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Le soleil est à son zénith dans le ciel presque blanc. Ma combinaison anti-UV me colle à la peau, trempée de sueur, et ce en dépit de la brise marine qui s’engouffre entre les pins et rafraichit légèrement le sentier littoral sur lequel nous sommes censés randonner. Il ne s’agit pas d’un entraînement. Pas cette fois. Et pour cause, notre préparation touche à sa fin, et notre départ vers Mars est imminent. Olympus I est prêt pour le décollage. Et nous aussi, soi-disant. Bruxelles évoque un lancement début septembre, juste avant la fin de l’été. Peut-être même plus tôt, si les conditions sont réunies.

L’objectif de notre excursion, aujourd’hui, n’est donc pas de nous familiariser avec le terrain martien, mais, au contraire, de nous permettre de faire le plein de nature et de paysages terrestres, avant que nous en soyons privés pour de bon. Pour cela, l’Agence nous a emmenés en Galice, sur une presqu’île à la fois rocheuse et boisée, que l’on rejoint par un isthme étroit qui sépare la lagune de l’océan. Le panorama est sublime. La mer est turquoise. Le sable blanc, presque rose, par endroits. Mais la température est accablante, et ce d’autant plus à treize heure, l’heure la plus chaude de la journée où le mercure va frôler les quarante degrés à l’ombre.

Marchant péniblement à côté de moi, Ótavio semble plus en difficulté encore. La casquette vissée à l’envers au sommet de son crâne, il porte une salopette en jeans par-dessus sa combinaison anti-UV, ce qui ne doit pas arranger les choses par une telle chaleur. Sans doute est-il trop complexé par sa corpulence pour se sentir à l’aise vêtu d’une simple combinaison, dont la fine couche de tissu couleur chair épouse parfaitement les formes de chacun, donnant l’impression à l’œil non averti que nous formons ensemble un groupe de randonneurs naturistes.

Ótavio mis à part, donc.

Le pauvre homme n’a vraiment pas l’air dans son assiette. Son visage rond est intégralement recouvert d’une épaisse pellicule luisante de transpiration, qui perle au sommet de son front, sur ses tempes et entre ses sourcils bruns et épais. Parfois, une goutte de sueur coule entre ses yeux hagards, donnant l’impression qu’il pleure tant il souffre. Pour couronner le tout, il souffle comme un bœuf, ce qui ne facilite pas notre conversation.

C’est la première fois qu’on se rencontre, lui et moi. En personne, en tout cas. En application du protocole établi par le docteur Vandenberghe, nous avions eu l’occasion de discuter par messagerie instantanée il y a quelques jours de cela, pour se dire ce qu’on savait finalement déjà l’un sur l’autre, puisque nos fiches respectives nous avaient été communiquées au préalable. Peu importe. Ce n’était pas désagréable de discuter celui avec qui je partagerai ma cabine lors du voyage vers Mars, et peut-être plus encore, si les calculs savants du docteur se révèlent être exacts. Il m’a semblé être plutôt vif d’esprit, voire drôle, par moment.

La comparaison avec l’Ótavio d’aujourd’hui est donc d’autant plus cruel. Le pauvre portugais est bien incapable d’aligner deux mots, et quand il y parvient, c’est généralement pour se plaindre de la chaleur, ce qui est parfaitement compréhensible, mais néanmoins un peu répétitif après plusieurs heures de marche.

La piètre état dans lequel il se trouve ne joue pas non plus en sa faveur en ce qui concerne l’attirance physique que je suis censé éprouver pour lui d’après la prophétie vandenberghienne. Il n’est pas laid, loin de là. Son visage et son regard respirent la bonté, et il y a quelque chose de touchant dans la manière un peu gauche, une peu bourrue avec laquelle il s’exprime. Mais il n’y a pas d’étincelle. Ni de propension particulière à sexualiser ce grand corps qui ne semble pas taillé pour l’espace. Pourtant, il a bel et bien suivi le même entraînement que nous tous. S’il est toujours là, c’est que l’Agence estime qu’il est capable, au même titre que nous tous, de participer à la mission. Après tout, s’il se plaint copieusement et perd une quantité impressionnante d’eau par la transpiration, Ótavio n’a pas faibli une seule seconde depuis notre départ et garde le rythme soutenu imposé par le reste de l’équipage.

Au détour d’un virage, alors que le vent du large redouble d’intensité et que la canopée se fait plus clairsemée, permettant à l’air frais de venir directement fouetter nos visages et d’y faire sécher la sueur, Ótavio parvient malgré tout à m’arracher un petit rire :

- Oh putain, qu’est-ce qu’il fait du bien, ce petit vent, là ! Bon, Yann, rassure-moi, tu n’as pas dit à Vandenberghe que tu aimais faire de la randonnée avec ton partenaire ? Non parce que, je n’ai pas bien lu notre protocole, mais tu vois bien que c’est un peu un deal-breaker en ce qui me concerne...

- Ne t’inquiète pas, réponds-je au tac-au-tac, il fait plus frais sur la côte martienne.

- Ouais, les plages sont pas mal, il paraît ! Et le vent se charge de recouvrir de sable, même pas besoin de s’allonger par terre avec sa serviette !

Le sentier est de plus en plus escarpé à mesure que l’on progresse sur la presqu’île. Cette dernière est coiffée d’une colline rocheuse, taillée dans un granit gris et tranchant, recouvert de lichens jaunis, presque une montagne, aux arpents ornés d’ajoncs séchés par le soleil, qui bruissent légèrement sous l’effet des alizés. C’est ce décor de carte postale que nous sommes censés imprimer à jamais dans notre esprit, cette eau, ce vent et ce soleil que nous nous devons de mémoriser, d’emmagasiner, pour mieux supporter l’aridité implacable de Mars, notre future terre d’accueil.

On pourrait penser qu’il est finalement un peu risqué de nous faire goûter, une toute dernière fois, à un de ces endroits magiques dont seule la Terre a le secret. Mais c’est sans compter sur la détermination d’acier de l’équipage de l’Olympus I, un groupe de deux cents hommes et femmes dévoués corps et âme à la mission d’exploration et de colonisation qui leur incombe. Entraînés depuis des mois. Mais, bien souvent, passionnés depuis toujours. Et bien décidés à ne pas se laisser aller à la nostalgie avant d’avoir pu réaliser leur rêve.

Là encore, c’est une chose dont j’ai pu discuter avec Ótavio, lors de notre rencontre virtuelle, et j’ai été frappé par la similitude de nos profils en ce qui concerne la passion dévorante que nous vouons l’un comme l’autre à l’idée de se retrouver seuls sur Mars. Nous estimons être des privilégiés. Nous savons que la Terre, aussi belle et paisible apparaisse-t-elle, ici-même, en ce superbe jour de juillet, se meurt, petit à petit, morceau par morceau, et qu’il est grand temps de s’établir ailleurs pour assurer la survie du genre humain. A ce titre, les mots qu’Ótavio a employés lors de cette fameuse conversation résonnent encore avec force dans mon esprit :

« La maison de ma grand-mère a été emportée par les flammes du méga-feu « Terrence », pendant l’été 2041. Elle n’a pas eu le temps de s’échapper. Elle n’était pas la seule, d’ailleurs. J’avais seize ans, et je me suis promis ce jour-là que je ferais tout mon possible pour m’échapper de cette fichue planète maudite ».

Terrence, Louisa.

Il y aura toujours une tempête, un incendie, pour réduire à néant les quelques lieux qui rendent l’existence humaine sur Terre encore supportable.

Nous continuons sans relâche notre périple sur la presqu’île, en file indienne sur le sentier qui se fait plus étroit, plus proche du précipice. Une mouette rieuse fait du sur-place au-dessus de notre groupe, espérant sans doute grapiller quelques miettes de notre repas du midi qui se fait attendre. D’ailleurs, à ce sujet, j’entends plusieurs camarades d’équipage – c’est comme ça que je les désigne, désormais – réclamer une pause pour manger. Quelques mètres devant moi, Tomas, l’ingénieur en chef, et Noûr, la responsable de la colonisation, se joignent timidement aux protestations, signe qu’il est grand temps de s’arrêter.

C’est Myrto qui ouvre la marche, bien entendu, et la grecque ne semble pas convaincue par la nécessité d’une pause, alors que nous sommes si proches de l’arrivée. Toutefois, à la fois pragmatique et soucieuse du bien-être de ses troupes, la commandante finit par céder à la pression de la foule, et, alors que nous parvenons tout juste jusqu’à une avancée rocheuse donnant un magnifique point de vue sur le large, elle nous invite à déjeuner rapidement, et, si possible, à l’ombre d’un rocher, pour éviter l’insolation.

- On repart dans quinze minutes maximum, je vous préviens, s’époumonne-t-elle, avant de répéter pour s’assurer que tout le monde a bien entendu. Quinze minutes, pas plus !

La paisible quarantenaire fait un pas en arrière pour prendre du recul et, ainsi, compter ses troupes. Elle lève la main au ciel pour protéger se protéger les yeux du soleil.

Et, tout à coup, le temps se suspend.

Deux-cents hommes et femmes retiennent leur souffle. Le visage de Myrto se glace. Son regard se fixe sur l’horizon, dans une expression frappée de terreur et d’incompréhension. Son pied gauche ne semble jamais toucher le sol. Et s’enfonce dans le vide. Notre commandante lutte, en vain, et perd immanquablement l’équilibre. Et, lentement, chaque seconde durant une éternité, s’affaisse vers l’arrière, impuissante, les bras le long du corps, la bouche entrouverte mais muette. Jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement, avalée par la falaise. Je regarde la scène, médusé, incapable de crier, de bouger, de penser, même.

Myrto est tombée.

Myrto est tombée.

La commandante est tombée.

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