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Nous avons quitté Crater Europeis au beau milieu de la nuit. La colonie européenne était alors calme, silencieuse, même, plongée dans la semi-obscurité imposée par le règlement, les lumières tamisées jusqu’au petit-matin dans un souci d’économie d’énergie, et dormait encore à poings fermés, comme un seul homme. Le dôme chinois aussi. L’objectif était de prendre le plus de distance possible avec ce dernier avant que le jour ne se lève. Et par la même occasion d’éviter de se faire repérer par des membres de la mission « Olympus », qui aurait vite fait de se demander ce qui était en train de se tramer en nous voyant, Ryu et moi, partir ensemble au volant d’un rover d’exploration, en direction du nord.
Il est bien plus sûr de limiter au plus strict minimum le nombre de personnes impliquées dans le plan « CODERED », pour en augmenter les chances de réussite. En effet, l’ambivalence de certains membres de l’équipage envers la Chine-unie nous impose la plus grande prudence, et la discrétion la plus totale. Certains auraient vite fait de nous dénoncer à Mei, espérant s’en attirer les faveurs. C’est pourquoi, hormis Noûr, notre commandante par intérim, seul Șerban a été mis au courant de notre mission, et encore, pas dans les moindres détails, tout juste assez pour qu’il accepte de retirer la puce chinoise de la poitrine de Ryu dans l’infirmerie de la colonie européenne.
Le beau coréen s’est vite remis de l’intervention, certes mineure. Quelques heures après être passé sur la table d’opération, il bombait déjà le torse sous sa combinaison, et un peu plus tard encore, me faisait l’amour avec passion contre la fenêtre de ma cabine, le visage habité par le plaisir, le front en sueur, et le regard noir et enfiévré, plongé dans le mien.
C’était il y a quelques heures à peine, et pourtant, déjà une éternité.
Nos esprits débarrassés des pulsions primaires, désormais assouvies, pour le moment, du moins, nous sommes tous deux plus déterminés que jamais, concentrés l’un et l’autre sur notre mission. Nous n’échangeons pas un mot, pas un regard. Ainsi, l’ascenseur qui nous arrache aux profondeurs de la caverne de Crater Europeis termine son ascension dans un silence studieux, presque pesant.
Noûr nous accompagne.
Elle seule peut déverrouiller le capteur à signature biométrique de « Hades », le module minier qui renferme notre futur fidèle destrier motorisé, posé sur la plaine de sable rouge qui sépare la caverne de Crater Europeis du dôme « Bienvenue » et du Olympus I, le vaisseau européen, dont le « cœur », le lanceur principal de la fusée, trône toujours fièrement à l’endroit exact de notre atterrissage, impassible, dressé vers le ciel étoilé, l’apparence étonnamment frêle puisqu’il est désormais débarrassé de « l’arche », démantelée pour construire notre colonie.
La suissesse n’est pas bavarde, elle non plus :
« Vous avez bien assez de rations de nourriture ? »
« Rappelez-vous, le rover a une autonomie de cent-cinquante kilomètres, vous devrez faire une pause pour laisser le toit solaire recharger les batteries toutes les trois heures »
« La journée, portez toujours votre combinaison, même s’il fait une chaleur écrasante, sinon vous risquez de vous exposer aux rayons ionisants »
« Couvrez-vous bien la nuit, l’habitacle est isolé mais la température peut descendre en dessous de zéro s’il fait vraiment froid dehors »
On s’en tient à l’essentiel. Aux faits. La gravité de la situation n’appelle pas à des discussions futiles.
Une fois arrivés devant « Hades », Noûr nous fait signe de nous arrêter. Le dôme « Bienvenue » n’est pas loin, quelques encâblures seulement, on en distingue nettement l’imposante forme hémisphérique dans la faible lueur grise des lunes martiennes, menaçante, parce que l’on sait ce qu’il renferme. Mei, ses geôles et ses geôliers. En silence, la suissesse s’approche du module, un gros conteneur blanc tâché de poussière ocre, frappé du drapeau européen et du logo de l’Agence, et, d’un geste expert, retire le cache installé à hauteur d’homme, ou de femme, en l’occurrence, pour en dégager le capteur d’empreinte biologique, sur lequel elle dépose le la pulpe d’un doigt déganté avec précaution. Son ADN reconnu par le système, le module s’ouvre sans un bruit, les parois se repliant vers le haut, à l’horizontale, pour rejoindre le toit du conteneur, en découvrant l’intégralité de son contenu : quatre petits robots capables de réaliser des forages miniers, une nano-usine de tri et de traitement des minerais, et deux petits rovers d’exploration, à mi-chemin entre un véhicule de l’armée et une camionnette OneDelivery. C’est à bord de l’un d’entre eux que Ryu et moi rejoindrons Redoak Mons.
Nous sommes fin prêts.
Inutile de faire traîner les choses plus longtemps, le temps est une denrée précieuse pour la mission « CODERED ».
Après avoir échangé un rapide regard mêlé d’appréhension et d’excitation, Ryu et moi saluons une Noûr au dos plus raide que jamais, droite comme un « i » dans la nuit martienne, et ce avec autant de sobriété que possible, puis, sans plus tarder, nous montons à bord du rover que la suissesse nous a désigné. Ryu prend les commandes du véhicule. Nous partagerons la conduite, mais comme lui est plus expérimenté que moi en matière d’engin spatial, nous avons convenu qu’il effectuerait le premier shift, de manière à nous éloigner le plus rapidement et le plus loin possible des positions chinoises. Le coréen, le beau visage concentré derrière la visière de son casque, s’assure que tout est en ordre. La jauge du moteur est pleine, la navigation par satellite fonctionne. Il coupe la radio et l’émetteur qui permettrait que l’on nous repère, comme convenu. Nous n’aurons pas de canal de communication avec Crater Europeis, ni avec qui que ce soit, d’ailleurs. Ça fait partie du jeu.
Il ne nous reste plus qu’à nous mettre en chemin.
Ryu m’interroge de son regard sombre. D’un signe de la tête, je lui confirme être prêt. Le coréen démarre alors le moteur du rover, silencieux, puisqu’électrique, et s’élance hors du conteneur. Un dernier signe de la main dans la direction de Noûr, qui nous le rend d’un air absent, presque timide, et nous voilà partis. Quelques secondes avant que nos systèmes de communication soient hors de portée les uns des autres, la suissesse, la voix tremblante, murmure un dernier « bonne chance » dans le micro de son casque, qui résonne dans nos LiPlugs avec toute la solennité dont l’instant est empreint. La jolie brune souhaitait sans doute que cet au-revoir ne sonne pas comme un adieu.
Pas sûr que l’effet escompté soit atteint.
Par-delà des Mons Europeis, que nous avons eu vite fait de contourner, Ryu conduisant à vive-allure dans la plaine de sable rouge, la nuit est plus claire.
Le contraste est saisissant.
La voûte céleste, grise et morne de l’autre côté des montagnes, voilée par d’épais nuages de poussière, si vide qu’elle en semble presque morte, est ici somptueuse et grouille de vie. D’un bleu sombre, noble, gorgé de lumière au point où il vire presque au violet, par endroit, elle est criblée d’une pluie de milliers d’étoiles scintillantes, chacune avec une couleur et intensité qui semble lui être propre. C’est, sans le moindre doute, le plus beau spectacle auquel j’ai assisté de toute ma vie. Jamais il ne m’a été donné d’assister à une nuit terrestre si belle, si colorée, si pure qu’on en vient à en douter de l’authenticité, comme si le ciel avait été remplacé par une image de synthèse grandeur nature, un magnifique effet spécial de film de science-fiction particulièrement réussi.
Pour la première fois, je comprends ce qu’on put ressentir les humains d’autrefois en regardant le ciel nocturne, lorsque ce dernier n’était pas dissimulé par la pollution atmosphérique et lumineuse qui règne désormais sur Terre. La fascination pour le ballet des astres, l’inévitable prise de conscience de sa propre insignifiance, aussi terrifiante que rassurante, car, quelque part, il fait parfois bon de se sentir tout petit, et de se dire que tout ce qui nous tracasse, nous tourmente, nous torture, même, est plus petit encore. Mon regard et mes pensées se perdent dans la carte du ciel. Je ne suis sûrement pas le premier. A voir un spectacle d’une telle beauté, d’une telle richesse, il n’est pas étonnant que l’homme ait toujours rêvé de voyager vers les étoiles.
Quand le jour se lève, la silhouette des Mons Europeis n’est plus qu’une minuscule vaguelette de roche d’une couleur indiscernable, déjà trop loin dans notre dos pour être identifiée. Il était temps que le soleil pointe le bout de son nez. La batterie du rover est presque vide, et les cellules photovoltaïques placées sur le toit du véhicule ne fonctionnent pas la nuit, bien évidemment. Ryu, les traits tirés par la fatigue, n’est pas mécontent, lui non plus, de s’accorder une courte pause au volant du rover. Après avoir insisté pour terminer notre premier cycle de cent-cinquante kilomètres, au kilomètre près, le beau coréen stoppe enfin le véhicule en plein milieu d’une plaine caillouteuse baignée de soleil et balayée par le vent, et enclenche le bouton qui permet un rechargement rapide des batteries. L’occasion pour lui et moi de souffler un instant, et surtout d’échanger quelques mots, après avoir été remarquablement muets pendant la première partie de notre trajet. Il faut dire que l’équipement lourd que nous portons, casque et combinaison anti-rayons ionisants, n’incite pas vraiment à engager la communication.
L’espace d’un court instant, alors que l’on sait le niveau de radiation encore assez faible à cette heure précoce de la matinée, nous remontons nos visières afin de pouvoir enfin se parler en face, sans passer par l’intermédiaire d’un micro et des LiPlugs. Le visage de Ryu, lisse, car rasé de près avant notre départ, dégagé des épaisses mèches brunes qui retombent parfois devant ses yeux, lesquelles sont soigneusement dissimulées dans la cagoule que nous portons lui et moi sous notre casque, m’apparaît ainsi pour la première fois de la journée, plus pur, plus ciselé, et plus beau encore que dans mon souvenir brûlant de la veille, alors que le coréen s’épuisait à me combler de plaisir, la bouche entrouverte, un sourire presque narquois imprimé sur les lèvres, le regard empreint d’un air de défi.
Il est tout simplement sublime.
Mon cœur chavire, une fois de plus, et je dois prendre sur moi pour ne pas infliger une remarque trop mièvre à mon séduisant compagnon de voyage :
- Tu tiens le choc ?
- J’ai l’air d’être à bout de force ? rétorque-t-il d’un air espiègle. Je te rappelle que j’ai tenu plusieurs jours d’affilée dans un vaisseau minier en panne, perdu au beau milieu de l’espace, avec quasiment plus d’oxygène, sur la fin, alors tu penses bien que je n’ai pas encore atteint mes limites...
- Mes excuses, capitaine Lim-Taek, je n’avais pas la moindre intention de vous offenser !
- Vous êtes tout pardonné, jeune homme.
- Hé ho, on redescend tout de suite, là, réponds-je en riant de bon cœur. C’est moi le chef de la mission, je te signale !
- Je te laisse le volant, alors ?
Avant que je puisse répondre, Ryu fond vers moi et dépose son sourire sur le mien. Le contact de ses lèvres chaudes me procure une douce sensation de plénitude presque rassurante. Il y a peu d’hommes dont les baisers me m’ont fait cet effet. Le dernier en date, il me semble, c’était Adam.
La batterie du rover intégralement rechargée, nous avons poursuivi notre route dans le désert martien.
Cap au nord, toute.
J’ai pris les commandes du véhicule, et laissé Ryu se reposer un peu. Le paysage défile devant mes yeux. Tantôt morne et plat, tantôt merveilleux, orné de pythons rocheux, de falaises abruptes et de montagnes escarpées, taillées dans une roche dure et coupante, d’un rouge plus intense encore que les Mons Europeis frappés par le soleil du soir. On se croirait parfois dans un western hollywoodien du milieu du siècle dernier, dans un canyon du grand-ouest américain. Il ne manque qu’une rivière maigrelette, presque asséchée, quelques cranes de buffles et une flopée de cactus pour parfaire la ressemblance.
Nous avons mangé de bonne heure, le rover garé à l’ombre d’un gros rocher, l’appétit creusé par l’effort, la fatigue, mais aussi l’étrange sensation de liberté qui prédomine depuis notre départ. Rassénérés, loin du tumulte de Crater Europeis et du dôme « Bienvenue », il est plus facile de se laisser aller à la gourmandise. Dommage, donc, que les rations caloriques que nous avons embarqué ne disposent pas de réelles qualités gustatives. Il s’agit en effet d’une sorte de gelée sucrée, transparente et un peu pâteuse, que l’on presse hors d’un tube en algo-plastique porté directement à ses lèvres, et censée couvrir l’apport journalier en nutriments, vitamines et oligo-éléments essentiels pour une personne normalement constituée. Pas de quoi sauter au plafond, donc. Il faudra savoir s’en contenter pour l’instant, et prier pour que les colons américains de Redoak Mons nous prennent en pitié et nous servent un grand plat de pommes de terre martiennes frites à notre arrivée.
Le reste de l’après-midi, nous avons roulé, roulé, et encore roulé, toujours vers le nord, par traites de cent-cinquante kilomètres entrecoupées de pauses obligatoires pour recharger la batterie du rover. A mesure que le soleil se rapprochait de son zénith, la température est montée en flèche dans l’habitacle du véhicule, rendant difficilement supportables – et pourtant au combien nécessaires - notre casque et notre combinaison anti-rayons ionisants. Il nous a donc fallu prendre sur soi, Ryu et moi, pour supporter cette chaleur accablante, rendue moite et donc plus insupportable encore par notre transpiration, qui perle sur nos fronts, coule le long de nos nuques, et baigne la quasi-totalité de la peau de notre dos, collé contre le siège, sans la moindre ventilation, ni le moindre espoir de pouvoir respirer. C’est donc presque un soulagement quand la nuit tombe enfin, malgré le côté plutôt angoissant de se retrouver pour la première fois confrontés seuls à la nuit martienne, loin de toute civilisation humaine et du confort et de la protection qu’elle procure. Nous allons enfin pouvoir retirer nos casques, et faire sécher la sueur acre dont nous sommes imbibés, l’un et l’autre.
Ryu a choisi de stopper le rover alors que la jauge de la batterie affichait encore cinquante pourcents, afin de pouvoir repartir avant le lever du soleil, s’il le faut. Dans la quasi-obscurité de l’habitacle, seulement éclairé par la douce lumière des lunes martiennes et, par intermittence, par quelques voyants qui clignotent sur le tableau de bord, le coréen et moi partageons une nouvelle ration de gelée sucrée.
Son beau visage, clair et ciselé, est superbement mis en valeur par la pâleur ambiante.
- Alors, demandé-je d’un ton enjoué, cette première journée d’éclaireur martien pour la mission « Olympus » ?
- Ecoute, pour l’instant, on n’a pas vraiment à se plaindre, non ? C’est peut-être même un peu trop facile à mon goût, il n’y a qu’une seul difficulté majeure, après tout...
- Laquelle ? La chaleur ?
- On peut dire ça comme ça, oui... Pour être plus précis, j’ai eu fichtrement envie de toi toute la journée, mais que veux-tu y faire, avec cette fichue combinaison...
Ryu se fend d’un demi-sourire, que je lui rends avec malice. Puis, poussé par le désir qui enfle dans ma poitrine et mon bas-ventre, je quitte précipitamment mon siège pour le rejoindre sur le sien, m’asseyant à califourchon sur ses genoux, nos visages face-à-face, à quelques centimètres seulement l’un de l’autre, si proche que je sens la chaleur de son haleine me courir sur les lèvres, les joues, le menton et le cou.
Je dépose un baiser sur sa bouche encore sucrée par la gelée. Presse mon corps contre le sien. Et, à mesure que notre étreinte se fait plus intense, je sens une raideur se former au niveau de son entrejambe. Il ne nous faut pas longtemps, alors, pour nous défaire de nos combinaisons respectives, et nous présenter nus, l’un face à l’autre, dans la faible lueur bleutée de l’habitacle du rover. Je caresse le visage lisse, rasé de près du capitaine coréen. Effleure de la pulpe mes doigts la forme bombée de sa poitrine, évitant tant bien que mal la petite cicatrice laissée par Șerban après l’opération de la veille. Puis descends plus bas encore, le long de la ligne qui joint son nombril à son pubis, où je retrouve son sexe tiède, durci par l’envie, dressé vers le ciel.
Le sourire narquois et le regard noir à nouveau plein de défi, comme la veille, Ryu cherche quelque chose à tâtons sur le sol.
Il y récupère un tube de gelée sucrée quasiment vide, qu’il presse fort entre ses doigts pour en recueillir quelques gouttes dans sa paume, dont il vient par la suite enduire son gland, puis mon trou. Quelques minutes plus tard, alors que je tente désespérément de retrouver mon souffle, après m’être vidé sans retenue sur la poitrine musclée de Ryu, une poignée de seconde après qu’il ait déversé l’intégralité de sa semence en mon profond intérieur, je me dis qu’il faudra penser à déposer un brevet sur cet usage peu orthodoxe de la ration alimentaire de la mission « Olympus », car le résultat est pour le moins bluffant. Dommage qu’il faille en conserver assez pour se restaurer...
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