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Je suis assis à mon bureau, dans ma chambre d’adolescent. Plongé dans une lecture frénétique des accords de Kolkata et du traité de Hainan sur la présence humaine dans l’espace et sur les corps célestes extra-terrestres. Je tente de mémoriser les articles les plus importants. Par cœur. Comme un lycéen perfectionniste, rongé par l’anxiété et l’envie de prouver sa valeur aux yeux des adultes, qui révise pour le premier devoir sur table de l’année. Le visage grave éclairé par la lumière jaune de la lampe de bureau. Le soleil s’est tout juste couché, il est dix-neuf heures, et, au loin, j’entends le tintement des casseroles. Ma mère prépare le dîner. Si je n’avais pas une barbe plutôt fournie, presque rousse, et de légères pattes d’oie au coin des yeux, on pourrait penser que j’ai quinze ans, et pas trente-trois.
D’ailleurs, mon corps semble lui aussi troublé par la situation. Je me surprends à ressentir quelque chose que je n’avais pas ressenti depuis des années, plus ou moins le même type d’angoisse qu’avant un examen. J’ai peur de ne pas être à la hauteur. J’ai peur de me planter. Qu’on me dise, une fois arrivé à Madrid, qu’il serait plus judicieux que je retourne d’où je viens pour y enseigner l’anglais à des adolescents prépubères. Ou pire, qu’on ne perçoive pas tout de suite mon incompétence, et qu’on ne me démasque qu’une fois la Terre disparue de la vue du vaisseau, au beau milieu de l’espace, et qu’on ne sache que faire de ma présence à bord. Inutile. Superflue. Un gâchis d’espace et d’oxygène. Un poids pour le reste de l’équipage qui devra être traîné au moins jusqu’à Mars.
Je n’étais pas spécifiquement familier des accords de Kolkata, signés il y a vingt-ans, alors que la colonisation martienne était encore un simple projet, et en vertu desquels les Etats-Unis, la Chine et l’Europe se partagent les droits sur le territoire de la planète rouge. Cratère par cratère. Sans oublier, bien entendu les ressources attenantes.
Le texte de l’accord lui-même est extrêmement court. Une simple série d’articles des plus simples, dans lesquels les parties s’engagent à respecter leurs engagements, ce qui semble faire défaut aujourd’hui, d’après les dires de Myrto et Volker. Il n’est donc pas difficile, pour un spécialiste comme moi, de comprendre ce qui est en jeu.
Comme souvent, c’est dans les protocoles annexes que se trouve la difficulté. Et, en l’occurrence, le Protocole numéro un est particulièrement ardu. C’est en effet dans ce texte de plus de trois-cents-vingt pages que le partage est effectué. Ici, on n’est plus vraiment dans le domaine du droit à proprement parler, mais plutôt dans une discipline hybride entre la géographie et la géologie martiennes, qui énumère les reliefs, les accidents topographiques, utilisés pour délimiter des territoires et, en leur sein, donner un aperçu précis des ressources minérales en présence.
Le tout dans un langage technique absolument indigeste à la portée de seuls quelques spécialistes.
« Section 42.A7.R9. Colossus Mons au nord, Medusae Fossae au sud. Minerais indéterminé. Latérite. Possible gisement de fer. Bénéficiaire : Chine. Bénéficiaire potentiel de la section quart nord-est : Etats-Unis, si non-colonisé par la Chine avant le 1er janvier 2100, minuit, heure terrestre, fuseau horaire : Londres. »
« Section 51.28.WW. Tharsis Montes. Odysseus Major Crater au centre, centre d’un rayon de 45.2 kilomètres autour. Gisement de néodyme et de terbium. Bénéficiaire : Europe, clé de répartition entre pays selon les modalités prévues par l’accord intra-européen de partage de l’espace. »
Les mots sonnent creux. Je peine à visualiser. Or, c’est et ça a toujours été ma manière de mémoriser quelque chose, que d’en faire une imagine mentale. Vraisemblablement, il va falloir que j’étende quelque peu le champ de mon imagination.
Mon père m’appelle, au loin, depuis la salle-à-manger. Le repas est servi.
Un des derniers pris ensemble.
Je quitte Saint-Malo pour l’Espagne d’ici quelques jours seulement. Direction le centre d’entraînement de l’Agence spatiale européenne, situé juste à côté du spatioport d’où partira le vaisseau de la mission « Olympus ». Aussi, ma mère met les petits plats dans les grands, et ce depuis le début de la semaine. Quiche au poireau. Pétoncles et bigorneaux. Galette complète. Et bien sûr, l’éternelle et indémodable choucroute de la mer.
Elle doit dépenser une fortune en aliments frais. Certes, les prix des denrées ne sont pas aussi élevées en Bretagne que de l’autre côté de l’Atlantique, il reste une production locale relativement prospère, mais, avec le même budget, je suis certain que nous aurions largement pu nourrir toute une famille pendant six mois en n’achetant que des végé-steaks et des végé-saucisses. Je ne m’en plains pas. Les mets sont tous plus délicieux les uns que les autres.
Installés à table, moi et mes parents mangeons dans une drôle d’atmosphère. Si je n’avais pas eu l’expérience du départ de Adam, je n’aurais peut-être pas été si bien préparé à la sensation à la fois douce et amère que procure la certitude de vivre les derniers instants privilégiés avec les siens, avant le grand départ.
Mes parents ont toujours su que le jour viendrait. Mon obsession pour la conquête spatiale ne date pas d’hier. Quelque part, je suis même resté sur Terre plus longtemps qu’initialement prévu, et, de surcroit, pour un laps de temps inespéré directement dans le nid familial. Il n’empêche qu’il y a beaucoup de tristesse dans le regard de mon père, qui s’embue pour une broutille à longueur de journée, et une forme de résignation nostalgique sur le visage de ma mère, qui a toujours été plus douée pour cacher ses émotions.
On a énormément parlés, ces derniers jours, tous les trois. Plus que tout le reste de ma vie d’adulte, et qu’une bonne partie de mon adolescence. Je me suis enfin rendu compte à quel point ils allaient me manquer. Non pas que ça me pousse à changer d’avis, ma décision est prise, et ma conscience tranquille. Mais je dois reconnaître que je les quitte avec plus d’appréhension que ce que j’aurais initialement imaginé. Le fait d’avoir passé ces quelques mois à leur côté n’y est sans doute pas étranger. Et je suis finalement plutôt reconnaissant de pouvoir éprouver cette séparation de manière plus intense, plus charnelle que si j’avais simplement embarqué sur Salvare III sans jamais remettre le pied en Bretagne.
Chez eux.
Chez moi.
Le destin fait finalement plutôt bien les choses. Si j’avais su, j’aurais accepté bien plus tôt de m’en remettre à lui.
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