20.Neela

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La voix de Calys résonne si fort dans ma tête que j’ai l’impression que Flanie l’a entendue. Mais non. Mon accompagnatrice semble subjuguée par quelque chose de l’autre côté de la rue. Ah ! Voilà la raison. Une bande de gardes élaîfles qui s’imbibent d’alcool local dans une taverne. C’est vrai qu’ils ont fière allure avec leurs ailes blanches immaculées et leur armure de sang. Je claque plusieurs fois des doigts devant les yeux de mon amie pour capter son attention.

—Tu baves.

— Quoi ?

Elle s’empresse de vérifier en frottant ses lèvres. Pour ma part, leur présence me rappelle l’inquiétude de mon père. À quoi rime ce déploiement ? Que cherche la reine du haut des montagnes de Falsure ? Leur vie d’opulence et de paraitre, ne lui suffit plus ? Nos relations s’égrènent d’année en année. La reine perd de son influence. Bientôt les quatre branches du sacre s’éloigneront définitivement. Le feu et l’eau ne viennent presque plus. Quant aux Elaîfles, il n’y a qu’à voir la manière dont ces hommes se comportent. Ils rient fort, parlent fort. Ils ne s’occupent que d’eux sans regarder ce qui les entourent. Nous, les Narbes, sommes tout le contraire. Discrets, respectueux de chacun et nous avons foi en notre Guide. Je rejoins Fala sur un point. Les amulettes n’ont pas eu que leur lot de bienfaits pour les Arcans.

— Les gardes du Prince Alfadone ne t’inquiètent pas ? Mon père n’a pas l’air d’apprécier. D’après lui, c’est la première fois que la famille royale se déplace.

— Tu as raison, acquiesce Calys, méfie-toi des anges.

— Pourquoi les appelles-tu « anges » ?

— Parce qu’ils ressemblent aux êtres qui peuplent le paradis. Je ne les aime pas. Si tu t’approches, je suis certaine qu’il puent l’amour.

— Crois-moi, ils puent tout sauf l‘amour.

Calys rit. Voyons ce que Flanie en pense.

— Alors ? Un avis ?

Leur présence anime la cité. Notre guide devrait se détendre. Les Elaîfles sont loin d’être une menace.

— Je te mets au défi de lui dire.

Elle rougit violemment et me pousse de l’épaule.

— Marche plus vite au lieu de dire des bêtises.

Trois rues plus bas, nous bifurquons dans une ruelle ombragée envahie de boutiques. Je m’approche d’une vitrine. Une liste incroyable de sorts et enchantements interagis sur un gréos de lecture. Il suffit de dire à voix haute la première syllabe pour que la page demandée s’affiche. C’est très pratique pour la collecte de données. Je l’utilise moi-même pour répertorier mes poussières cosmiques.

À côté, une magnifique boutique d’ingrédients divers pour les sorciers, les divins et les magiciens attire mon attention. Des fioles, des plumes, des livres, des graines, des feuilles et autres produits se serrent les uns contre les autres en attente d’être vendus. Je n’en avais jamais vu autant dans un seul lieu. À l’intérieur, un narbe aux cheveux argent habillé d’un ensemble de lin blanc et bleu me fait signe d’entrer.

Je pointe mon doigt sur ma poitrine pour être certaine. Son sourire et ses yeux rieurs ne mentent pas. Je suis l’objet de son attention. Flanie franchit le seuil sans même m’attendre.

— Bonjour, s’exclame-t-il.

Son enthousiasme fait fuir le mien. Un trou de souris ! Je vous en supplie. Trouvez-moi un trou de souris.

L’artisan continue sur sa lancée.

— Princesse, je suis ravie de vous accueillir. Je m’appelle Olvir, l’un des maitres fabricant de la communauté des Inventeurs. Je vous attendais.

— Bonjour.

La porte se referme d’elle-même. Je tressaille. Plusieurs passants s’agglutinent déjà contre la vitrine. Maitre Olvir actionne un interrupteur sur le mur derrière lui et la vitre s’opacifie instantanément. Par Moniris où sommes-nous entrées ?

— Bien, lance Flanie, la voix un peu trop haute à mon gout. Voyons ce que le guide vous a commandé.

— Je crois que tu viens de te faire piéger comme une débutante. Cette divine est redoutable.

Merci, Calys, comme si je n’étais pas assez tendue comme ça.

Maitre Olvir nous invite à le suivre dans un étroit couloir recouvert d’étagères qui débordent de livres de toutes sortes. Incroyable. Il y en a même de plus vieux que ceux de la bibliothèque.

Deux portes plus loin, nous pénétrons dans une pièce qui n’a rien à envier au reste de la boutique. Une multitude de matériels pour les sciences magiques recouvrent chaque millimètre de mur. Le maitre des lieux se dirige vers la cloison opposée ou se détache une petite porte de couleur brune. Il l’ouvre. Un grincement aigu de charnière rouillée nous accueille.

Flanie grimace. Cette pièce, l’équivalent d’un débarras, abrite un objet de grande taille recouvert d’une toile de tissus. Sur la gauche, une fenêtre étroite baigne l’endroit dans une lumière dorée. Curieuse, je me penche pour deviner ce qui se cache dessous. Je crois apercevoir le pied d’un buste de couturier.

— J’espère qu’elle vous plaira, annonce le maitre artisan en faisant glisser le tissu. Nous avons œuvré avec acharnement pour à sa confection.

Je hoquette de surprise. À mi-chemin entre une armure et une robe de couturier, cette pièce représente une véritable orfèvrerie. Le torse, confectionné à partir d’un cuir souple blanc tirant sur le jaune et d’une amazone de longues lames de tissus or et feu. Sur le plastron, de fines pièces de métal en forme d’arabesques damasquinées rehaussent le tout. Aux extrémités de chaque épaule, habilement positionnée au centre d’un cercle de fil d’or une perle de rubis d’un rouge soutenu. Brodées sur le pourtour de la taille et des manches une multitude de feuilles d’érable rouge. La lumière fait briller le tissu qui chante. Incroyable, cette beauté a une âme ! Je baisse doucement mon bouclier protecteur et ce que j’entends dépasse l’entendement. Une aura de fils magiques ondule tout autour d’elle. Elle tente d’entrer en résonance avec la mienne, un peu comme Jaal autrefois. Je tourne la tête vers maitre Olvir. Mon expression doit valoir le détour, vu son sourire.

— Nous redoutions ce moment, mais elle vous a choisie n’est-ce pas ?

— Je crois, j’entends son chant, elle cherche à se lier à mon âme.

Les lèvres de maitre Olvir s’étendent un peu plus.

— Il s’agit d’une technique particulière très ancienne, m’explique-t-il en touchant le bord d’une manche, que seul peu d’entre nous connaissent encore. Grâce aux amulettes de terre et d’air, les plus imminents grands masters de chaque cité ont réussi l’impensable. Donner vie à cette merveille. Une fois sur vous, vous serez liées comme un demi-dieu avec son hôte. Vous n’aurez plus besoin de changer de vêtement. Elle saura se transformer, se dédoubler selon vos envies. Le tissu ne se salit pas, ne vieillit pas et n'émet aucune odeur. Une technique de mon cru. L’alliance de plusieurs matériaux permet de tout faire ou presque. Elle est indestructible. Ni le feu, ni l’eau, ni une lame affutée ne peut la détruire.

Flanie est estomaquée. Pour une fois, j’ai le plaisir de lui fermer la bouche avec mon index.

— Voulez-vous vous lier maintenant ? me propose Olvir.

Il n’a pas besoin d’insister, j’opine derechef. Avoir de nouveau une âme liée à la mienne ne peut se refuser. Surtout quand cette âme éprouve la même envie. Tôt ou tard Calys retrouvera son corps. Notre séparation prendra des allures de solitude éternelle. Non. Je ne veux plus vivre sans la présence d’une âme à mon côté.

Il tend le bras vers la gauche pour atteindre une petite manette de bois. Il appuie dessus et dans un grincement de poulie et de cordages le débarras s’agrandit de plusieurs mètres en profondeur et en largueur pour devenir un véritable salon d’essayage. Il ricane de son petit effet. Ce doit être un ingénieur hors pair pour confectionner de tels appareillages.

— Je vous laisse, dit-il en refermant la porte, au moment même où Flanie retrouve la parole.

— Neela ! s’écrit-elle en tournant autour de la robe pour mieux l’examiner. Si tu cherches encore à éprouver les intentions de la communauté sur ta personne, permets-moi de t’ouvrir les yeux. Je n’arrive pas à croire à un tel prodige, il s’agit de la technique du « Tissu éternel » gardée par la famille royale Alfadone.

Elle me regarde comme si le simple fait de le dire pouvait garantir ma compréhension, elle secoue la tête anéantie par les yeux ronds que j’affiche.

— Il faut atteindre un niveau supérieur et une maitrise totale de son art pour pouvoir le confectionner. Je comprends pourquoi le prince est là. J’en serais presque jalouse ! Toi qui te posais des questions sur leur venue, je crois que tu as ta réponse.

Je ne peux retenir un rire étouffé.

— Si tu veux mon avis, tu devrais te calmer avant de faire une hyperventilation.

— Me calmer ? Elle me scrute comme une étrangère. Comme si je le pouvais. Je suis face à un miracle et tu voudrais que je me calme. Autant me demander de retarder le lâcher de spores de l’arbre Rial !

— Te connaissant, tu en serais capable.

— Je ne suis pas certaine que tu te rendes bien compte de ce que tu as sous les yeux.

Je prends un air sérieux.

— Cervelle de moineau, rétorqué-je, je te rappelle que suis moi aussi grand-master. Comment ne pourrais-je pas m’en rendre compte.

Elle cligne des yeux comme si cette information entrait tout à coup dans l’équation puis rit aux éclats.

— Toi alors, tu as l’art de remettre les idées en place. Elle pointe la robe du doigt. Alors prête ?

— Oh oui !

Je tends la main vers cette merveille.

— Ne la touche pas ! hurle la déesse stoppant net ma progression. C’est un cheval de Troie !

Quoi ? Qu’est-ce qu’elle raconte ?

— Un problème ? s’inquiète Flanie.

— Éloigne la divine ! Tout de suite !

Sans chercher plus d’explications, je tente de prendre un air malicieux.

— Je me disais, chère meilleure amie, que tu pourrais nous trouver deux verres de jus de prunelles pour fêter ça, le temps que je m’habille.

Les yeux de Flanie s’agrandissent à l’évocation de boire une boisson alcoolisée.

— Excellente idée ! glousse-t-elle, je reviens très vite.

Une fois la porte fermée, je reconcentre mon attention sur la robe et Calys.

— Je t’écoute.

— Tu ne peux pas fusionner avec elle.

— Pourquoi ? Elle représente la seule alternative à la disparition de Jaal.

— Jaal vit toujours.

— Tu ne comprends rien !

— Neela, cette robe cache une fonctionnalité malveillante. Et toi tu es l’ordinateur sur lequel il va s’installer.

Je me frotte le front tout à coup fatigué.

— Calys, pour une fois, parle-moi avec des mots que je comprends, s’il te plait.

— Dangereuse. Elle est dangereuse. Si tu la portes, tu le regretteras.

Je craque.

— Ça n’a pas de sens. Pourquoi les plus talentueux artisans de la cité m’offriraient-ils un cadeau empoisonné ?

— Je ne sais pas moi ! La jalousie, le désir, la colère et bien d’autres raisons encore. Ce qui est sur, c’est que ce truc est dangereux.

Je prends une minute de réflexion afin de comprendre qui pourrait être à l’origine de cette machination. Les maigres hypothèses qui en découlent ne suffisent pas à créer un lien plausible et cohérent. À moins que…

— Je sais.

— Ah oui ?

— Ta libération. Ce jour-là, Jaal t’a protégé, car j’étais la cible de personnes mal intentionnées. Une femme a convaincu plusieurs membres de la communauté que j’étais une usurpatrice et qu’il fallait m’enfermer. Et comme par hasard, un golem m’attendait aux portes de la cité.

— Ça c’est un début piste comme je les aime. Qui peut bien t’en vouloir à ce point ?

— Si je le savais.

—On pourrait le faire sortir de sa tanière.

— Comment ?

— Facile. Tu enfiles cette robe et tu me fais confiance.

— Je croyais qu’elle était dangereuse…

Je l’entends soupirer.

— Très bien. Je vais te relever ce qu’un dieu ne révèle jamais : son pouvoir.

— À bon pour quoi ?

— Pour que tu comprennes mon plan et que tu arrêtes de flipper comme une malade. Alors. Pour faire simple. Mon pouvoir permet la transmutation de la matière du moment que l’univers ne l’a pas créé. Je peux le modifier. Chaque création m’apparait sous la forme d’un code, très complexe. Si seulement tu avais vu « Matrix ». Je te dirais que je suis le Néo de cet univers. Bref, en gros, j’exploite les failles du code, démantèle le tout et le recompose suivant mon propre schéma. Alors cette robe, je pourrais changer sa nature et grâce à son code, j’ai peut-être le moyen de trouver celui qui t’en veut. Qu’en penses-tu ?

— Que j’ai rien compris mais que tu es une bonne déesse.

— Pfiou ! Ne tiens jamais ce genre de discours avec mon oncle Lucifer. Il m’a élevée à la dure. Un vrai taré. Plus sérieusement, j’aurais besoin de temps pour trouver la source du problème et modifier ce code. Nous ne pourrons plus communiquer pendant plusieurs heures.

— Et pour le bouclier qui me protège du champ des âmes ? Je fais comment ?

— Ah ! Ben, comment te dire ça sans te fâcher. J’ai menti. Je n’ai rien fait. Enfin à part pour Fala. Sinon, tu te débrouilles toute seule pour maintenir à distance les ondes madame « je manque de confiance en moi ».

Je jure tout un tas de grossièretés à l’encontre de ma soi-disant amie.

— Ah ! Ah ! Quelle vulgarité dans cette bouche.

— Tu m’as laissé sans protection. Tu avais promis ! Comment veux-tu que je t’accorde ma confiance maintenant.

— Arrête de râler et enfile plutôt cette robe avant que Flanie revienne.

— Je te préviens, cette conversation est loin d’être finie.

— Oui, oui, le contraire aurait été étonnant. Rancunière, quand même.

Rha ! Cette déesse me rend folle.

Toujours fâchée contre Calys, j’attrape l’étoffe avec une certaine appréhension. Ses vibrations s’intensifient. Pourvu que je ne finisse pas en bouillie.

Avec délicatesse, je passe les bras puis la tête. Elle glisse sur mon corps. Ma peau picote. Son énergie diffuse des variations étranges sur mon réseau spirituel. J’ai l’impression d’être nue. D’abord craintive, la robe tâtonne mes harmoniques, se liant et se déliant pour les apprivoiser. Je laisse sa substance s’enrouler autour de mon propre chant et fusionner. La sensation est agréable. Mieux, je me sens revivre.

— Alors ? lance Flanie en surgissant de nulle part, un verre dans chaque main.

Je sursaute.

— Tu m’ as fait peur !

Son visage s’illumine.

— Wow ! Incroyable. Regarde-toi dans le miroir.

Elle pose les coupes sur l’un des étagères et me fait pivoter d’un quart de tour en m’attrapant par les épaules.

Incroyable. La robe a modifié sa forme.

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