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- Noûr, Volker, je vous en prie, allez-y. Je vous écoute !
Comme toujours, Mei emploie un ton pincé, doucereux, où la moindre marque de politesse sonne comme une piège, une bombe à retardement, l’assurance quasi-certaine que la prochaine phrase sera une saillie violente ou une remarque caustique. La diplomate est finalement plutôt prévisible, bien que son approche, fort peu diplomatique, pour le coup, nous laisse, moi et, je crois, la plupart des membres du conseil encore en exercice, pour le moins songeurs.
Nous sommes réunis dans son bureau, sous le dôme « Bienvenue », au sein duquel il ne reste désormais plus que les représentants de la mission chinoise, ainsi que moi, Volker et Tomas. Le reste du personnel de la mission « Olympus » définitivement emménagé à Crater Europeis, pleinement opérationnelle depuis son inauguration, pas plus tard qu’hier. Noûr, quant à elle, partage son temps entre la colonie, où elle supervise les dernières opérations de déploiement, et le dôme, où elle est censée faire un rapport régulier du progrès de ses travaux à Mei, qui s’est octroyé ce privilège absolument exorbitant sans que personne n’ose lui tenir tête.
La pièce est plutôt petite, fonctionnelle, chichement décorée de quelques cartes des zones de colonisation chinoise, affichées sur les murs, d’un grand bureau en carbone gris foncé sur lequel Mei a disposé quelques cadres – une photo d’elle serrant la main d’une huile de la mission chinoise au moment de sa remise de poste, une carte postale de Taipei, sa ville natale, sur Terre, et une médaille de l’ordre du dragon d’or, haute insigne réservée aux fonctionnaires civils au service de la Chine-unie – et un petit drapeau de son pays, pour lequel sa dévotion est indubitable.
Finalement, après quelques regards hésitants et haussements d’épaule, c’est Volker qui prend la parole, mais uniquement pour la céder à Noûr, presque immédiatement :
- Mei, je pense qu’il est plus judicieux que Noûr commence, c’est de son côté qu’il y a du nouveau. Pour ma part, moi et Tomas continuons à travailler avec vos ingénieurs sur le rétablissement des communications, sans succès pour le moment.
Mei ne bronche pas, feignant de ne pas comprendre la critique voilée que le commandant vient de lui asséner. Volker m’a expliqué que l’aide prétendument prêtée par la Chine en ce qui concerne le système de réparation est d’une inutilité notoire, si évidente qu’elle ne peut être que volontaire. Les ingénieurs chinois sont visiblement missionnés pour faire traîner les choses, prétendent constamment ne pas comprendre d’où vient le problème, au point où il en deviendrait légitime de questionner leur compétence, et, plus généralement cherchent toutes les combines possibles et imaginables pour retarder le moment où la solution sera enfin trouvée.
« J’ai perdu mes notes »
« Je ne me sens pas bien, j’ai une migraine, mieux vaut reprendre le travail demain »
« Une micro-coupure a effacé les cent lignes de code que je venais de rédiger, il va falloir que je recommence, ça va me prendre des heures... »
Il parait que Tomas, tout juste nommé conseiller militaire en remplacement de Felipe – puisqu’il est le seul membre du conseil avec une expérience suffisante de l’armée, ni moi, ni Noûr, ni même Polona n’ayant effectué notre service militaire – et pourtant réputé pour sa patience, a bien du mal a ménager ses nerfs.
Je peux tout à fait comprendre, puisque je suis moi-même dans une situation relativement comparable. Depuis une semaine, les juristes de la mission chinoise me font tourner en bourrique. Quand j’ai l’impression qu’on progresse, parfois jusqu’à entrevoir un accord, à le toucher du bout du doigt, mon interlocuteur invoque une erreur de compréhension qui remet tout notre cheminement en question, et il faut repartir de zéro. Pourtant, grâce à une certaine opiniâtreté que je ne me connaissais pas, dopée par le sentiment de revanche qui m’habite depuis la mort de Felipe, j’ai l’impression que l’issue est proche. Le contingent de juriste chinois arrivera bientôt à court de parades, et sera bien obligé de trouver un terrain d’entente. Le déploiement de la Crater Europeis touche à sa fin, il n’y aura donc bientôt plus de justification à la coopération entre l’Europe et la Chine qui ne doive faire l’objet d’un accord dédié.
C’est en tout cas ce qui transpire des paroles de Noûr, prononcées à la hâte, le regard baissé, la suissesse ayant développé, au fil des jours et des allers-retours constants entre la séduction et l’humiliation, grande spécialité de la jeune diplomate, une attitude de franche soumission vis-à-vis de Mei.
Pourtant, en aparté, Noûr ne mâche pas ses mots à l’encontre de la chinoise. Mais cette attitude pour le moins ambivalente finit par agacer le reste du conseil, Volker, en particulier, qui lui reproche ni plus ni moins de trahir la mémoire de Felipe, dont Noûr était pourtant particulièrement proche, à en croire la violente crise de larmes à laquelle la suissesse a succombé après que le commandant ait porté ses accusations, d’une voix dure et cassante qui ne lui ressemble pas. Bref, si l’objectif de Mei était de créer des dissensions au sein du conseil et, plus généralement, de la mission « Olympus », on peut dire que ce dernier est largement atteint.
Conséquence naturelle de cette ambiance exécrable entre les membres du conseil, dès que la réunion se termine, nous quittons le bureau de Mei et nous séparons sans un mot, sans un regard. Noûr retourne à Crater Europeis. Volker et Tomas ont une énième session de foutage de gueule en règle, disons les choses clairement, avec les ingénieurs de la mission chinoise.
Pour ma part, j’ai terminé ma journée, et je compte bien profiter de la fin d’après-midi qui se profile pour cultiver un peu de calme et de solitude, à l’abri des piques de Mei, des reproches de Volker, des larmes de Noûr et des regards torves de Tomas. Je me dirige donc vers le réfectoire, désert, comme toujours désormais, étends un futon sur le sol, m’y allonge aussi confortablement que possible, lance une playlist de pop européenne récente, du moins ce qui se faisait de plus récent avant notre départ pour Mars, dans mes LiPlugs, et fixe l’horizon, c’est-à-dire, dans le cas présent, le plafond du dôme et ses micro-ouvertures qui filtrent la lumière orangée du soir. Les titres se succèdent, les paroles plus insipides et dénuées de profondeur les unes que les autres, ce qui est précisément ce dont j’ai besoin, là, tout de suite :
« T’es fraîche, mami, comme Taylor Swift, en twenty-thirty, avant son facelift»
« Le monde est empty, plus rien à y acheter, et nous on est sorry, nous on est désolés »
Et alors que DeComputerz, duo belge entre un jeune éphèbe et son propre avatar numérique sur le LiVerse, à mi-chemin entre « boys band » pseudo-revendicatif et délire mégalomaniaque, et donc naturellement en tête des écoutes sur OneStream, chante à tue-tête le sentiment de culpabilité et de regret qui accompagne le déclin inexorable de la société de consommation, je suis surpris par un visage qui débarque dans mon champ de vision, à la verticale.
C’est Ryu.
Il est vrai que le sort du capitaine déchu n’a pas encore été réglé. Impossible de dire, pour le moment, s’il est le bienvenu à Crater Europeis, si tant est qu’il soit intéressé d’y rester, ou s’il devra se greffer à la mission chinoise, pas franchement plus accueillante que l’équipage du Olympus I, pour le moment. Le beau coréen est donc, lui aussi, temporairement assigné à résidence sous le dôme. De découvrir son visage ciselé sous cet angle incongru, par-dessous, qui donne un nouveau relief à son menton, à la pomme d’Adam qui orne son cou épais, est une belle surprise, un peu suggestive, même, bien que la situation n’ait rien de tendancieux, cette fois-ci, puisque lui et moi sommes intégralement vêtus.
Dommage.
Un peu à contre-cœur, je retire mes LiPlugs et me redresse, ma position initiale n’étant pas réellement propice à une conversation amicale.
- Oh pardonne-moi, tu écoutais de la musique ! s’excuse Ryu avec un sourire gêné. Je ne voulais pas te déranger, juste vérifier si tu étais endormi...
- Eh non, pas encore, réponds-je d’un ton amusé, mais la prochaine fois que je fais la sieste, je te fais signe, que tu puisse venir me regarder, d’accord ?
- Je n’arrange pas mon cas... admet-il, les joues en feu et le regard aussi rieur qu’embarrassé, comme, je le remarque soudain, lors de la plupart de nos interactions récentes.
- Oh, pas du tout, au contraire, enfoncé-je avec malice, j’aime beaucoup qu’on me regarde dormir ! J’en ai même besoin, c’est presque thérapeutique, chez moi...
- Bon, ça va, pas la peine de m’achever, je suis déjà à terre, note le coréen, non sans humour.
- Pour l’instant, c’est moi qui suis par terre, aide-moi donc à me relever !
Je tends la main vers Ryu, qui semble hésiter une seconde, puis vient la saisir, d’une poigne affirmée. Il me soulève autant que je me relève, ce qui a pour conséquence maladroite de ma précipiter contre lui, mon torse contre son torse, mon visage à quelques centimètres du sien. Il y a une seconde de confusion, de flottement. Un sentiment pas désagréable du tout, plutôt agréable, même, bien que passager. Je m’écarte promptement, avec un petit rire nerveux. Lui aussi semble perturbé, à en croire la moue étonné qui donne à son visage un air surpris.
Une bonne surprise, j’espère.
- Bon, et bien puisque tu ne vas pas pouvoir me regarder dormir, est-ce que je peux au moins te regarder manger, Ryu ? demandé-je d’un ton faussement léger, pour détendre l’atmosphère.
- Volontiers, répond le coréen, le regard soulagé. Quelle coïncidence, j’aime beaucoup qu’on me regarde manger !
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