LOG4_27112054

3 minutes de lecture

Être professeur dans une université américaine n’offre certes pas un salaire mirobolant, mais n’est pas dépourvu d’avantages. Ne pas travailler l’été, la nuit, ou le weekend. Être invité par le talk-show matinal de la chaîne de LiVision locale quand l’actualité l’exige. Devenir l’objet de fantasmes plus ou moins inavoués pour toute une série d’étudiantes et d’étudiants en panne de succès amoureux dans leur propre classe d’âge. Et pouvoir profiter de tout ce qui est normalement prévu pour les étudiants. Un code de réduction perpétuel pour les e-books de OneShop. Une cantine avec des tarifs convenables. Une place de parking connectée au réseau gratuit de recharge pour mon e-truck. Et des installations sportives de premier choix, accessibles sans le moindre frais supplémentaires.

Le campus de UTex dispose ainsi d’une énorme piscine extérieure, destinée en priorité aux étudiants mais dont je fais également un usage régulier. Il suffit seulement de respecter les horaires réservés. Les professeurs et les élèves ne sont pas autorisés à fréquenter les bassins en même temps. Pour limiter les risques de fraternisation, de rapprochement, et, au bout du compte, de scandale à caractère sexuel. Austin n’est pourtant pas réputée être une ville particulièrement puritaine. Mais la loi texane sur les mœurs dans l’éducation s’applique à l’ensemble du territoire de l’Etat, quel que soit la ferveur religieuse du comté en question. Ma séance hebdomadaire de natation, auto-infligée avec zèle depuis des années comme seul moyen d’entretenir ma forme physique et mentale, n’est donc pas l’occasion pour moi d’exhiber mon corps au yeux du corps étudiant de UTex. Tant pis pour eux. Tant mieux pour moi. Il y a moins de monde dans l’eau.

Le ciel est gris. Sombre. Le fond de l’air est même un peu frais en ce matin de novembre. Un léger frisson me traverse l’échine quand je sors des vestiaires, seulement vêtu d’un slip de bain, une serviette ultra-absorbante autour du cou. Un avantage, toutefois, à une telle couverture nuageuse : porter une combinaison anti-UV n’est pas nécessaire, ce qui est quand même plus agréable pour nager en extérieur. Je me glisse dans l’eau tiède sans plus attendre. C’est le signal sensoriel dont mon corps à besoin pour se détendre, et mon esprit pour se laisser aller au rythme des longueurs enchaînées dans le grand bassin.

La piscine est quasiment déserte. Il n’y a guère qu’une frêle bibliothécaire dans la ligne des nageurs les plus lents, et un ancien athlète converti en coach sportif dans celle des sprinteurs. Il a de beaux restes. Le dos large. Les épaules démesurément musclées, ornées de tatouages à l’encre noire passée par les années, le soleil et le chlore.

Je l’observe de loin. Regarde son corps puissant effleurer la surface de l’eau sans faire le moindre remous. Et onduler avec vigueur dans le monde sourd et bleuté des profondeurs du bassin. Il semble à peine avoir besoin de respirer. Un vrai professionnel. Le spectacle est grisant, mais je ne ressens aucun désir. Le plus attrayant chez un homme, selon moi, c’est le visage. Et le celui du bel inconnu est dissimulé par des lunettes de plongée, un pince-nez et un bonnet de bain. Impossible d’en discerner les traits ou d’y déceler le moindre charme. Il reste donc condamné à rester un simple corps, sublime mais impersonnel. Une statue grecque décapitée.

Mes pensées vagabondes sont interrompues par la vibration de ma LiWatch. J’ai reçu un message. Et je sais déjà qui en est l’auteur. La séquence de vibration personnalisée, choisie avec soin pour pouvoir réagir au plus vite en cas de besoin, ne laisse aucun doute. Un léger sentiment de malaise s’installe dans ma poitrine. Je tente de l’ignorer. Je secoue le poignet sans interrompre ma brasse pour ouvrir le message, qui résonne alors dans mes écouteurs aqua-résistants, lu avec le ton impersonnel habituel de mon assistant virtuel.

Yann, c’est encore moi.

Je peux savoir pourquoi tu ne réponds plus à mes messages ? On s’était pourtant bien amusés la dernière fois, non ? Si tu as changé d’avis sur nous deux, tu n’as qu’à me le dire, je ne t’en voudrais pas.

Je t’embrasse.

Iké.

Je soupire. Mentalement. Parce qu’on ne peut pas soupirer sous l’eau. Et laisse le message sans réponse pour le moment. Je ne sais tout simplement pas quoi dire au pauvre Iké, un jeune généticien fort séduisant avec qui j’entretiens une liaison depuis bientôt six mois. Les choses avaient pourtant bien commencé, entre lui et moi. Mais depuis quelques temps, mon esprit est ailleurs. Sur Mars, principalement. Et ma relation avec Adam, dont l’intensité a été largement ravivée par ce projet commun, ne me laisse pas autant de temps à consacrer à d’autres qu’auparavant. Pour autant, je n’ai pas le cœur à lui dire de ne plus me contacter. Pas encore. On verra plus tard. Ou pas.

Annotations

Vous aimez lire GBP ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0