !
— Fala ! Obéis à ce que je te dis !
— Comment peux-tu m’ordonner de t’abandonner ?
— Je protègerai Neela, intervient Jaal, personne ne lui fera de mal, tu connais ma puissance.
Un silence interminable s’installe en attendant la réponse de la reine. Les secondes s’étirent si bien que j’en oublie presque de respirer. J’ai peur qu’une nouvelle dispute se déclare sur l’aptitude de chacun à me défendre.
— D’accord, finit-elle par capituler, je compte sur toi, demi-dieu.
Je respire soulagée.
— Contente-toi de préserver notre famille, reine des fées.
Mes poumons lâchent le peu d’air encore emprisonné à l’intérieur. Enfin, ils trouvent un terrain d’entente. Si j’avais su cela avant.
— Maintenant, pars ! Je te confie Flanie.
Je suis comblée par cette alliance inattendue.
— La reine Fala consent à se retirer si l’apprentie Divin Flanie Dolnor l’accompagne.
Le capitaine ricane. Un gardien s’avance avec mon amie en bout de bras. J’observe sa frêle silhouette se dégager de son emprise avec souplesse. La tête haute, les épaules en arrière, elle rejoint l’essaim qui forme aussitôt un bouclier autour d’elle. Le spectre de Loupa se matérialise hors de son corps et grogne avec férocité.
— Pas la peine de dramatiser, crache l’officier. Nous nous conformons aux directives. Récupérer l’usurpatrice.
Ai-je bien entendu ? Usurpatrice ? D’où vient cette idée saugrenue ? Et les rêves dans tout ça ? Flanie en perd la voix et Jaal rugit. Quant à Fala, le tintement qui s’échappe de sa bouche suffit à exprimer son indignation.
— Maintenant, suivez-nous !
Oh ! Oh ! Mais oui. Je comprends ! Ce doit être une épreuve pour la première cérémonie des âges. J’ai lu dans le livre « le voyage initiatique » que chaque élu participait à ce test. Je fais un clin d’œil appuyé à l’officier pour lui signifier que j’ai tout deviné. Aucune réaction ! Le rôle du méchant lui va à merveille. Il se borne à aboyer des ordres aux mages puis au bataillon. Je me contente de contempler, comblée. Mon père, je suis certaine qu’il est à l’origine de tout. Fala qui se retire aussi facilement. Et cette entente fortuite après soixante-dix ans de dispute. Comment ne pas faire le lien ?
Chacun prend une place stratégique au sein du régiment comme si j’allais exploser à tout moment. Aux quatre points cardinaux se positionnent les enchanteurs et sur la partie externe les métamorphes. Un double anneaux de lumière en forme de huit s’ajuste autour de mes poignets, neutralisant temporairement mes pouvoirs. Je les fixe incrédule. J’adore ! Enfin, si ces babioles les amusent. Jouons le jeu jusqu’au bout. Un dernier regard vers Flanie, je suis l’escorte en silence, docile.
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