LOG58_SOL17

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- Yann !

La voix de Noûr résonne dans le couloir de la section administrative de Crater Europeis. Je me retourne, et vois le visage de la jeune femme brune dépasser de l’embrasure d’une porte, celle de son bureau, un grand sourire aux lèvres.

Je suis arrivé au sein de la colonie européenne ce matin tout juste, après avoir assisté comme prévu à la signature de l’accord de coopération entre la mission « Olympus » et la Chine-unie leurs représentants légaux, Volker et Mei. J’ai salué mes camardes du conseil restés sur place, sous le dôme, pour continuer de travailler au rétablissement des communications avec Bruxelles. Et fait mes au-revoirs avec Ryu, le regard dans le vague et la mort dans l’âme, serrant dans mes bras le corps puissant du capitaine coréen pour lequel je crois bien être en train de développer des sentiments, des vrais, pas comme l’attachement un peu lâche envers Iké, le désir éprouvé pour Volker ou l’amitié sincère et régulièrement agrémentée de sexe que je partage avec Ótavio.

Quelque chose de plus fort, de plus viscéral, aussi.

Je n’oserai pas dire, pas encore, du moins, que je suis en train de tomber amoureux de Ryu. Il est encore trop tôt, il faut laisser au temps le temps de faire son œuvre. Mais ce serait mentir que de dire que le manque cruel que je ressens actuellement, à le savoir loin, pas si loin, pourtant, mais déjà beaucoup trop loin pour que ce soit si facilement supportable, ne s’apparente pas à ce que j’ai pu parfois ressentir pour Adam, après notre séparation.

Et Adam, dans tout ça, me direz-vous ?

Bonne question. Je n’ai pas la réponse. Je veux le voir, le revoir, c’est certain. Ce serait trop idiot pas d’être arrivé au terme de mon périple à travers l’espace, enfin sur Mars, comme nous l’avions prévu, lui et moi, pour finalement ne jamais revoir mon ex petit-ami. Mais je suis bien incapable de dire quel serait le but de nos retrouvailles.

Se revoir pour le principe ? Pour mettre de la chair, des os et des poils sur l’idée abstraite de notre présence, à tous les deux, sur la même planète, après que notre projet commun soit tombé à l’eau, il y a trois ans de cela ?

Ou dans l’espoir de voir renaître nos sentiments ? De renouer avec l’idylle que nous avions vécu, ensemble, sur Terre, largement fondée sur l’idée d’un nouveau départ, à deux, sur Mars, chose qui n’est plus complètement impossible, désormais. Du moins, pas matériellement impossible.

Mais, pour le moment, peut-être suis-je trop accaparé par ces quelques instants de grâce passés avec Ryu, car je suis bien incapable d’envisager quoique ce soit de romantique, même de purement physique avec celui avec qui j’ai pourtant partagé plus de dix ans de ma vie. Je ne sais pas vraiment à quoi il ressemble, désormais. Je ne sais même plus à quoi il ressemblait avant. Je n’ai que des souvenirs, certains plus nets que d’autres, mais pas forcément fidèles à la réalité, largement fondés sur l’image que je souhaite me faire du passé, tout le monde le sait, c’est comme ça que les souvenirs fonctionnent.

Bref, mon esprit s’emballe, s’égare dans les méandres de mes tourments sentimentaux, et j’en oublie presque de saluer Noûr, pleinement sortie de son bureau, désormais, et qui semble particulièrement soulagée de me voir :

- Te voilà enfin ! lâche-t-elle dans un soupir. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis contente que tu sois là ! Je commençais me sentir un peu seule, ici, sans Volker, ni Tomas, ni toi...

Je ne sais pas si le sentiment est mutuel, du moins en ce qui concerne Volker et Tomas. D’après nos derniers échanges, les deux hommes se montrent toujours particulièrement critiques vis-à-vis de Noûr, et notamment de la facilité avec laquelle la jeune femme semble s’accommoder de l’ingérence chinoise dans le déploiement de Crater Europeis. Mei, omniprésente au sein de la colonie européenne, est vraisemblablement toujours fourrée dans son bureau, et insiste pour discuter en tête-à-tête avec la suissesse, écartant volontairement Volker, au mépris du protocole. C’est comme si la chinoise souhaitait isoler le commandant et faire de Noûr sa seule interlocutrice, et par la même occasion, la véritable responsable du programme « Olympus » puisque, en l’attente du rétablissement des communications avec l’Agence, les contacts avec la mission diplomatique chinoise représentant la forme la plus aboutie de représentation et de leadership.

Pour ma part, bien que je ne nourrisse pas de rancœur particulière envers la suissesse, je dois bien avouer que son attitude ambivalente et le double discours qu’elle est capable de tenir en présence de Mei et de ses sbires a le don de m’agacer. Je comprends qu’elle ait pu apprécier l’aide logistique apportée par la Chine dans le déploiement de Crater Europeis. Mais de là à dérouler le tapis rouge à Mei et l’accueillir comme le messie à chaque visite officielle, sans jamais s’inquiéter des arrière-pensées de la diplomate chinoise, je pense qu’il y a un sacré pas que Noûr n’a pas hésité bien longtemps avant de franchir, le pied allègre.

Je n’ai donc pas le cœur à répondre à la jolie brune sur le même ton enjoué et dans le même registre, et me contente d’une formule nettement plus neutre et évasive :

- Je suis content d’être là, moi aussi...

- Par contre, et j’espère que tu ne m’en voudras pas, il a fallu décider où tes effets personnels seraient déposés, et, ne sachant pas si tu souhaitais partager ta chambre avec Ótavio comme à bord du vaisseau, j’ai préféré t’attribuer une cabine individuelle, pour le moment en tout cas... La décision est tout à fait réversible, et elle t’appartient à toi et à toi seul, mais je me suis dit qu’il serait plus confortable de décider d’emménager avec Ótavio si tu le souhaites que de récupérer tes affaires en sa présence si tu vois les choses différemment...

La suissesse remonte d’un cran dans mon estime. La perspective de retrouver Ótavio, aussi rassurante et familière soit-elle, n’est pas vraiment ce dont j’ai envie, là, tout de suite. Il n’empêche qu’il va bien falloir que je lui dise...

Je retrouve le jeune portugais quelques heures plus tard, dans l’espace de socialisation de la colonie, une salle de taille moyenne, plutôt agréable, avec ses murs clairs et son décor simple et épuré, qui, à quelques détails près, n’est pas sans rappeler celui d’une cafétéria d’entreprise un peu spartiate, sur Terre. Le café de synthèse y est sans doute plus mauvais, et les plantes en pot ne sont pas artificielles, nécessité de produire de l’oxygène par photosynthèse oblige. Ótavio vient de terminer sa journée de travail. Il a l’air plutôt content de me retrouver. Il me gratifie d’une tape sur l’épaule et d’une accolade appuyée, plus amicale qu’autre chose. L’œil rieur, le sourire gourmand, il n’attend pas que je lui donne de mes nouvelles pour annoncer la couleur :

- Ah, te voilà enfin ! Je commençais à en avoir assez de dormir tout seul, si tu vois ce que je veux dire...

J’ai un petit rire gêné, que j’essaye de faire passer pour un ricanement moqueur. Le jeune portugais ne semble pas le remarquer, ou du moins, n’en prend pas ombrage. Je lui demande comment s’est passée sa journée. Il est désormais employé à la salle des machines de Crater Europeis, où sont regroupés l’ensemble de systèmes qui permettent à la colonie européenne de proposer à ses habitants un air respirable, une eau potable, à température ambiante, et un climat agréable, la luminosité, la température et le degré d’humidité ayant été calqués sur ceux d’un printemps méditerranéen.

Idéal, donc.

- Je ne te raconte pas à quel point le système de simulation climatique est complexe, explique-t-il, son visage rond soudain animé par la passion sans limites qu’il voue aux prouesses techniques. Et je peux t’assurer que, sans l’aide chinoise, nous aurions beaucoup plus de mal à maintenir les choses aussi stables qu’elles le sont maintenant. Les premiers jours, avant qu’ils nous aident à ajuster nos logiciels, il faisait cinq degrés la nuit et trente le jour ! On avait pas terminé de transpirer qu’il fallait déjà se remettre à grelotter... Il y en a plus d’un qui a fini chez Șerban avec un rhume carabiné !

- J’imagine, oui...

- Non, vraiment, sans les chinois, je ne suis pas sûr qu’on y serait arrivés tout seuls...

- Oh je ne sais pas, réponds-je d’un ton peut-être un peu trop sec, marqué par ma collaboration difficile avec les juristes de la mission diplomatique chinoise. On était prêts, Noûr est plus que capable. Peut-être qu’il y aurait eu des ratés, c’est sûr, même, mais il y aurait sûrement aussi eu des avantages...

- Des avantages ? demande Ótavio, l’air interloqué. Quels avantages ?

- Le fait de ne pas être à la merci de la République de Chine-unie, par exemple, et de pouvoir déployer notre colonie de manière indépendante, avec le soutien de l’Agence, comme prévu ! Tu sais qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour retarder le moment où on reprendra le contact avec Bruxelles, tes amis chinois...

- Oh non... gémit-il péniblement, le visage soudain renfrogné. Ne me dis pas que tu fais partie de ces gens-là...

- Comment ça ?

- Ces gens qui prêtent des intentions délirantes aux chinois alors qu’ils n’ont rien fait que nous aider depuis notre arrivée, et même avant, d’ailleurs. Sans eux nous nous serions lamentablement écrasés sur Mars, nous n’aurions même pas eu la chance de sortir de notre vaisseau en un seul morceau pour fonder Crater Europeis, et donc encore moins de faire des erreurs et d’en apprendre lors des opérations de déploiement ! Noûr est une excellente scientifique, je n’ai aucun doute là-dessus, mais c’est Mei qui tire les ficelles, ici, tout le monde le sait. Et heureusement, d’ailleurs. Parce que je ne crois pas que Noûr ait l’étoffe d’une dirigeante ! Et quant à Volker, on dirait qu’il a tout simplement abandonné son poste. Depuis la mort de Felipe, il n’est plus que l’ombre de lui-même... D’ailleurs, tu ne penses pas aussi que ce sont les chinois qui ont tué Felipe, si ?

- Non, pourquoi ?

- C’est la nouvelle rumeur à la mode, ici ! Comme je te disais, il y a de plus en plus de gens qui perdent les pédales, qui nagent en plein délire, et qui s’imaginent que Mei est allée désactiver le filtre anti-rayons ionisants de la combinaison de Felipe parce qu’elle ne l’appréciait pas, ou parce qu’il menaçait ses supposés plans diaboliques...

- Je n’irais pas jusque-là, mais, entre nous, c’est vrai que Mei et Felipe ne s’entendait pas vraiment, c’est même le moins qu’on puisse dire...

- Oh mais non, tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi !? peste le jeune portugais, visiblement excédé, alors que pas une seule fois je ne l’ai vu se mettre dans un tel état en neuf mois de voyage interplanétaire. Je ne sais pas ce qu’il vous arrive, à tous, vous faite une fixette sur les chinois, ce n’est pas possible !

Je reste interdit, m’abstenant d’ajouter inutilement un élément de plus dans ce dialogue de sourds. Ótavio croit dur comme fer que l’assistance chinoise est purement désintéressée, semble vouer un culte à la personne de Mei, en qui il voit un leader charismatique, et n’a visiblement aucune envie qu’on tente de le persuader du contraire. Je n’ai ni le courage, ni l’envie de le convaincre du contraire.

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