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Lundi.
Sept heures.
Six heures cinquante-trois, pour être précis.
Le réveil de mon LiPhone n’a pas encore sonné, mais j’ai déjà l’œil alerte. Mon esprit tourne à plein régime. Je me repasse en boucle les différentes étapes qui me mèneront jusqu’à la salle de réunion où je rencontrerai ma nouvelle équipe de travail pour la première fois. Me lever. Me doucher. M’habiller, revêtant l’un des uniformes frappé du logo « Olympus » que l’on m’a remis à mon arrivée. Quitter la chambre que l’on m’a alloué dans la résidence du personnel de bord. Car j’en fais partie, maintenant. Au même titre que Myrto, la commandante, son équipe de pilotes et de conseillers, et l’ensemble de l’équipage avec lequel je m’apprête à embarquer pour Mars. Je marque une pause pour savourer l’idée, l’espace d’une demi-seconde. Puis reprends le cours de ma journée, avec la précision d’une horloge suisse. Me rendre dans le bâtiment réservé à l’entraînement, de l’autre côté du campus. En vélo, sans doute. A moins que j’ai la patience d’attendre la navette. Ça m’étonnerai, vu ma fébrilité actuelle. En vélo, donc. Et arrivant devant le bâtiment en question, il faudra monter au deuxième étage et chercher la salle 211. Simple comme bonjour. Le plan est bien rodé. Je l’ai répété mentalement tout le weekend durant. On ne pourra pas me reprocher mon manque de préparation.
Incapable d’attendre une minute de plus, je décide de me lever. Je saute du lit, littéralement, me force à faire quelques étirements pour désengourdir mes mains, mes pieds, et prends une profonde inspiration. Le moment est enfin arrivé. Je trépigne d’impatience. Soudain, je sursaute, surpris par un carillon digital dont l’écho retentit avec fracas contre la paroi des murs de ma petite chambre. Mon réveil. J’en avais fini par l’oublier. Trop tard. Je me jette sur mon LiPhone et m’empresse de l’éteindre avant qu’il n’ait réveillé tout l’immeuble. Mon cœur bat la chamade. Mes nerfs me jouent des tours.
Le campus de l’Agence spatiale européenne à Tolède est un complexe à la fois civil et militaire, qui se compose d’un spatioport, c’est-à-dire d’un site de lancement de navettes spatiales, mais également, d’une pépinière d’entreprises, d’une université publique, d’un laboratoire privé de recherche, et d’un centre d’entraînement, encore relativement modeste mais en plein chantier d’expansion. Mon lieu d’affectation. Le tout forme un ensemble disparate de bâtiments sans charme, construits à la va-vite dans un style fonctionnel, qui fait plus penser à une caserne de gendarmerie du siècle précédent qu’à une antre ultra-sécurisée dédiée tout entière à la technologie la plus en pointe qui soit.
On fait avec les moyens du bord. Les russes ont bien exploré une bonne partie du cosmos à partir de leur base kazakh de Baïkonour, qui n’avait pas l’air du nec plus ultra de la ville-utopie futuriste, d’après les photos que j’ai pu en voir.
Et c’est sans doute plus proche de ce qui nous attend sur Mars, du moins en termes de confort spartiate, au détail près que les baraquements de la planète rouge seront pressurisés, thermo-régulés, coulés dans un matériau blanc ultra-réfléchissant, ultra-isolant et ultra-résistant, capable de filtrer les rayonnements ultra-violets et de faire face à la violence inouïe des tempêtes de sables martiennes. Le paysage des alentours du campus, un désert de poussière jaune-orangé, sonne lui aussi comme un étrange présage. L’emplacement n’a pas été choisi au hasard. Après plusieurs mois passés à Tolède, le choc mental du tout minéral, roussi et aride, qu’est censé représenter l’arrivée sur Mars pour un natif de la Terre ne devrait pas être aussi marqué que celui qu’ont vécu les premiers humains à s’y poser.
La salle 211 est une grande pièce sans prétention, murs gris, nus pour la plupart, à l’exception d’un calendrier papier de l’année 2053, bloqué sur le mois de décembre. Une grande table en verre dépoli trône au centre de la pièce. Circulaire, pour comme au siège de l’Agence, à Bruxelles. Je comprendrai par la suite que cela permet de faciliter la prise de parole et d’instaurer un certain équilibre, une forme d’égalité, même, entre les membres du conseil de la mission « Olympus ». On évite ainsi la course à l’échalotte pour être assis à la droite de Myrto, la commandante.
Je suis arrivé le premier. Sans surprise.
Cela me permet de souffler un peu, et de faire le tour de la table centrale, l’œil rivé sur les chevalets qui indiquent les placements imposés. Je me tente ainsi de me familiariser avec le nom de ceux qui vont, dans quelques minutes, et pour un sacré bout de temps après ça, devenir mes collègues.
« Felipe Casillas. Conseiller militaire »
« Polona Borič. Co-pilote »
« Tomas Nyborg. Ingénieur en chef »
« Noûr Idir. Colonisation martienne »
« Yann Pennec. Conseiller juridique »
Je m’arrête un instant devant ma place. Partagé entre la fierté et l’appréhension. Quelque part, j’ai encore du mal à réaliser que c’est bien de moi dont il s’agit. Que c’est mon nom qui est inscrit sur ce chevalet, et pas celui d’un illustre homonyme bien plus brillant, bien plus chanceux que moi. Pourtant, il va bien falloir que je m’y fasse. S’ils estiment que je suis à la hauteur, la moindre des marques de respect reste de leur faire confiance.
Je reste planté là, les mains posées sur le dossier de ma chaise, sans toutefois oser m’asseoir. Face à moi, je remarque un nom familier.
« Volker Ganz. Directeur. Opérations stratégiques. QG Bruxelles ».
Mon cœur s’emballe. Je ne pensais pas revoir le bel allemand de sitôt. Si j’avais su, j’aurais passé un peu plus de temps devant le miroir, ce matin.
Les participants arrivent au compte-goutte dans les quelques minutes qui précèdent neuf heures. Myrto, d’abord. Tomas, ensuite. L’ingénieur principal. Un danois d’une quarantaine d’années, le poil ébouriffé, l’allure un peu débraillée, avec un air de savant fou. Ensuite, c’est aut tour de Polona, la co-pilote, et Felipe, le conseiller militaire, d’entrer dans salle, ensemble, en pleine conversation l’un avec l’autre. La jeune femme, brune et légèrement austère au premier abord, me dit être slovène, et son homologue masculin espagnol, comme j’avais déjà pu le deviner. Chauve, la barbe drue, poivre-et-sel, il dissimule une carrure imposante sous une chemise grise qui lui sied à merveille. Enfin, Noûr, la suissesse en charge de mener les opérations de colonisation, ferme la marche d’un pas pressé, rejetant en arrière une épaisse chevelure bouclée d’un noir de jais avant de m’accorder une énergique poignée de main.
Je suis mortifié de voir que personne ne porte son uniforme « Olympus », que tous ont délaissé au profit d’une tenue de travail plus classique, à l’image de celle dans laquelle Myrto m’avait accueilli lors de notre rencontre à Bruxelles. Néanmoins, presque tous ont la délicatesse de faire semblant de ne rien remarquer. Beau joueur, Felipe, tente quant à lui de me mettre à l’aise, en disant qu’il faudrait prendre exemple sur moi et s’habituer à porter l’uniforme, jouant de sa fibre militaire.
Finalement, Myrto invite les présents à prendre place autour de la table, sans que Volker ne nous ait rejoints. Je ne bronche pas. Et comprends vite pourquoi il n’est pas utile d’attendre que l’allemand pointe le bout de son joli nez droit. A neuf heures précises, un faisceau de rayons de lumière bleue s’échappe d’un boîtier placé au plafond pour venir frapper la surface de la table à l’emplacement où Volker devrait être assis. Et, presque immédiatement, un hologramme du bel allemand, confortablement installé à son bureau bruxellois, prend forme face à moi.
Souriant, comme à son habitude.
- Bonjour tout le monde. Ravi de vous retrouver. J’espère que la « holo » fonctionne bien, on a des problèmes de connexion à Bruxelles, en ce moment...
Il me réserve un léger hochement de la tête, saluant ainsi ma présence sans me faire l’embarras d’une mention spéciale.
- Nous t’entendons, Volker confirme Myrto d’une voix calme et déterminée.
Tout le monde marque une pause. Myrto consulte l’agenda sur son LiTab. Quand elle est fin prête, elle écarte la tablette et ouvre de nouveau la discussion d’un ton assuré, les mains délicatement posées sur le verre dépoli de la table.
- Bien, commençons, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Premier point à l’ordre du jour, aujourd’hui, c’est l’arrivée de Yann, notre conseiller juridique, qui complète le conseil de la mission « Olympus ». Yann, je te laisse te présenter, si tu le souhaites.
Je prends une courte inspiration et me lance dans une présentation prétendument naturelle, alors qu’elle est totalement répétée, à la fois précise et concise, pour tenter de répondre aux exigences de Myrto. Je mentionne ainsi ma carrière de professeur et m’attarde quelques instants sur mon expérience américaine. Sans entrer dans les détails, trop personnels pour la configuration actuelle de la réunion.
- Parfait, merci Yann, et bienvenu parmi nous. Vous l’aurez compris, Yann remplace Igor, qui n’a pas souhaité s’engager avec nous dans la suite de notre missions vers Mars. Yann est également un bon connaisseur du programme « Salvare », ce qui nous sera bien utile pour naviguer les relations avec nos amis américains. Pour la Chine, c’est Felipe qui garde la main, bien entendu.
C’est ainsi que j’apprends que je ne suis pas le premier choix pour le poste, mais qu’une personne s’est désistée il y a quelques temps, forçant l’Agence à élargir son champ de recherche. Une étrange sensation prend possession de mon ventre. De la honte. Mêlée d’humiliation. Même si, après tout, il n’y a pas à rougir d’être remplaçant sur un poste aussi prestigieux. Pourtant, je ne peux m’empêcher de me sentir tout à coup parfaitement inadéquat, incompétent. Volker doit remarquer ma gêne, car il m’adresse un des grands sourires bienveillants dont il a le secret, particulièrement appuyé, cette fois-ci, et qui, je dois bien avouer, aide largement à faire passer l’affront, involontaire, j’en suis certain, de la remarque de Myrto.
Je me ressaisis. Et la réunion poursuit son cours dans que personne, hormis Volker, ou plutôt, son hologramme, n’ait remarqué ma détresse passagère.
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