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Les papiers sont datés et signés. Bio-certifiés. Pendant une heure interminable, le conseiller juridique de OneLaw a parcouru le contrat rédigé en urgence, article par article. Détaillant chaque disposition sur un ton neutre, dépassionné, de circonstance. Par la présente, Adam me fait don de sa part de la maison ainsi que l’ensemble de ses biens terrestres, dont j’ai maintenant la pleine propriété. Au cours de nos interminables conversations sur la manière de laisser les choses, entre nous, c’était devenu une évidence. Lui n’aurait pas intérêt à s’encombrer de tout ça. Alors que moi, qui reste au sol, sans emploi, sans revenus, pétri de contraintes matérielles en tous genres... Il était logique que Adam fasse ce dernier geste à mon égard. Il n’en reste pas moins que l’intention est louable, à l’image de sa personne. Fiable. Empreinte de bonté et de bon sens. Mon partenaire de toujours, jusqu’au bout.

Si, quelques années auparavant, nous étions passés devant un agent assermenté de OneLaw, dans le même centre que celui où nous nous trouvons actuellement, afin de donner une forme légale à notre union, nous n’aurions pas eu à nous embarrasser de telles formalités. Demain, j’aurais pris place aux côtés de Adam, devenu mon conjoint légal, à bord du Salvare III. Nous en avions brièvement discuté, il y a de ça deux ou trois ans. Sans finalement trouver nécessaire de passer à l’acte. De nos jours, le mariage moderne a largement perdu de sa force symbolique, devenu un simple contrat virtuel, signé d’une empreinte digitale bio-certifiée dans l’officine impersonnelle d’un géant du numérique sous-traité par l’administration du Texas pour les démarches d’état-civil.

Finalement, nous aurions sans doute dû passer outre ce mépris petit-bourgeois pour les conventions héritée du passé et nous contraindre à l’exercice. Mais à quoi bon refaire l’histoire avec des « si ». Ce n’est pas le moment de se lamenter. De se disputer, à coups de reproches. Le temps qu’il nous reste ensemble est trop compté pour qu’il vaille la peine d’en sacrifier ne serait-ce qu’une seconde à cultiver le moindre regret, la moindre rancœur.

Nous sommes sur le chemin du retour. J’ai insisté pour prendre le volant, et pris soin désactiver l’aide à la conduite. Pour occuper pleinement mon esprit et mes mains à quelque chose de simple, de familier. Quelque chose que je maîtrise.

Adam a pris ma main dans la sienne dès que nous avons rejoint l’autoroute, qui file en ligne droit à travers l’herbe jaunie de la plaine texane. Il ne l’a pas lâchée depuis. Il parle de tout et de rien, d’un ton faussement enjoué. De choses qui ne valent pas la peine d’être dites, ou pas maintenant, en tout cas. Un sourire un peu triste étiré sur ses lèvres roses. Un regard pensif fixé sur l’horizon morne et blafard de ce ciel de décembre.

Pour ma part, je suis tiraillé entre deux sentiments.

D’un côté, je m’efforce de regarder Adam. De l’admirer, autant que possible. D’imprimer dans ma mémoire son beau visage au poil blond. Sa voix claire. L’épais accent du Sud-Ouest des Etats-Unis avec lequel il parle anglais. Son français inexistant, le plus souvent, et surprenant, parfois. Son regard brun, doux et rêveur. Son sourire si blanc, si franc, et d’ordinaire si contagieux, qui illumine ses yeux. Les fait briller. La silhouette imposante, presque massive, qui se détache de profil, en contre-jour, de la fenêtre côté passager. Le galbe de son torse, de ses cuisses, qui, écrasées sur le siège, semblent plus épaisses que jamais. Je ne peux l’empêcher de l’aimer, profondément, violemment, de tout mon cœur.

De l’autre, je ne peux m’empêcher de le mépriser. De le haïr. Du plus profond de mon être. De lui en vouloir à mort. Il part. Je reste.

Après Noël et ma visite chez Iké, nous en avions enfin parlé. Crié. Pleuré. Pour crever l’abcès. Dire ce qui ne pouvait être tu. Mais, sans surprise, nous sommes tombés d’accord. Il n’y avait pas de sens à ce qu’il abandonne la mission pour rester avec moi sur Terre. D’abord, il n’en avait pas le droit, en tant que militaire. Ensuite, ç’aurait été renoncer à un rêve trop grand pour qu’il puisse s’empêcher de m’en vouloir, même secrètement, au point d’empoisonner notre relation, et de la briser en mille morceaux. Pour rien. Et, après tout, j’avais encore un chance, aussi mince soit-elle, de rejoindre la mission européenne. Lui n’en avait pas d’autre.

C’était d’une logique froide, implacable. Nous étions des êtres rationnels, des individus autonomes, certes épris l’un de l’autre, mais pas au point de se sacrifier pour mieux se déchirer par la suite. Il n’y avait pas à réfléchir plus loin.

Pourtant, je me surprends de temps à autres à le guetter du coin de l’œil. A la recherche d’un signe, d’un geste, d’une expression quelconque. Une forme de soulagement sur son visage. D’excitation dans son regard. Peut-être même de plaisir coupable. Ce serait naturel. Il est sur le point de s’embarquer dans une aventure exaltante. Un vrai défi, lui qui n’a jamais eu peur du danger et a toujours cherché à repousser la frontière du possible. Je ne suis pas sûr d’être capable d’autant de retenue. D’autant d’abnégation et de maîtrise de soi, pour ne rien laisser transparaître, malgré la perspective d’un voyage spatial vers une planète lointaine supposé commencer dans à peine un peu plus de vingt-quatre heures. La force qu’il emploie à me préserver, à ne pas gâcher nos derniers moments ensemble, à me faire comprendre que le bonheur de s’envoler pour Mars ne suffit pas à compenser la douleur qu’il ressent à l’idée de me quitter pour toujours... Tout ça me pousse de nouveau à l’aimer avec certitude, avec puissance, sans retenue. A l’infini.

C’est notre dernière soirée ensemble. Et le dernier vrai repas de Adam sur Terre. J’ai dépensé l’équivalent d’un mois de mon ancien salaire pour acheter un plateau de sushis fraichement préparé par un chef japonais du centre-ville. Adam en a toujours raffolé. Un comble, pour quelqu’un né si loin de la mer, et si loin de l’archipel nippon.

On regarde une comédie culte que nous avions vu une première fois au cinéma, il y a des années de cela. Et sans doute une bonne dizaine de fois sur le LiScreen par la suite. L’atmosphère est douce. Quelques bières et les répliques familières du film que l’on connait par cœur auront suffi à chasser la tristesse de l’air ambient. Elle reviendra. Mais pas maintenant.

Je regarde Adam se régaler. Le spectacle en vaut la peine. Appliqué, il trempe soigneusement chaque pièce de sushi dans la sauce soja, avant de l’engloutir avec une joie qu’il est, cette fois, incapable de dissimuler. Il a retrouvé son large sourire, si blanc, si franc, qui fait de son visage une véritable œuvre d’art. Comme quoi. Les plaisirs simples.

Pour ma part, c’est Adam, plus que le poisson cru, que j’ai envie de dévorer. Son débardeur moulant au col généreusement évasé ne laisse pas grand-chose de son torse athlétique à l’imagination. On devine ses tétons roses qui pointent légèrement sous le tissu. Un léger filet de poils blonds qui remontent en ligne droite de son bas-ventre jusqu’à son nombril. Il n’a pas choisi sa tenue au hasard. Son short de sport frôle l’attentat à la pudeur. Il doit correspondre à la longueur minimum légale pour répondre à l’appellation « short ». Autrement dit : ses jambes, l’une étendue au sol, l’autre pliée près de son visage, recouvertes d’un léger duvet doré, s’exposent de toute leur longueur à mon regard ébahi. Je n’ai qu’une envie : enfouir ma tête dans sa poitrine, ou entre ses cuisses, et emmagasiner sa chaleur, autant que faire se peut, pour mieux affronter l’interminable hiver de solitude qui m’attend. Dès demain.

J’ai le souvenir d’avoir joui par cinq fois lors de cette dernière nuit passée avec Adam. Deux fois avec lui. Dans sa bouche, d’abord. Puis contre son ventre tendu par l’effort et le plaisir, avant qu’il ne sombre dans un profond sommeil, le visage serein. Apaisé. Puis, trois fois encore, en solitaire, dans ma main nerveuse, espérant ainsi vaincre l’insomnie et l’angoisse du lendemain. Sans succès.

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