LOG40_DAY9
La mélodie aigrelette de mon réveil résonne à mes oreilles, par l’intermédiaire de mes LiPlugs.
Il est huit heures.
Enfin, il devrait être huit heures sur Terre, en Europe occidentale, à Bruxelles, Paris et Madrid. Ici, au beau milieu de l’espace, le temps perd de sa signification. La lune est loin derrière nous. Et le soleil n’est pas un disque de lumière qui donne au ciel une couleur particulière en fonction du moment de la journée. Il n’est qu’une étoile plus brillante que les autres, qui scintille quelque soit l’heure du jour ou de la nuit. Il n’y a d’ailleurs pas vraiment de jour et de nuit à proprement parler. Simplement, il est conseillé de conserver un rythme biologique plus ou moins calqué sur celui de la Terre, les horloges du vaisseau indiquent donc l’heure de notre point de départ, et il est prévu que, petit à petit, à raison d’une ou deux minutes grapillées par cycle de vingt-quatre heures, nous arrivions à l’heure de notre point d’atterrissage, sur Mars. Un sol martien est un peu plus long qu’un jour terrien. Pour le reste, nous retrouverons, une fois arrivée, l’alternance familière entre jour et nuit, exception faite que deux lunes se disputeront la vedette dans le ciel étoilé de la planète rouge.
Je me lève sans faire de bruit. Ótavio dort encore. Le pauvre est rentré tard, hier soir, accablé par une journée de travail harassante en salle des moteurs. Nous avons parlé un peu, comme tous les soirs depuis le début du voyage, de lui, de moi, on a ri, il n’a pas pleuré, et on s’en en dormi chacun dans notre lit après avoir échangé un baiser un peu chaste, pour cette fois encore. Nous ne sommes pas encore passé à l’acte. Mais je sens que c’est une question de jour. Ou de nuit. Ou de cycle horaire. Peu importe. C’est une question de temps, voilà.
Dans la pénombre de la cabine, je cherche la combinaison bleu marine, ornée du logo de la mission « Olympus » et d’un patch sur lequel figure mon nom de famille, « Pennec », l’uniforme obligatoire à bord, pour tous les membres de l’équipage. Ma main effleure un bout de tissu. Est-ce bien ma combinaison ? Je veille à ne pas confondre la mienne avec celle de Ótavio, bien qu’il y ait peu de risques, vu la différence de gabarit entre le jeune portugais et moi-même. Celle-là m’appartient bien à moi. Je la ramasse au sol et file à la douche.
Dans l’étroit couloir de « l’arche », je croise des membres de l’équipage, le visage hagard. Certains se lèvent et, comme moi, se dirigent au radar vers la salle-de-douche, le regard ensommeillé. D’autres rentrent à peine du travail, après avoir effectué un tour de nuit, un « shift », comme on a déjà pris l’habitude de le dire. Je ne connais pas encore tout le monde par son prénom, mais les noms de familles affichés à la poitrine aident à situer chaque personne sur une carte de l’Europe imaginaire, et dénuée de sens, si loin de notre Terre natale.
« Jerzyniak »
« O’Neill »
« Räikkönen »
« Papadhópoulou »
« Idir »
Ça, c’est Noûr. La suissesse est d’origine algérienne, fille d’un représentant du pays nord-africain auprès des anciennes Nations Unies, à Genève, m’a-t-elle expliqué. Nous échangeons un rapide sourire, encore un peu gênés de se croiser ainsi au petit réveil, vêtus de notre tenue de « repos », un simple t-shirt à notre nom et pantalon de jogging bleu marine, portant la mention « Olympus » écrite à la verticale sur la jambe droite. Autrement dit, à peine plus officiel qu’un simple pyjama. Je me précipite dans le couloir de douche réservé aux hommes, et trouve une cabine de libre.
Nous avons une réunion du conseil à neuf heures. Il s’agirait donc de se dépêcher.
Quelques minutes plus tard, nous voilà tous réunis dans la salle de commande du Olympus I. Volker, fringant à toute heure, comme si la fatigue n’avait pas de prise sur lui. La fermeture éclair de sa combinaison est légèrement ouverte, ce qui laisse entrevoir un peu du duvet blond qui recouvre son torse bombé.
Je m’égare.
Polona, aussi austère que d’ordinaire, ne manque pas de me faire revenir « sur Terre », avec son visage strict et blafard et sa mine sévère. Felipe et Tomas, sirotant un café à la paille, puisqu’il est impossible d’en faire autrement en apesanteur. Enfin, Noûr, qui semble plus à son aise une fois douchée et débarrassée de son pyjama, ses longs cheveux ramassés en une épaisse queue de cheval brune.
Volker fait signe à tout ce beau monde de se placer en arc de cercle autour de la table de communication, au milieu de laquelle trône une « pieuvre », une sorte de LiPhone collectif directement relié à Tolède et Bruxelles par communication satellite.
« Dimitrova ne va pas tarder à nous appeler ».
Silence dans l’assemblée. La directrice de l’Agence, laissée sur le tarmac du spatioport européen il y a neuf jours, ne manque à personne. Quelques secondes après que Volker ait prononcé ce qui a sonné comme une sentence, presque une condamnation, la « pieuvre » s’illumine et la voix nasillarde de Cecilia Dimitrova, claire comme de l’eau de roche, retentit dans tout le cockpit :
- Bonjour Olympus, ici Bruxelles ! Cecilia Dimitrova à l’appareil. Je suis avec mon équipe, ici, au QG, et le contrôle au sol est également en ligne depuis Tolède. Est-ce que vous me recevez ?
- Cinq sur cinq, répond Volker d’un ton neutre. Nous sommes également au complet de notre côté. Nous pouvons commencer, quand cela vous arrange.
La réunion a commencé par un passage en revue des constantes du vaisseau. Pas de problème apparent, à en croire Tomas et Polona, du moins, rien qui ne semble impossible à corriger avec l’aide du contrôle au sol, ce qui est plutôt rassurant à entendre pour un total novice en ingénierie spatiale comme moi, je dois dire.
Pour le reste, la discussion est centrée autour de la mission de colonisation à proprement parler. C’est Noûr qui est chargée du déploiement de la colonie européenne, et c’est donc naturellement à elle que revient la tâche d’informer Bruxelles et Tolède sur l’état de ses plans. Sûre d’elle, visiblement en pleine maîtrise de son sujet, elle s’exprime de manière claire et intelligible, à la fois précise et méthodique, sans jamais la moindre digression, et déroule sans plan devant une assistance qui boit ses paroles :
« La procédure de déploiement de la colonie européenne, baptisée Crater Europeis, débutera environ une heure après notre atterrissage sur Mars ».
« Une fois le feu vert de Volker obtenu, moi et mon équipe d’éclaireurs effectuerons notre première sortie sur le sol martien, en direction des modules de colonisation qui sont en cours d’acheminement vers Mars dans le cadre de la mission « Titan ». A notre arrivée, il devrait y avoir quatre modules déjà présents dans la zone d’atterrissage. « Zeus », le module énergétique, qui fournira l’électricité à la colonie grâce à sa pile à hydrogène. « Aura », le module atmosphérique, qui reproduira l’atmosphère terrestre au sein de Crater Europeis par réaction chimique. « Demeter », le module alimentaire, qui nous permettra de débuter une agriculture de subsistance sur place, en complément des denrées embarquées. Et « Hades », le module minier, qui initiera la mise en valeur de notre secteur en y extrayant les ressources utiles à la colonisation et à l’export vers la Terre. Si c’est bien le cas, les opérations de colonisation pourront commencer immédiatement ».
« Le Olympus I sera placé en configuration « colonie », ce qui permettra de détacher les modules de vie qui forment actuellement « l’arche spatiale » pour assembler une « arche martienne », installée au cœur du cratère, qui sera par la suite fermé hermétiquement de la surface martienne, avant que l’on y déploie « Aura » pour rendre l’atmosphère respirable pour l’homme. Le reste du vaisseau, réduit à l’état de simple lanceur, repartira vers la Terre sans aucun passager, piloté par EVA, en vue d’une réutilisation pour une mission de colonisation ultérieure ».
« Si les préparatifs vont bon train en Europe, Olympus I devrait croiser Olympus II quelque part entre Mars et la Terre, avec un arrivage de deux-cents nouveaux colons prévu douze mois après notre atterrissage sur Mars, et un autre, dix-huit mois plus tard, portant la population totale de Crater Europeis à six-cents dès sa deuxième année d’opération, sans compter les éventuels décès et naissances, bien entendu... »
Au risque de tomber la tête en avant dans l’euphémisme le plus ridicule qui soit, il faut bien avouer que tout ça est assez incroyable, malgré tout. Et ce d’autant plus si on considère que l’homme a seulement posé le pied sur Mars pour la première fois il y a un peu plus de vingt ans à peine.
C’était au tout début des années 2030, quand le premier vol habité a atterri sur Mars, avec à son bord un équipage international d’une dizaine d’astronautes chevronnés. Puis, il y a eu les premières tentatives de colonies lunaires, qui n’ont pas donné grand-chose, faute de ressources particulières sur place. Il aurait fallu opérer un transfert massif de matières premières sur la Lune, alors même qu’elles venaient à manquer sur Terre. Mars et son sous-sol riche en métaux rares, dont l’industrie terrienne est si friande, s’est alors imposée comme une évidence. La fondation mondiale pour la colonisation de la Lune a fermé ses portes presque immédiatement, faute de financement, et la course à la colonisation martienne a débuté presque aussitôt après les accords de Kolkata, sur fond de compétition internationale pour les ressources de la planète rouge.
Finie l’époque de la coopération entre puissances spatiales. Il fallait être les premiers sur Mars, et surtout, les premiers à maintenir une population permanente sur ce « nouveau monde », cette Amérique des temps modernes. La Chine, d’abord. Puis les Etats-Unis. Et désormais, nous, les européens. Avec le programme « Olympus » et sa mission colonisatrice, portée par Noûr, qui n’a pas grand-chose de commun avec Christophe Colomb, mais qui verrait sans doute son nom figurer avec la même prominence dans les manuels scolaires des générations futures.
Reste à voir si on le terme « idiriser » prendra le pas sur celui de « coloniser ».
Alors que Noûr termine son explication, une carte de Mars apparaît sur le LiScreen central de la table de communication. Plus précisément, il s’agit de notre point de chute, et, quelques centaines de mètres plus loin, du cratère qui hébergera la première colonie européenne sur le sol martien. C’est là que nous atterrirons, dans un peu moins de neuf mois, à supposer les calculs de EVA soient exacts.
Et ils le sont. EVA ne se trompe jamais.
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