LOG42_DAY63_1
Pour la soixante-troisième fois depuis le début de notre traversée de l’espace, la mélodie de mon réveil retentit dans mes LiPlugs à huit heures précises.
Le temps se fait long.
Je peine à émerger. Encore aux prises avec un lourd sommeil, quelque peu aidé par les concoctions de Șerban, le médecin de bord, qui, hier soir, après lui avoir parlé de ma difficulté croissante à m’endormir, m’a administré un puissant shot de mélatonine. C’était assez courant, soi-disant, que l’horloge biologique se dérègle sous l’effet de la lumière artificielle et de la monotonie des jours qui se suivent et se ressemblent. Par ailleurs, constatant mon manque chronique de vitalité, la faute à la fatigue qui s’accumule et au déficit en vitamine D, Șerban m’a également prescrit un complément alimentaire de choc, qui, pris au petit matin, me fait l’effet d’un triple espresso, d’une poussée d’adrénaline et d’une grande claque sur les fesses. Autrement dit, ça réveille !
Seul effet secondaire, un peu déconcertant, au premier abord, de ce cocktail ultra-vitaminé : une augmentation en flèche de la libido, ce qui, pour ainsi dire, ne m’arrange pas vraiment, pas ce matin en tout cas. En effet, mon érection matinale est si soutenue qu’elle en presque douloureuse, et Ótavio est déjà parti pour son shift, me laissant seul avec un sexe plus bandé que jamais. Dommage. Depuis quelques semaines, lui et moi avons définitivement dépassé le stade des rapports passionnés et maladroits, pour en venir à une forme plus saine et régulière, presque mécanique sans être ennuyeuse, de satisfaction de nos désirs mutuels. Encore une fois, je ne peux que remercier le génie du docteur de Vandenberghe et sa clairvoyance quant à ma compatibilité amicale et sexuelle avec ce nounours portugais au grand cœur.
En son absence, toutefois, je devrais me contenter de ma propre main et de ma seule imagination. Je me repasse donc le film de notre baise de la veille au soir, où Ótavio, allongé sur le dos à même le sol de la cabine, a joui profusément en moi, installé à califourchon sur son sexe épais, son visage rond marqué par une expression de plaisir totalement désinhibé. L’image, plutôt excitante, est encore fraîchement imprimée dans ma mémoire, il ne me faut donc pas longtemps pour atteindre de nouveau l’extase, en solitaire cette fois, juste avant que le réveil ne sonne à nouveau.
Soudain, un bruit strident, assourdissant, retentit puissamment dans mes oreilles et, par-delà, dans toute la cabine. Une alarme, encore, mais il ne s’agit pas mon réveil, pour cette fois, mais bien du système d’alerte du vaisseau tout entier. La lumière passe brusquement du jaune au rouge, et, d’une voix paisible mais ne laissant aucune porte ouverte à la contestation, EVA exhorte l’ensemble de l’équipage de cesser immédiatement leurs activités et de prendre place à bord des compartiments réservés aux manœuvres délicates, comme le décollage ou l’atterrissage.
« Ceci n’est pas un exercice, je répète, ceci n’est pas un exercice. Possible collision détectée sur notre trajectoire. Temps estimé avant collision : dix minutes, treize secondes... Gardez votre calme. Ne courez pas. Rejoignez votre siège et bouclez votre ceinture dès que possible. Puis préparez-vous à l’impact ».
Mon cœur fait un saut dans ma poitrine. Paniqué, je me précipite hors du lit, essuie ma main souillée sur le drap et, sans prendre le temps d’enfiler ma combinaison, sors de la cabine, en pyjama, le souffle court. Dans les couloirs de « l’ache », ce n’est pas la cohue, mais presque. Les regards sont terrifiés, les visages hagards, pas encore tout à fait réveillés, complètement défaits. M’efforçant d’appliquer les consignes d’EVA, je prends sur moi pour ne pas courir et me joins à la foule de l’équipage qui converge comme un seul homme vers le point de jonction pour regagner le cœur du vaisseau.
Au point de jonction, je croise Ótavio, qui sort visiblement tout juste de la douche, sa longue chevelure brune encore mouillée, collée sur sa nuque épaisse. Les traits tirés, la mâchoire serrée, il me fait un petit geste discret de la main, qui se veut rassurant, je suppose. Je tente tant bien que mal de lui répondre, mais suis incapable du moindre sourire. Quand l’apesanteur nous arrache au sol et nous permet de flotter jusqu’à la rampe d’accès aux différents compartiments, nous nous quittons avec un regard plein de regrets. Lui lévite vers le siège qui lui est réservé. Et moi vers le poste de pilotage pour y retrouver le conseil. J’espère de tout cœur que ce n’est pas la dernière fois que je pose les yeux sur le jeune portugais.
- Mais bordel, qu’est-ce qu’il se passe ?
Volker ne décolère pas. Je suis arrivé bon dernier dans le cockpit, y retrouvant l’ensemble des membres du conseil, y compris une Polona livide, plus encore que d’habitude, le visage frappé de terreur. C’était elle qui était « de garde » au poste de pilotage quand l’alarme s’est déclenchée. Et, à en juger par l’expression de parfaite impuissance qu’elle affiche en dépit de ses efforts surhumain qu’elle déploie pour ne pas perdre la face, elle n’as pas l’air d’avoir une réponse valable à la question d’un Volker à la mine excédée, une fois n’est pas coutume. Ce matin, notre beau commandant à le poil revêche et la tenue débraillée, tout juste « tombé du lit », comme moi. Je ne sais pas si lui aussi était en pleine séance de masturbation quand l’alarme s’est déclenchée. Si c’est le cas, ça ne risque pas d’améliorer l’humeur massacrante dans laquelle il se trouve. Et loin de moi l’idée de lui reprocher. Après tout, l’annonce d’EVA n’était pas franchement rassurante.
- Polona, réponds-moi, non de Dieu, ce n’est pas le moment de perdre tes moyens, là !
- Je... je ne sais pas... je n’ai rien vu venir... C’était calme, et.... d’un coup... l’alarme... le radar a dû... je n’ai rien pu...
La pauvre slovène bredouille un flot incohérent d’excuses dénuées d’information utile. Excédé, Volker finit par la couper et se diriger vers le poste de commande pour y consulter l’instrumentation. Ultra-concentré, il balaye du regard l’ensemble des écrans, voyants et cadrans, ajuste quelques commandes, par-ci par-là, suivant une logique que seul lui semble en mesure de comprendre, le tout dans un silence de plomb. Je jette un regard à mes camarades. Noûr est tétanisée. Tomas se ronge les ongles avec une nervosité apparente. Felipe, pour sa part, semble garder son sang-froid, du moins en apparence. Mais le militaire espagnol trahit son angoisse par un geste qu’il répète un peu trop souvent pour qu’il s’agisse d’une quelconque coquetterie : il passe la main sur son crâne chauve, comme s’il recoiffait machinalement des cheveux imaginaires, tic sans doute hérité d’une époque précédent sa calvitie.
Finalement, après étudié la situation pendant une petite dizaine de secondes, autant dire, une éternité, Volker se tourne vers nous, le visage grave, et annonce son verdict :
- Bon, d’après ce que je vois, c’est une sorte de nuage de mini-astéroïdes, sans doute trop petits pour que le radars ne les repèrent, du moins individuellement...
- Et c’est grave ? demande Noûr, d’un ton affolé.
- S’il y en avait eu un seul, on aurait facilement pu changer la trajectoire automatiquement et éviter le gros caillou en question, mais là, ils sont répartis de telle sorte qu’il va être difficile d’en éviter un sans en toucher un autre...
- Le vaisseau ne pourrait pas supporter un impact à une telle vitesse, précise Tomas, la voix tremblante. On risquerait d’endommager le fuselage, de perdre un morceau de « l’arche », ou pire, un moteur...
- Est-ce qu’on ne devrait pas prévenir Tolède, ou Bruxelles ? s’interroge alors Felipe, toujours soucieux du bon respect de la chaîne hiérarchique.
- Je crains que nous n’ayons pas le temps... rétorque Volker, piqué au vif, visiblement vexé que l’on remette en cause son commandement. EVA, est-ce que tu nous dire combien de temps il nous reste, s’il-te-plait ?
- Temps estimé avant collision : quatre minutes, et vingt-huit secondes...
- Je vois... poursuit le bel allemand, réfléchissant à toute vitesse. Et, EVA, question stupide mais j’essaye quand même : est-ce que le système de pilotage automatique peut calculer une trajectoire qui permette d’éviter la collision ?
- Négatif, Volker. Si c’était le cas, mon protocole m’aurait d’ores et déjà obligée à enclencher la procédure.
- OK, il va falloir passer en manuel, c’est ça, EVA ?
- Affirmatif, Volker. Toi ou Polona allez devoir reprendre le contrôle du vaisseau. J’attends ton signal pour désactiver le pilote automatique. Pour rappel, temps estimé avant collision : trois minutes et trente-trois secondes...
En écoutant la réponse de l’assistant virtuel, Polona prend une teinte encore plus pale, presque verte. Et, en l’espace d’une demi-seconde, tourne de l’œil et s’évanouit. Si ce n’était pour l’apesanteur, elle se serait effondrée sur le sol. Là, son corps flotte toujours au même endroit, quelque part entre le siège du pilote et la table d’instrumentation, les yeux clos et la tête basculée en arrière. Drôle de spectacle, qui me fait froid dans le dos. Je réalise soudain le sérieux de la situation. J’ignore pourquoi mais, jusqu’à présent, j’ai été comme anesthésié par la désarroi de mes compagnons d’infortune, et, peut-être aussi, aveuglé par la confiance absolue que j’ai envers Volker. Mais, de voir Polona craquer sous la pression au point de perdre connaissance devant nous, c’est qu’il doit y avoir un vrai danger pour la mission, pour le vaisseau, et donc pour nos vies.
Complètement désemparé pendant une fraction de seconde après le malaise de Polona, ne sachant sans doute pas s’il valait mieux voler au secours de la co-pilote ou prendre place au poste de pilotage, Volker tranche rapidement et, d’un ton autoritaire, reprend le contrôle de la situation :
- Bon, et bien il ne reste plus que moi... Felipe, Yann, asseyez Polona sur son siège et attachez-là. EVA, désactive le pilote automatique et donne-moi le contrôle vaisseau.
- Pilote automatique désactivé...
Je m’exécute également, aussi obéissant qu’une intelligence artificiel, et, aidé de Felipe, attrape le corps inerte de Polona par les épaules et l’installe tant bien que mal à sa place, avant de boucler la ceinture autour de sa taille. Ce faisant, la jeune femme semble revenir à elle, peu à peu, clignant des yeux, reprenant son souffle, sans toutefois retrouver l’usage de la parole. Ni Felipe ni moi ne nous éternisons à son chevet, et, une fois notre mission effectuée, nous regagnons notre place avec appréhension.
Volker prend alors le contrôle du vaisseau. La mine concentrée, le regard alerte, les gestes lents et précis, imperturbable, il oriente légèrement le manche de pilotage du vaisseau pour en modifier la trajectoire. L’œil du commandant alterne entre l’écran radar et le pare-brise du vaisseau, il navigue à vue. Impressionnant de calme et de sérénité, depuis qu’il est aux commandes. Je regarde la scène depuis mon siège, médusé, le cœur battant à mille à l’heure et la respiration rendue difficile, presque douloureuse, par ma poitrine comprimée de stress. Par moment, ma vision se floute. Je ne suis sans doute pas très loin de rejoindre Polona dans les vapes, les pommes ou toute autre métaphore de la syncope que mon esprit tordu semble obnubilé par l’idée de lister à cet instant précis où, d’après les codes du roman à suspens, je devrais voir ma vie défiler devant mes yeux. Pourtant, non. Me voilà simplement réduit à une obsession pour un champ lexical quelconque.
Tout à coup, mes sens se mettent en éveil. Je suis pris par une panique sans nom. Un gigantesque rocher gris vient de passer à quelques mètres seulement du vaisseau. Devant mes yeux. Et ceux des autres passages. Felipe pousse un petit cri aigu pas franchement raccord avec son côté mâle alpha. Polona perd de nouveau connaissance.
Volker, lui, ne semble pas affecté.
- Et de un, dit-t-il d’un ton neutre. EVA, combien d’astéroïdes détectes-tu encore sur notre trajectoire ? J’en vois quatre sur le radar, pour ma part...
- Quatre, également, Volker.
Quelques secondes plus tard, un nouvel astéroïde, encore plus imposant, passe au ras du Olympus I. Cette fois, Volker pousse un petit gémissement. On n’est pas passés loin...
Mais pas le temps de faiblir. D’un geste brusque, le bel allemand vire de bord. La secousse est brutale. Je reste scotché sur mon siège, maintenu en place par ma ceinture qui me comprime le torse et rend ma respiration plus pénible encore.
Un autre rocher nous frôle.
Cette fois, il faut vraiment un miracle pour que la collision soit évitée. L’astéroïde était si proche que j’ai pu en admirer les contours irréguliers, les cratères et autres aspérités moindres. C’est à la fois magnifique et absolument terrifiant. Je pousse un profond soupir, pas encore de soulagement, nous ne sommes pas tirés d’affaire, plutôt une sorte de prière païenne, de superstition. Mon esprit ne sait plus à quel saint se vouer. Pourtant, il n’y a nul autre que Saint-Volker qui puisse réellement m’aider, à cet instant précis...
Une nouvelle, et dernière fois, Volker oriente le manche de pilotage dans une direction complètement opposée à la précédente et nous envoie valdinguer sur notre siège, et ce tout juste au moment qui doit être le bon, puisque nous passons au ras d’un quatrième gros caillou, plus petit que les autres, mais plus pointu, sans doute tout aussi menaçant, à une vitesse faramineuse.
Volker pousse un cri de victoire, une sorte de râle animal sorti du plus profond de son âme.
Nous sommes sauvés.
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