À la santé du poilu inconnu
Au quatrième gargouillement, Mika s’est levé, en me jetant un regard interrogateur.
— C’est peut-être un effet secondaire de… ce que tu sais, j’aurais dû te prévenir, désolé, ai-je murmuré, l’air contrit.
— Ce n’est pas cher payé pour… ce que tu sais aussi, puis même pour le reste, ça valait le… coup, si je peux dire, mon beau poilu vigoureux’’ a-t-il dit, avec un sourire grivois, avant d’étouffer un couinement ridicule et de se précipiter vers les toilettes du bar.
— Mon beau poilu ? C’est quoi, l’histoire, là ? J’ai déjà vu tes jolies fesses, bien que sans jamais les toucher, et on est quelques-unes à regretter, mais si tu avais encore un peu moins de poils, on te classerait dans les cétacés ! a dit Marie. Et ce prétentieux connard intouchable de Mika qui vous chauffe tous pour vous laisser brimés, ‘mon jeuuune cooorps est un templeuh dont l’accès se mériteuh’… D’ailleurs, il doit être en train de se rassurer sur l’absence de rides dans le miroir des toilettes, le Dorian Gray du Marais ! Alors, tu te l’es vraiment fait… toi ?
— Hmmm… Il est plus probablement désespérément agrippé à la faïence, mais… Ouaip ! ai-je claqué des lèvres. En passant, merci pour ta confiance assourdissante en mon pouvoir de séduction, mais comme je dois ce bon moment en grande partie à ton habitude de m’offrir les vieilleries que tu chines, je te pardonne.
— Je comprends que pouic, Jérémie, a grogné Marie.
J’ai mentionné la vieille photo du soldat, debout à côté d’un guéridon, et qui me ressemble apparemment comme deux gouttes d’eau, puis… ‘ta moche carafe, tu vois, Marie ?’
— C’est du Lalique, béotien ! Mais raconte, je sens que je vais m’amuser.
…
Mika avait poussé un de ses glapissements si peu virils en pénétrant dans mon antre, où je ne l’avais trainé qu’avec la perspective d’une visite rapide, en vue de lui en refiler le bail.
— C’est minimaliste, du blanc, rien que du blanc, puis un seul cadre, avait-il minaudé en s’en approchant. ‘’Oh ! On jurerait que c’est touaaah, en uniforme de 14-18 ! Et le flacon sur la petite table, on dirait celui sur la cheminée, c’est trop amusaaant’’.
— Désopilant, oui. Tu bois quelque chose ?
— Suuurtout pas d’alcool, tu ne me mettras pas dans ton lit, affreux prédateur sexuel que tu es. Non, un Coca ! Zéro, si tu as.
À ce stade, passablement énervé par sa suffisance, j’avais empoigné la canette trop brusquement et, en l'ouvrant, j'avais aspergé ma chemise de gouttes du soda. Je l’avais précipitamment déboutonnée pour la retirer, exposant mon torse, avant de relever les yeux sur Mika, et son regard interrogateur vrillé sur la marque à côté de mon téton gauche.
J’avais sorti ma boutade habituelle, d’un air mystérieux… Verdun, une véritable boucherie…
Il a tourné la tête vers le cadre et le flacon, sur la cheminée, pour revenir, incrédule, sur mon torse et murmurer ‘En plein cœur’.
— Je suis immortel, ai-je marmonné. Mais oublie tout ça, je n’aurais jamais dû en parler ! Je vais changer de chemise, si tu veux en profiter pour voir la chambre…
Lorsque j’avais repassé la porte de la salle de bain, je l’avais trouvé torse nu, assis au bord de mon lit. Je ne suis pas si pressé, finalement, avait-il soufflé.
…
— Attends, le gros kyste tout moche que tu as enfin fait retirer l’année dernière, Verdun, sérieux ? a dit Marie.
— La cicatrice, la photo du poilu, puis la carafe. Que j’ai d’ailleurs retrouvée légèrement décentrée sur la cheminée, après ma douche. Dans sa jolie petite tête de décérébré, il a fait un plus un plus un…
— J’y crois pas… Et tu lui as dit que tu fais de la chimie organique, toi ? Tu étais une bille en SVT au collège ! Mais du coup, c’est quoi, ton élixir de jeunesse éternelle ?
— Le fond de la bouteille de Fernet-Branca que tu m’as offerte, encore un cadeau pourri, hein ! Même avec du sirop d’érable, ça reste dégueulasse.
— Et apparemment indigeste, a-t-elle glissé, en fixant la porte des toilettes. Il est vraiment aussi con ?
— Un beau con, avoue ! Puis, avec ce qu’il reste dans le flacon, je suis assuré de cinq ou six autres visites avant qu’il décide de reprendre mon bail. Moi non plus, je ne suis pas si pressé, en fait.
— Sinon, c’est un bon coup, lui ?
— Pas terrible, mais au bout du compte, c’est plus l’idée de trophée pour moi, et pour lui, ce sera une petite leçon d’humilité.
— Je bois à ton talent de manipulateur, Jérémie.
— Et à la santé du poilu inconnu, puis à ce que sa photo m’a accordé un siècle plus tard.
À ce moment, Mika est sorti des toilettes, a fait quatre pas, avant d’y retourner précipitamment.
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