La montagne
Debout, face à la montagne. En haillons, pieds plantés dans une terre immaculée, collante et glacée ; enveloppé d’un frimas mordant, qui engourdit les doigts et brûle les oreilles ; bouche empâtée, langue épaisse.
Gorge et estomac noués.
Immobile, face à l’inaccessible, à ce sommet ne serait-ce que visible. Hideuse beauté du vide qui nourrit le vide, à la béquée ; excitation narcotique d’un territoire vierge. Perclus et perdu dans la pureté, l’absence d’horizon. Seul et dépourvu devant l’immensité éclatante. À la recherche d’une impression.
Un fil conducteur.
Ombres fantômes, aspérités aveugles, cri de l’oiseau et du vent, rumeur des éboulis qui détournent l’attention.
Et puis... une ligne, enfin.
Une esquisse à peine tangible, tracée à l’encre diaphane, frissonnante et craintive. Agrégat fragile d’une première intention, cristallisée peu à peu ; premier pas vers l’acmé, chancelant. La croûte craque, écho du chaos ne surgissant de rien, fissure subtile d’un terroir chaste tout juste fécondé. D’abord une larme, puis un ruisseau. Une onde fébrile, à contre-courant, engendre à grand-peine méandres et dédales.
Fausses pistes et culs-de-sac.
En souffrance sur le dévers, suspendu. Caprice d’un demi-tour à l’orée d’une crevasse infranchissable ; vertige des murs tels des remparts ; volonté d’une ascension en dilettante, d’un remonte-pente ; gloriette en bois et vin chaud.
Hors du chemin tranquille, d’un halage où traîner sa mule. Tantôt l’onde est là, gazouillante et fraîche, pour s’enfouir l’instant d’après sous un buisson sec et inextricable. Une autre fois elle se mue en cascade, fabuleuse et intimidante, frappe les rochers de bouillonnements indociles. Au détour d’un sapin rabougri, un bagage abandonné ; un randonneur déchiqueté, les tripes à l’air ; un rictus morbide sur un visage trop familier.
Son propre visage.
Et puis enfin, après tant de demi-tours et de ratures, le pinacle se distingue sous la voûte d’une éclaircie. Après le désespoir, la liesse, entière et palpitante, explosive, d’une sincérité enivrante. Dernière ruade en avant, nez transi et regard ensuqué de larmes immobiles, alors que l’oxygène avare et glacé pique les poumons.
Debout, sur le faîte accompli ; le drapeau est planté, la vue saisissante : l’horizon s’ouvre sur une autre éminence, plus élevée encore, d’un attrait irrésistible. Mystère d’un nouvel inconnu à fouler, comme une nécessité.
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