10. Rae
Quelle puanteur ! Je refoule mon sens de l’odorat face à la réalité qui m’entoure. J’en ai admiré des horreurs dans ma vie, mais celles-ci les dépassent toutes. Pas la peine de laisser souffrir mon nez. J’ai bien assez à gérer avec la vue. J’examine une fois de plus la pièce. Les murs cendrés sont bariolés de sang qui dégouline généreusement vers le sol. Il forme des flaques sombres sur les dalles de pierres. Brunes ? Noires ? Grises ? Impossible de définir avec précision leur couleur parmi toutes ces matières gluantes et poisseuses qui s’entremêlent entre elles. J’en ai plein les bottes. Elles se collent et se décollent à chaque pas dans un bruit à mi-chemin entre un claquement de langue et de la boue qui cloque. Je m’approche des deux étagères sur la droite, des bocaux d’animaux morts et mutilés les remplissent. Entre elles, des guirlandes d’oreilles sont accrochées sur trois rangées par des hameçons à moitié rouillés. Au-dessus de chacune d’elles, des noms taillés à même le mur. Le dernier : Torkal.
Dans le genre glauque, on ne fait pas mieux.
Si Balin voyait ce trophée, je n’ose imaginer quelle stupidité il inventerait à l’encontre de Bulgaro. Après un coup d’œil rapide sur les différentes gravures, je me concentre sur la panoplie du parfait cinglé qui pend sur l’autre cloison. Un panel créatif pour tous les appétits, du simple couteau aux instruments élaborés. Juste en dessous, un établi de bois épais où courent sur toute la longueur des chaines, des ciseaux, des pinces, des tenailles. Une scie aux dents cassées traine comme un naufragé parmi des morceaux de tissus déchirés et ensanglantés. Au milieu de ce désordre, une imposante croix pourvue de sangles porte aux quatre extrémités des entailles de haches. Dans le coin opposé trône le coffre où j’ai découvert la mélodie. Dessus, un grand nombre de membres disloqués sont encore posés.
J’inspire à fond et commence l’inspection détaillée de chaque angle de la pièce. Je soulève, je tire, je pousse tout ce qui peut dissimuler un indice. Que ce soit sous les amas de chairs en putréfaction ou derrière les meubles délabrés, aucune trace d’un début de porte. Au troisième tour de piste, je maudis Balin pour n’avoir rien découvert. Ma patience atteint ses limites. Je balance mon poing à travers un mur invisible et ramasse une chaise couchée sur le sol. Je m’assois dessus, les coudes posés sur les cuisses et la tête entre les jambes.
Réfléchis Rae.
Balin dit que je dois trouver une porte qui mène à sa véritable conscience. Une porte. Une porte. Qu’est-ce qui pourrait faire office de porte dans cette porcherie ? Je balaie une fois de plus les pans de chaque mur. À part les toiles d’araignées et les taches de sang. Rien. Pas même une fissure. Je désespère.
Une porte.
Une porte.
Montre ton intelligence, Rae ! Fournis un effort !
Attends.
Je m’éloigne du problème. La porte existe. Je dois seulement trouver la façon de la faire apparaitre. Je tapote mon index sur la cicatrice en relief au dos de ma main entaillée par Grug le montagnard des cavernes sifflantes. La toucher me permet de me concentrer sur l’essentiel, comme le jour de ce combat. Le verrou de sa faiblesse s’était débloqué suite à l’enchainement des mécanismes.
Mais oui.
L’ordre.
Je saute sur mes pieds et tourne en rond. Un truc ne colle pas dans ce schéma. Si pour déclencher le dispositif les notes doivent être interprétées dans une combinaison précise. Pour faire apparaitre la porte, je dois. Je dois. Jouer le chaos ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ? D’accord, si je me trompe, je finis ma vie ici, prisonnier de cet esprit fou. Mais si j’ai raison, alors !
J’attrape le papier froissé qui traine dans la poche de mon habit spectral depuis le début de la nuit et siffle la mélodie écrite à l’envers. Je stoppe dix secondes, et recommence. Je roule des yeux dans tous les sens prêts à subir le revers de mon audace. Au lieu d’un échec, un frémissement ébranle la pièce. Il se répand comme un écho. La paroi gauche se craquèle et un rectangle assez grand apparait en relief.
Oh ! Oh ! C’est qui le meilleur ?
Un élan de fierté vient bomber mon torse. Si mon frère me voyait, il m’assènerait une tape dans le dos et m’ébourifferait les cheveux. Comme il me manque. Je chasse cette pensée nostalgique et donne un coup de talon sur le plâtre. Au boulot ! Un nuage de poussière se répand dans la pièce et me fait tousser. J’agite les mains pour le dissiper. Derrière cette brume, je devine l’entrée d’un immense labyrinthe de verdure.
Et merde un système de sécurité intrusion.
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliquer ?
Pas de panique.
J’ai déjà vu ce genre de dispositif dans les esprits pour empêcher les « voyageurs » de découvrir leurs secrets. Voyons ce que ce manipulateur mental a dans le ventre. En tout cas, il a l’air d’avoir du talent. Quand je constate la hauteur des haies épaisses de ronces sauvages, j’ai moins envie de rire. Celui qui a construit cette structure dans cette psyché est loin d’être un amateur. Je reconnais le savoir-faire d’un manipulateur de grande envergure. Si mon père dragon m’accompagnait, il me dirait que pour contrer ce petit bijou d’entrave mentale bien ordonnée, rien ne vaut une excellente discipline et une vitesse accrue. Le principe se situe dans l’exécution d’une trainée d’essence spectrale à chaque croisement emprunté quand celui-ci est obstrué. Puis, renouveler l’opération jusqu’à la sortie du labyrinthe. Attention tout de même aux pièges !
Je sautille sur place pour chauffer les muscles de mes cuisses et fais rouler mes épaules en battant des bras. J’effectue plusieurs séries de flexions des jambes. J’ai le cœur qui monte en cadence. Que la course commence !
Trois, deux, un…
Je m’élance à toute allure vers l’entrée composée d’une voûte de pierre. Au premier croisement, je prends à gauche et ralentis. Des lianes courent entre les deux haies épineuses. De grosses racines marbrent le sol terreux. J’arrive à les éviter assez facilement malgré le nombre. J’accélère. La voie semble libre. Deux intersections plus tard, je tombe nez à nez avec un mur. Pas de chance. Je reviens sur mes pas et marque de mon essence spectrale le mauvais chemin. Je reprends ma progression et bifurque à droite au prochain carrefour. Un damier de roches remplace la terre et les racines. Je freine des deux pieds et m’arrête avant le premier pavé. Je pivote sur moi-même à la recherche d’un piège apparent. Je ne vois rien. Toujours méfiant, je m’accroupis et effleure la mousse qui recouvre les pierres. J’en prends un morceau entre mes doigts et l’écrase pour en extraire son jus. Son gout pique mon palais, pas de poison. Je me relève et la teste de la pointe de ma chaussure. Elle résiste. J’avance d’un pas puis m’arrête. Rien ne se passe. Je continue ma progression lente tout en recommençant mon inspection. Mieux vaut prévenir que guérir. Au bout d’une minute, je regarde en arrière. J’ai déjà effectué la moitié du couloir, aucune menace à l’horizon, sinon, il se serait déclenché depuis longtemps. Je décide de reprendre ma course, la prochaine bifurcation se situe à deux cents mètres. C’est parti !
Soudain, le sol se dérobe sous mes pas comme s’il n’avait jamais existé. Bordel ! Je m’agrippe à l’une des pierres saillantes du mur pour ne pas m’écraser dans un trou piégé de pointes.
Je jure comme un charretier contre ce manipulateur qui a failli m’avoir. Ce trop-plein de confiance m’a fait oublier la règle trois essentielle à la survie « Ne jamais sous-estimer son adversaire ».
Si je ne sors pas vite de ce guêpier, je ne donne pas cher de ma peau. Mes doigts commencent à s’engourdir et ce n’est pas propice. J’inspire profondément et par effet de balancier me projette en avant. Je me réceptionne sur la terre ferme. On peut dire que j’ai eu chaud, quand je vois le nombre de pointes qui me nargue. Respect. Ce manipulateur est très doué. Ce labyrinthe grouille de pièges en tout genre. Sa faiblesse doit l’obséder pour qu’il protège autant sa psyché. Misons davantage sur la prudence.
Adieu lièvre ! Bonjour tortue !
Je retourne au point précédent en petites foulées et prends à gauche. Le paysage a changé.
Sérieux ? Il était obligé ?
Les haies végétales ont disparu pour laisser place à des murs d’eau. L’un d’eux se dirige au milieu de la voie, obstruant l’accès. C’est une blague ? Des poissons y nagent. Je m’approche, une poignée en fer est coincée entre deux coraux rouges. Je soupire, ça pue le guet-apens, mais je m’incline.
Tu veux jouer, on va jouer.
Je plonge la main dans l’eau froide et tire sur le levier. Comme je m’y attendais, la paroi aqueuse s’effondre. Tout un tas d’animaux aquatiques agonise sur un tapis d’algues bleues au milieu du chemin. Quel gâchis ! Soudain, un drôle de grondement s’élève dans mon dos. Je me retourne et écarquille les yeux. Les murs d’eau s’écroulent en cascades pour former une énorme vague d’écume blanchâtre.
Par les ténèbres ! Je vais crever ici !
Je cours comme un cerf aux abois. Le sol se fissure et un trou gigantesque apparait. Je m’élance sans réfléchir et saute par-dessus le gouffre. Je retiens mon souffle. Mon cœur bat d’un rythme effréné. Je sens que ma détente faillit. Au moment de l’impact, je m’agrippe comme je peux à la bordure. Mes ongles griffent la terre molle sans s’y accrocher alors que le reste de mon corps est suspendu dans le vide. Mes doigts glissent sur la paroi gluante jusqu’au néant.
Non !
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