13.Rae

7 minutes de lecture

Je suis allongé, il fait noir et j’ai froid.

Où suis-je ?

Ma chute me revient en mémoire comme un retour de manivelle en plein visage. J’ai un mal de crâne à se taper la tête contre un mur. Dès que je bouge, un aiguillon de douleur vient me pourfendre les os. Je tâtonne du plat de la main de gauche à droite, on dirait que le sol est recouvert d’une fine couche d’eau. Je suis trempé et paralysé. Le point positif dans tout ce chaos, c’est que rien ne peut se briser sous ma forme spectrale. Tout ce que je ressens n’est que le fruit de ma psyché au même titre que les habits que je porte ou les objets que je trouve au gré de mes voyages. Cette réalité n’en est pas pour autant déconcertante. Je cligne plusieurs fois des paupières, le noir persiste.

Cette situation commence à sentir l’illusion à plein nez.

— Hé ! Y a quelqu’un !

Le silence répond.

Ma parole ! Ce manipulateur a réussi à me piéger dans une faille. Je rage de l’avoir laissé faire. J’espère que je ne flotte pas dans les limbes, où je suis foutu. Cette partie vide de l’esprit ressemble à un précipice sans fond où la conscience jette tout ce qu’elle ne souhaite plus garder. Les souvenirs, dits mineurs, finissent par disparaitre, oubliés à jamais. Il est impossible d’en sortir sans une aide extérieure. Tous les voyageurs redoutent cet endroit de malheur. Moi, y compris.

— Ah !

Je crie encore de frustration.

— Qui es-tu ? me demande une voix d’enfant aussi frêle qu’un souffle.

Je fronce les sourcils.

Oh ! Il se pourrait que j’aie de la chance en fin compte.

— C’est toi qui as éteint la lumière, gamin ?

— Tu n’as pas répondu à ma question. Tu dois d’abord répondre, ce sont les règles.

Hum, un petit futé.

— Rappelle-moi les règles ?

— Et bien répondre aux questions que je te pose.

Sale petit morveux ! Il a de la chance que je ne puisse pas me remuer, un bon coup de pied aux fesses ne lui ferait pas de mal pour lui apprendre le respect. Il sait qu’il agit en position de force et il en joue. Tout compte fait, je ne pense pas flotter dans une faille, mais dans l’antichambre du subconscient. Il a cette capacité de nous faire voir des vessies pour des lanternes quand il sent un quelconque danger. D’ailleurs, est-ce lui qui m’a amené ici ? Méfiance. S’il a choisi l’apparence d’un enfant, ce n’est pas anodin.

— Je suis un voyageur.

— Les voyageurs font du mal aux enfants.

— À bon ? Qui t’a dit ce mensonge ?

— L’homme en noir qui garde la porte.

Grosse, grosse erreur, manipulateur, il ne faut jamais berner les enfants. Surtout lorsqu’il s’agit du subconscient de son jouet.

— Je suis un voyageur bienveillant, je ne fais de mal à personne.

— Tu es un menteur.

— Pourquoi je te mentirais ?

— Pour me prendre mon violoncelle, l’homme en noir a dit que personne et surtout pas les voyageurs ne devait toucher à mon instrument. Ils le casseraient et je ne pourrais plus jamais jouer pour Maman.

— Tu veux bien allumer pour que je puisse te voir ?

— Non !

— Très bien, lancé-je un soupçon agacé, comment te prouver que je suis quelqu’un de bien ?

— Me dire le mot secret.

Super ! Une énigme ! Comme si j’avais le temps…

— J’ai droit à un indice ?

— Oui, l’homme en noir n’a pas dit que c’était interdit. Alors, écoute bien, car je ne le répèterai pas.

— D’accord.

— Qu’est-ce qui est invisible et qui sent la carotte ?

C’est quoi cette devinette débile ? Où se trouve mon information ?

— Un pet de lapin, répliqué-je en insistant sur le « pet ».

Le môme glousse.

— Tu peux me donner mon indice maintenant ?

— Seulement si tu m’attrapes.

Il me prend pour une andouille ? Je sens la tension monter.

— Attrape-moi ! Attrape-moi ! Attrape-moi !

L’écho résonne dans le noir. Sacré subconscient, je ne rentrerai pas dans son jeu. Il est en train de tester mes nerfs. D’après moi, il n’y a pas plus de mots secrets que de cécité, je dois garder mon calme pour lui prouver qu’il peut me faire confiance et me laisser sortir d’ici. À nous deux. Je me lance.

— Une pomme peut être rouge, jaune, et verte. Comment l’appelle-t-on ?

L’air se fige.

— Trop facile, répondit-il en riant, avec un couteau !

— À moi ! À moi ! Que dit un légume qui en a marre ?

— Tu n’en connais pas de plus difficile ? Salsifis, évidemment.

La petite canaille glousse de plus belle. Une présence s’assoit près de mon épaule. Je fais comme si de rien n’était.

— Tu es drôle. Vas-tu trouver celle-ci ? Mes couleurs marient la pluie et le soleil. Et même si l’on me voit, je n’existe pas.

Je réfléchis pendant que des doigts clapotent sur le sol. Plusieurs explications me viennent à l’esprit, mais je n’en retiens qu’une.

— Un arc-en-ciel.

Des applaudissements accompagnent ma réponse. L’air se déplace de deux mètres tout au plus, puis j’entends le son d’une corde frotter. Est-ce un nouveau jeu ? Ce serait bien ma veine. D’autant plus que dans le monde réel, le soleil doit déjà être levé et que ma tâche est loin d’être terminée. Je profère un juron à voix basse.

Mais voilà que les ténèbres se soustraient à ma vue et une lueur vive m’éblouit m’obligeant à garder les paupières closes. Aussi fou que cela puisse paraitre, des fragrances de fleur et de blé chatouillent mes narines. Sous mes doigts, je sens de l’herbe et de la terre. La chaleur du soleil réchauffe mon corps glacé. Très lentement, j’ouvre les yeux pour m’habituer à cette luminosité. Incroyable, je suis allongé sous l’ombre d’un majestueux chêne aux frondaisons multicolores. Les feuilles bruissent dans une brise légère. Je tourne la tête sur le côté et aperçois un jeune garçon blond aux iris ambrés qui me dévisage. Il est assis en tailleur et tient dans sa main menue un archet de bois clair. Derrière lui, appuyé contre le tronc, un violoncelle aussi blanc qu’un nuage d’été.

— Salut petit, lancé-je en me redressant.

La douleur de ma chute n’est plus, mes habits sont secs et je me sens léger comme une plume.

— Bienvenue dans ma prairie « voyageur ».

— Tu peux m’appeler Rae, maintenant que nous avons ri ensemble.

Son regard s’illumine et ses traits s’étirent en un sourire franc. Une compassion étrange vient tordre mes tripes. Comment pareille innocence peut-elle cohabiter avec cette chambre des horreurs ? Je secoue la tête et m’installe plus confortablement entre deux racines. J’ai l’impression qu’il comprend mon malaise, car ses yeux fuient les miens.

— Je sais à quoi tu penses, dit-il d’une toute petite voix.

— Ah oui ?

— Hum.

Sa bouche fait la moue. Un pli se dessine entre ses sourcils clairs.

— Et qu’est-ce que c’est ?

— Tu comptes partir.

— Pas dans l’immédiat.

Ses beaux yeux aux reflets dorés s’écarquillent d’espérance. Qu’attend-il de moi ?

— Tu veux entendre la chanson de Maman ?

Je n’ai pas le temps d’émettre une réponse positive ou négative qu’il court chercher son violoncelle et se plante devant moi. D’accord bonhomme, ce n’est pas comme si j’avais le choix après tout. Il semble heureux. Alors, autant aller dans son sens, je ne dois pas dévier de mon but qui est d’obtenir sa coopération. Sortie de nulle part, une chaise se matérialise à côté de lui. Il s’assoit au plus près du bord et glisse son instrument entre ses jambes. Il prend une grande respiration et place sa main droite sur le manche. Avec une élégance naturelle, son archet frôle les cordes. Les premières notes graves et feutrées s’élèvent d’une lenteur déconcertante. Ses mouvements amples et maitrisés absorbent l’espace. L’instrument devient une extension de son propre corps. Je ne peux m’en détourner. Le rythme s’accélère, mais l’intensité est toujours là, palpable. Elle bruisse comme une brise sur des vallons de blé. Je suis submergé par une émotion sincère. Ce petit est très doué. En tout état de cause, sa conscience doit l’être aussi, même si elle ressemble plus à un psychopathe qu’à un virtuose.

Est-ce le secret de sa faiblesse ? L’amour pour sa mère ou l’innocence, tout simplement ? J’aimerais en avoir l’absolue certitude avant de retourner dans la réalité affronter Bulgaro. Une erreur de jugement hâtif, et le combat sera perdu d’avance. La dernière note jouée, j’applaudis, non pas par politesse, mais par admiration. Il se lève et me fait une parfaite révérence.

— Votre nom, jeune musicien ?

Il gonfle son torse et glousse une main sur la bouche.

— Je m’appelle Lulle. Hé, inutile de me comparer avec l’autre.

Tiens, tiens, tiens. Pourquoi se différencie-t-il de son conscient avec autant de véhémence ? Est-ce lui ou le manipulateur qui en est la cause ?

— Et pas toi ?

— Non ! Une fois, je suis allé dans la chambre de torture. Bulgaro était en colère, il m’a serré le bras très fort. Je me suis enfui, mais l’homme en noir m’a rattrapé et il m’a enfermé ici. Il affirme que c’est pour mon bien, pour que Bulgaro me laisse tranquille. Il vient souvent me voir et me raconte toutes sortes d’histoires.

— Tu es un petit garçon courageux. C’est l’homme en noir qui t’a déclaré que les « voyageurs » étaient méchants ?

— Oui, mais je sais que ce n’est pas vrai, tu es un voyageur et tu es gentil. Tu joues avec moi.

— Lulle, je ne suis pas si bienveillant en réalité.

— Je sais, dit-il en trainant ses mots comme une évidence. Tu veux tuer Bulgaro.

— Alors pourquoi m’aides-tu ?

Son regard s’affaisse et se remplit de contradictions. L’innocence de son corps frêle laisse place à une profondeur déconcertante. Je lis dans ses iris une maturité séculaire. Elle me fait aussitôt penser à mon grand-père dragon, je la ressens jusqu’aux tréfonds de mon enveloppe astrale. Il me ment. Cette apparence n’est qu’un leurre et tout ceci n’est qu’une mise en scène. À voir sa façon de me dévisager, il sait que j’ai tout compris, pourtant il ne bouge pas d’un pouce, il semble même satisfait. Il me manipule depuis le début. Je me suis fait avoir à mon propre jeu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire NeelaArwan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0