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« Yann, toi ici ? »

Adam n’a pas changé. Et, en même temps, je ne suis pas sûr que je l’aurais reconnu tout de suite, si je n’avais pas été informé au préalable de la fonction qu’il occupe au sein de la colonie américaine. Une question de contexte, sans doute. Et d’uniforme, aussi.

Le poil blond, le regard vert, la carrure imposante, le sourire si blanc, et si franc, c’est indéniablement l’homme que j’ai quitté, il y a trois ans de cela, sur le tarmac du spatioport de San Antonio. Il n’a pas pris une ride. Enfin, peut-être une ou deux, au coin de ses yeux pétillants qui, visiblement, semblent avoir du mal à croire ce qu’ils sont en train de voir. Il n’en reste pas moins d’apparence juvénile, comme il a toujours été, qu’importe les années. Ses larges épaules sont magnifiées par la veste en néoprène rouge, couleur choisie par la mission « Salvare » pour son personnel en poste sur Mars, ornée de l’insigne de marshal qu’il porte fièrement à la poitrine.

Il me regarde d’un air ahuri, visiblement surpris par ma présence dans son bureau, et, accessoirement, sur le sol de Mars. Il n’a sans doute pas été informé du personnel de la mission « Olympus », du moins, pas de ses membres subalternes dont je fais partie. Interloqué, il semble ne pas avoir l’intention de contourner la table qui le sépare de Ryu et moi pour venir nous serrer la main, ou, je ne sais pas, me serrer dans ses bras. Je ne dirais pas non, là, tout de suite. Ça me semble même être la chose la plus naturelle à faire. La pudeur du bel américain me laisse donc sur ma faim, et me déstabilise encore davantage. Je suis ainsi bien incapable de répondre à la question qu’il me pose, certes, qui n’appelle pas réellement de réponse, mais qui aurait dû, en temps normal, rompre la glace qui s’empare de mon corps et mon esprit, à mesure que les secondes passent, et que Adam se mure dans l’immobilisme. Aussi, c’est Ryu qui finit par reprendre les rênes de la conversation, pour nous sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes sur le point de nous engager :

- Marshal Scott, merci de nous recevoir ! Nous arrivons tout juste de Crater Europeis. Je m’appelle Ryu, et je crois savoir qu’il n’est pas nécessaire de vous présenter Yann... Peut-être pourrions-nous rapidement vous expliquer la raison de notre présence à Redoak Mons, avant de vous laisser un peu de temps pour discuter en tête-à-tête, Yann et vous ?

- Merci, Ryu ! s’exclame Adam d’un ton enthousiaste, subitement ramené sur Terre, enfin, sur Mars, par la proposition du coréen. C’est une excellente suggestion ! Je dois avouer que je ne savais pas vraiment par où commencer...

L’intelligence émotionnelle de Ryu a fait mouche. Adam semble soudain se détendre, et moi avec. D’un geste poli, il nous fait signe de prendre place dans les fauteuils qui font face à son bureau. Lui-même s’assoit, les bras croisés sur le ventre, le visage soudainement concentré, presque interrogateur.

- Bon, et bien je vous écoute !

Le professionnalisme m’oblige alors à reprendre possession de mes moyens, et je prends la parole en premier pour m’engager dans une explication détaillée de la situation dans laquelle nous nous trouvons, sur Crater Europeis. Par trois fois, alors qu’il constate que je risque de me perdre dans les détails, Ryu intervient brièvement pour tenter de me remettre dans le droit chemin. Et y parvient haut la main. Adam nous écoute avec application, le regard attentive et la mine intéressée. Il prend des notes, de temps à autres. Il fronce les sourcils lorsqu’il ne comprend pas. Et lève légèrement le doigt en l’air quand il s’apprête à poser une question ou demander une précision.

Finalement, après une heure de discussion intense, alors que moi et Ryu nous trouvions à court d’explications, Adam a finalement semblé être satisfait par nos réponses, ou du moins, avoir en sa possession tous les éléments dont il avait besoin pour prendre une décision. Cette dernière devra se faire attendre, cependant, ce qu’il n’a pas essayé de nous cacher :

- Je vous remercie pour votre franchise et votre transparence. J’ai bien entendu votre demande. Il va me falloir en référer à notre état-major, en revanche, vous le comprendrez, j’en suis sûr... Nous n’avons pas pour habitude de nous engager dans la voie de la confrontation avec la Chine-unie, sur Mars. Jusqu’à présent notre attitude mutuelle a été de considérer qu’il y avait suffisamment de place pour deux sur cette planète. Mais je suppose que l’arrivée de l’Europe rebat les cartes... Je vous ferais savoir ce que nous pouvons faire pour vous aider au plus vite !

Enfin, après quelques échanges de politesse d’usage, et alors que nous étions sur le point de nous retirer, Ryu et moi, Adam a enfin prononcé les mots si espérés, ceux que j’attendais depuis le moment où j’ai posé le pied dans son bureau :

- Yann, je sais que tu dois être épuisé, mais est-ce que tu peux rester encore un petit instant, on a beaucoup de choses à se dire, toi et moi, non ?

Quand la porte du bureau se referme derrière Ryu, nous laissant seuls, Adam et moi, pour la première fois depuis une éternité, je sens les vannes du barrage censé contenir la foultitude de sentiments contradictoires qui se bousculent dans ma tête, mon ventre et ma poitrine, lutter, un court instant, puis céder, inévitablement, sous l’effet du choc émotionnel et de la fatigue. Je me mets à rire, de manière incontrôlable, pendant quelques secondes, posant mon front contre la paume de mes mains sales, et, en même temps, éclate en sanglots. Alors, Adam se lève précipitamment, contourne son immense bureau, et, avec une douceur et une tendresse infinie, se jette sur moi, me recouvrant de ses bras, de son torse, de l’intégralité de son corps, comme s’il me couvait.

Je ferme les yeux.

Me laisse aller à mes pleurs.

Et espère, secrètement, que ce moment durera pour toujours, pour l’éternité, qu’il ne sera jamais nécessaire pour moi de quitter ce fauteuil, et que Adam n’interrompra plus jamais plus son étreinte, qu’elle se prolongera jusqu’à ce que le monde et tout le reste disparaisse autour de nous.

Un poil dramatique, j’en conviens.

Et puis, au bout de quelques minutes, prenant conscience du comique de la situation pour quiconque aurait la chance, ou la malchance, d’ouvrir la porte du bureau de Adam sans frapper, à cet instant précis, je me remets à rire.

Et, cette fois, Adam rit avec moi.

Nous rions ensemble. Jusqu’aux larmes.

Pendant une durée que je suis bien incapable d’estimer, peut-être quelques secondes, peut-être plusieurs minutes, pas plus, mais bien assez, en tout cas, pour renouer une complicité immédiate avec le bel américain avec qui j’ai partagé plus d’une décennie de vie commune, sur Terre.

- Je pue la sueur, finis-je par dire d’une voix étouffée par l’étreinte dont Adam ne se défait pas.

- Je sais, répond Adam dans un éclat de rire. Mais tu n’y peux rien, tu es français...

- Et toi tu es toujours un crétin fini...

- Oui...

Adam me relâche, puis se lève. Je l’imite. De manière à pouvoir le prendre de nouveau dans mes bras, cette fois de manière plus traditionnelle.

- Tu m’as manqué, abruti...

- Toi aussi... Qu’est-ce que tu fous sur Mars, Yann, tu ne pouvais vraiment pas t’empêcher de me suivre, hein ?

- C’est une si longue histoire...

- Tu as vendu la maison à Austin ?

- Je n’ai pas eu le temps, un ouragan s’est chargé de me priver de cette possibilité...

- Je suis désolé...

- Oh, l’assurance a fonctionné, ne t’en fais pas.

- Tes parents vont bien ? Enfin, pardon, je suis stupide, si vous n’avez plus de communication avec la Terre depuis plusieurs mois, tu ne peux pas savoir...

- Exact... mais ils allaient bien la dernière fois que je leur ai parlé. Ils doivent être furieux, en ce moment, tu les connais... plusieurs mois sans nouvelles de leur fi-fils...

- Oui, j’imagine qu’ils campent devant le siège de l’Agence spatiale européenne et font signer des pétitions pour que les communications entre l’Europe et Mars soient rétablies !

- Ça ne m’étonnerait pas tant que ça, tu sais...

Lui et moi mettons un terme à notre étreinte, histoire de pouvoir se regarder en face, l’espace d’un instant. Je redécouvre son beau visage, ses yeux rieurs, son nez droit et son sourire éclatant. Tout chez Adam me semble si familier, si réconfortant. J’ai presque envie de l’embrasser, sur la bouche, cette fois, par habitude, mais je me retiens.

Pour Ryu.

Pour me protéger, moi, et éviter de retomber dans la dépression si profonde, si obscure, que j’ai traversée pendant les mois qui ont suivi ma rupture avec Adam.

Et par peur de me prendre un râteau, également.

Le bel américain semble en proie au doute et à l’hésitation, lui aussi, ne sachant pas vraiment quelle attitude adopter à mon égard. Il se tient un peu raide, un peu gauche, un peu trop près de moi, et, en même temps, trop loin. Un léger malaise menace de s’installer entre nous. Finalement, nous préférons ne pas nous égarer trop longtemps sur le terrain des sentiments, du non-dit, et du passé, et nous cantonner à des sujets plus terre-à-terre.

- Tu veux prendre une douche ? me demande Adam d’un ton amical un peu surjoué, en se raclant la gorge.

- Je pense que ce serait judicieux, oui, réponds-je en forçant un sourire. Il y a un endroit où on pourra se reposer, aussi ?

- Il y a un dortoir pour les gens de passage, oui...

La réponse de Adam, pourtant parfaitement acceptable et factuelle, résonne comme une sentence lourde de sens, une véritable déclaration d’intention, une mise au point. Sa chambre et son lit ne font pas partie de ce qui est sur la table de négociation. Je ne suis que de passage. Point, à la ligne. L’américain doit se rendre compte que ce qu’il vient de dire dépassait sa pensée, ou peut-être pas, toujours est-il qu’il juge utile que l’on clarifie la situation :

- Yann... commence-t-il d’un ton hésitant, c’est peut-être un peu maladroit de ma part, comme question, et un peu présomptueux, aussi, mais est-ce que je peux te demander ce que tu attends de moi ?

- Simplement que tu nous aides à libérer Volker Ganz et Tomas Nyborg des geôles chinoises, le rassuré-je, et à nous débarrasser de Mei Chen et de ses sbires. Rien de plus, Adam.

- Vraiment ? insiste Adam, son regard vert plongé dans le mien, presque implorant.

- Vraiment, Adam. Tu peux me faire confiance. Tu sais... Ryu et moi... je ne sais pas encore ce que ça va donner... mais on a commencé quelque chose...

A entendre ces paroles, Adam semble soudain soulagé, et étire un léger sourire, triste mais sincère, sur ses lèvres pâles.

- Je suis content pour toi, Yann. Ça a l’air d’être un type sur lequel on peut compter. Et c’est important, tu sais... La vie est rude, sur Mars. On se sent vite seul, isolé, impuissant... il vaut mieux être accompagné. D’ailleurs, j’ai quelqu’un ici, moi aussi...

- Je me doute bien, j’imagine mal comment un ancien pilote de vaisseau spatiale devenu marshal, et, au passage, sexy, bien foutu et pas trop stupide, quand il fait un effort, pourrait rester célibataire bien longtemps sur une planète avec aussi peu de choix !

- Je le prends comme un compliment, réplique Adam, élargissant un peu plus son sourire, de la part de celui qui aura pris la peine de me suivre jusque sur Mars pour me dire mes quatre vérités en face !

- On ne se débarrasse pas de moi si facilement, marshal Scott, je suis une vermine de la pire espèce ! Il faudra aller bien plus loin que Mars pour que j’arrête de vous suivre à la trace.

- D’ailleurs, en parlant de vermine, il faudra peut-être songer à aller te doucher avant que tu n’attrapes la gale...

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