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« Lost Maples ». Les érables perdus.
Le parc naturel, situé à quelques encablures au sud-ouest de San Antonio, porte bien son nom. Il y a une dizaine d’années, un méga-feu estival a réduit la forêt en cendres. Les efforts de reboisement, financés par les philanthropes du coin, plus émus par le sort des arbres que par celui des êtres humains, n’ont pas véritablement porté leurs fruits. Quelques acacias vivotent tant bien que mal, regroupés autour de flaques d’eau jaune, à l’ombre de la falaise. Au soleil, seuls les cactus et les aloès parviennent à sortir de terre.
Au fond de la vallée encaissée, un ruisseau de boue coule dans le lit de l’ancienne rivière Sabinal, toujours trop large malgré le débit d’eau gonflé par les pluies torrentielles qui ont accompagné l’arrivée du printemps.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le cadre a largement perdu de sa superbe. Le paysage, quelque part entre la savane asséchée et la nature morte, martyre de l’anthropocène, offre au visiteur un triste spectacle, contre un ticket d’entrée fixé à vingt dollars par personne par le département des parcs naturels du Texas. Pas ce qu’on fait de plus romantique. Et pourtant, c’est bien à « Lost Maples » que Iké et moi avons posé nos valises pour quelques jours.
Mais avait-on seulement le choix ? La côte n’est plus une option, grignotée par la mer grise, lentement transformée en vaste marais moite et infertile. Impossible de prendre un vol pour les Rocheuses ou la Californie. Trop cher. Inabordable pour le commun des mortels. Enfin, se rendre à Dallas pour un city-break est déconseillé par l’office de tourisme du Texas, à l’heure où les cartels de la drogue sont sure le point de prendre le dessus sur les forces de l’ordre de la ville. Tout bien considéré, donc, et faute d’alternative alléchante à moins de deux jours de route de Austin, « Lost Maples », ses quelques arbres rabougris et son canyon creusé dans la pierre et la terre ocre mérite encore le détour.
Nous marchons depuis l’aube. Moi en tête, Iké sur mes traces. C’est le premier séjour que nous passons ensemble. Notre première excursion en tête-à-tête, après plusieurs mois d’un début de relation pour le moins passionnel. Si passionnel, d’ailleurs, que, jusqu’à présent, nous n’avions eu ni le temps ni même l’idée de se retrouver ailleurs que chez l’un ou chez l’autre, tout au plus dans un restaurant du centre-ville suffisamment proche de nos domiciles respectifs pour nous permettre de passer aux choses sérieuses sans trop avoir à patienter après le dessert.
« Lost Maples », c’était mon idée. J’aime l’endroit. L’aspect sauvage et brut de la roche nue. Le dessin complexe des sillons creusés dans l’argile par la rivière exsangue, presque morte. Par moments, quand le soleil roux du crépuscule colore les falaises abruptes, on se croirait presque sur Mars. Tout compte fait, la forêt détruite par les flammes ne me manque pas outre-mesure. Il faut savoir vivre avec son temps. Et puis, cela permet de changer le paysage de manière suffisamment radicale pour ne pas évoquer le souvenir ému d’un weekend en amoureux avec Adam, avec qui j’avais parcouru les sentiers du parc à l’époque où il était encore recouvert d’une épaisse canopée verdoyante.
Iké est un garçon diablement intelligent, pétri de talent et de qualités, mais je ne ferais d’affront à personne en disant qu’il n’est pas un randonneur né. Essoufflé, le visage couvert de sueur, il me suit péniblement, souvent à la traîne, les jambes lourdes et les pieds endoloris par l’effort. Pourtant, il n’a pas protesté quand j’ai demandé à ce que l’on quitte l’hôtel avant le lever du soleil, pour profiter des premières lueurs du jour. Ni quand il a compris que cela voulait dire se passer du buffet au petit-déjeuner, pas encore ouvert à l’heure où nous sommes partis. Il n’a pas bronché quand, à midi, je lui ai présenté un simple sandwich pain blanc-végé-saucisse et une gourde d’eau plate en guise de repas, pris à la va-vite assis sur un rocher, au pied du ruisseau. Et il ne s’est pas plaint quand il a fallu escalader une falaise boueuse à mains nues pour retrouver le chemin principal, après s’être perdus, par ma faute.
Depuis notre arrivée à « Lost Maples », plus encore que lors des derniers mois passés ensemble, Iké se plie systématiquement à mes désirs. Tous mes désirs. C’est simple : il dit oui à tout, peu importe ce que je lui propose. Le trek épuisant, semi-nocturne. Le dîner de riz lyophilisé réchauffé au micro-ondes dans la chambre de l’hôtel, faute de restaurant ouvert aux alentours. Le film du soir. La station de radio du trajet. La pipe rapide sur la banquette arrière du e-truck, sur le parking du super-chargeur. Une autre derrière un buisson d’acacias, au beau milieu du parc naturel. Une dernière à l’hôtel, avant de s’endormir. Chaque fois, il s’exécute, avec enthousiasme et dévouement, soumission, même, comme chien envers son maître.
Ça m’excite, évidemment. Je ne peux pas dire le contraire.
L’admiration éperdue qu’il me voue flatte mon égo, et, la passion avec laquelle il l’exprime, encore et encore, inlassablement, ne font que me combler de plaisir. J’ai peine à me contenir quand je vois son regard s’illuminer et un large sourire se dessiner sur ses jolies lèvres pleines, au moindre geste tendre. Un caresse dans le dos. Un baiser sur la joue. Ma main qui se pose sur mon entrejambe en guise d’invitation, toujours acceptée. Je n’ai qu’à claquer des doigts et il se déshabille, se penche en avant, se cambre ou s’agenouille. Je n’ai pas vraiment besoin de contrôler mes pulsions, puisqu’il semble éprouver une satisfaction incomparable à les assouvir.
Mais, au risque de passer pour un enfant gâté, je ne suis pas certain que tout cela me plaise vraiment, au fond. J’ai beaucoup de tendresse pour Iké. Mes sentiments sont sincères, et puissants, plus puissants chaque jour qui passe. Mais, voilà, c’est un peu confortable. Un peu facile, pour moi. Et, malgré moi, je ne peux m’empêcher de le penser, un peu dégradant pour lui. J’ai l’impression de trop prendre, de tout prendre, même, et de ne pas assez donner. Mais pas par égoïsme. Pas parce que je ne veux pas. Simplement, parce qu’il ne me laisse pas.
« Oh, moi, tu sais, je m’en fiche un peu. Si tu as une préférence, ça me va ! »
« Si tu es content, je suis content »
« On fait comme tu veux, Yann »
« Tu me dis, et je te suis »
Ça en devient parfois agaçant. Je n’ai pas pour habitude de décider en tout et pour tout. De ne jamais devoir faire de compromis. De ne pas avoir à me soucier des envies de l’autre, ou en tout cas, qu’il ne les exprime jamais spontanément et de manière claire, et qu’il ne se manifeste pas quand ce que je lui propose lui pose problème ou ne lui convient pas. Adam m’avait habitué à plus d’initiative et de détermination. Plus de caractère. Plus de domination, parfois. Et certainement plus de scepticisme, voire plus de franche résistance, à mes idées pas toujours lumineuses. Et, force est de constater, après quelques mois passés avec Iké, que ça me correspondait sans doute un peu mieux.
Mon esprit vagabonde alors que nous marchons en silence, le regard fixé sur l’horizon écrasé de lumière diaphane. J’entends un cri d’oiseau. J’ignore lequel. Je n’y connais rien en oiseau.
J’ignore comment les choses évolueront. Peut-être que Iké s’affirmera avec le temps. Qu’il apprendra à me dire ce qu’il pense. Ce qu’il veut. Et à me dire non. C’est excitant, aussi, qu’on vous dise « non, pas maintenant », « laisse-moi tranquille, je vais prendre ma douche », « va te raser, tu piques », « je n’ai pas envie ce soir, soit c’est toi qu’il t’y colle, soit on reprend demain ». J’espère sincèrement que l’on trouvera notre équilibre. Mais d’ici là, et tant que ce dernier est en de bonnes dispositions, je ne vais certainement pas me priver des faveurs du bel Iké.
C’est sur cette pensée ma foi plus que raisonnable que je conclus ma rêverie éveillée. Au terme d’une ascension interminable, nous arrivons au sommet d’une colline, dont le versant le plus escarpé, presque une falaise, offre une magnifique vue dégagée sur la vallée. Je m’arrête un instant pour admirer le panorama. Quelques mètres en contrebas, Iké est à la peine. Il semble à bout de forces. Mais il n’abandonne pas pour autant. Tenace, il me rejoint quelques minutes plus tard sur le promontoire rocheux, soufflant comme un bœuf, hors d’haleine. D’un revers de la main, il rabat en arrière les fines tresses perlées qui tombent en bataille devant ses yeux, et essuie son front trempé de sueur.
Il esquisse un sourire. Sublime. Malgré la fatigue. La souffrance. Il me sourit. Comme toujours. Et je craque. Je fonds. Je ne peux pas lui résister. Il est si beau, si pur. Si innocent, sans l’être trop non plus. Juste assez. Juste ce qu’il faut. D’une main ferme, je le saisis par la taille et presse son corps contre le mien. L’embrasse sur le front. Son cœur bat fort. Et à toute vitesse. Sans doute plus à cause de l’effort intense qu’il vient de produire que de l’émotion que je lui procure. Quoique.
Sa bouche cherche la mienne. Je lui accorde un baiser. Un seul. Et déjà mes mains se glissent sous son t-shirt imbibé de transpiration pour y épouser les formes de son torse. J’oublie tout. Mes doutes. Mes réserves.
Adam.
Mars.
Il n’y a que Iké, le souffle chaud qui s’échappe d’entre ses lèvres, l’odeur suave de sa peau sombre, et son cœur qui bat la chamade sous mes mains tremblantes.
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