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Le soleil perce l’entrée de la caverne, et déverse dans la pièce étroite, à l’air lourd et humide, surchauffé par la présence de nos corps endormis, presque étouffant, une large trainée de lumière pâle, qui finit par venir m’éclabousser le front. Emergeant lentement de mon sommeil, je ne peux m’empêcher de remarquer la lueur matinale derrière mes paupières fermées. Pourtant, il est encore tôt. Le seul véritable effet notoire du printemps martien est de faire rallonger les jours, et, par la même occasion, de raccourcir les nuits.
Piqué au vif, et encore bien loin d’être prêt à quitter la succession de rêveries aussi douches qu’incohérentes qui défilent encore dans mon esprit embrumé, je me retourne donc avec virulence, avec violence, presque, pour enfouir mon visage tout entier contre le torse bombé de Ryu. Et y trouver un peu d’obscurité et de confort. De réconfort.
Le beau coréen dort encore, imperturbable.
Il ne porte pas de t-shirt, seulement un slip réglementaire caché par la couverture que nous sommes censés partager, et dont il me prive immanquablement chaque nuit. La peau lisse, incroyablement douce de sa poitrine, lorsqu’elle entre en contact avec l’arrête de mon nez, la peau de mes joues, la pulpe de mes lèvres, y dépose une caresse. Comme si elle m’embrassait. Je ne peux m’empêcher, moi aussi, d’y appliquer un baiser. Rapide. Maladroit. Brouillon, même. Endormi, sans aucun doute.
Puis un autre.
Et un autre.
Très vite, les rêves se mêlent à la réalité, dans un espèce d’entre-deux érotico-onirique empreint d’une agréable chaleur enveloppante, celle de ses bras qui m’entourent, m’enserrent, m’emprisonnent, de l’odeur âcre de la sueur nocturne qui perle sous son aisselle qu’il ouvre pour m’embrasser et me serrer contre lui, du goût salé de ses lèvres qui me retrouvent enfin après quelques instants d’errance, qui n’est pas pour me déplaire. Je n’ouvre pas les yeux. Je n’ai pas besoin de le regarder pour le voir. Je le connais par cœur. Une image nette se forme, se dessine dans mon esprit, comme un film d’animation qui prend vie, petit à petit, au rythme de ses baisers, de ses caresses, de ses mains qui courent le long de mon dos, et viennent explorer les parties les plus intimes.
Peu à peu, ses gestes se font plus hardis, plus envahissants. D’une main gauche, il abaisse son slip, et écarte le mien pour pouvoir s’y frayer un passage. J’ouvre un œil, finalement, pas encore complètement lassé de regarder son visage se transformer quand il s’insère en moi. Son regard noir qui s’enflamme et prend soudain un air de défi. Sa bouche ronde qui s’étire en un large sourire d’enfant gâté, d’abord, puis, à mesure que ses saillies se font plus amples, en un rictus presque moqueur. Jusqu’à ce qu’il exulte dans un long et profond soupir, se gardant bien d’exprimer son plaisir de manière plus ostentatoire, plus bruyante, les parois qui séparent les cabines d’habitation n’étant pas d’une insonorisation à toute épreuve.
Avant de se retirer, il dépose un dernier baiser dans mon cou, puis roule à côté de moi, et me reprend dans ses bras, espérant grapiller encore quelques minute d’un sommeil émoussé du plaisir qui s’estompe lentement dans son bas-ventre. Quelques instants plus tard, Ryu s’extirpera avec peine de nos draps trempés pour rejoindre son poste de responsable de la sécurité de Crater Europeis. Le beau coréen est, tout compte fait, plus matinal que moi.
Un an s’est écoulé depuis notre arrivée sur Mars.
Trois-cent-soixante-cinq sols. Soit un peu plus d’une année terrestre complète, mais encore loin d’une année martienne, laquelle dure plus de six-cents sols.
Sans que l’on s’en rende vraiment compte.
Les jours se ressemblent assez sur Crater Europeis pour qu’une certaine routine se crée et s’installe durablement, tout en restant assez distincts et variés pour que le temps passe vite, très vite, si vite qu’il devient difficile de situer les événements sur le calendrier martien, lequel manque cruellement de saisons et d’événements récurrents pour marquer les esprits.
Chaque jour, aujourd’hui compris, je commence ma journée de travail par un rapide passage au bureau, lors duquel je discute avec Noûr des affaires courantes de la colonie.
L’élection de représentants du personnel de la mission « Olympus », premier processus démocratique organisé sur le sol de la colonie européenne, a eu lieu dans le calme, et a désigné deux interlocuteurs de choix pour le conseil : Șerban, le médecin de la mission, et une certaine Elaine, une robuste irlandaise responsable de l’équipe en charge des sanitaires, autrement dit, une personne clé, vu l’importance d’une gestion durable des déjections humaines sur une planète si pauvre en phosphates.
D’ailleurs, en parlant d’engrais naturels, on attend avec impatience la première récolte de pommes de terre et de carottes martiennes. On travaille déjà à une extension de la serre chinoise, utilisant cette fois une technologie américaine, afin d’accroître le rendement et la variété des légumes et fruits cultivés sur Crater Europeis.
Les opérations d’exploration se déroulent comme prévu, elles aussi. Volker est de nouveau parti en mission, au-delà, cette fois, des frontières du secteur européen. Accompagné de Polona et d’une équipe d’éclaireurs entraîné par ses soins, il s’est rendu de l’autre côté de la planète à la recherche d’un gisement de métal rare qui permettra de doubler notre production de panneaux solaires, et, par la même occasion, d’énergie.
Bref, tout va pour le mieux, ce qui facilite grandement ma mission de diplomate, il faut bien l’avouer.
Seul véritable défi à venir : celui de la présidence tournante du dôme « Bienvenue », désormais baptisé « Centre Martien de Coopération Scientifique ». Mais les habitudes ont la vie dure, et l’appellation d’origine du bâtiment érigé par la République de Chine-unie perdure au sein de la mission européenne. Cela fait désormais presque onze mois que Tomas, notre ingénieur en chef, dirige le centre. Il me revient donc de négocier avec mes interlocuteurs chinois et américain pour savoir qui prendra la suite du danois, dont le mandat est en passe de s’achever.
C’est d’ailleurs le programme principal de ma journée. Après mon entretien avec Noûr, j’enfile donc une combinaison de sortie en extérieur et prends la direction de l’ascenseur qui me ramène à la surface.
Je parcoure le chemin qui sépare Crater Europeis du dôme à pied.
Je préfère.
Ça me donne l’occasion d’admirer le paysage. La beauté brute des Mons Europeis. Les teintes vives et chaude de l’immense plaine de sable rouge-orangé qui s’étend à leur pied. La silhouette ronde et blanche du dôme. Et celle élancée, et poussiéreuse, du Olympus I, qui attend patiemment l’arrivée d’un petit frère, le Olympus II, en route depuis la Terre, ayant quitté la base européenne de Tolède il y a un peu plus d’un mois et demi avec à son bord près de cinq-cents nouveaux colons recrutés aux quatre coins de l’Europe.
Une fois arrivé dans le sas du dôme, je me débarrasse de ma combinaison et remarque que celles de mes interlocuteurs du jour sont déjà là, accrochée à la patère prévue à cet effet, au-dessus de laquelle figure le nom des intéressés :
« Lu Chu Hua, République de Chine-unie, conseillère scientifique auprès du directeur du programme de colonisation martienne »
« Adam Scott, Mission « Salvare », Marshal de Redoak Mons »
J’ai un petit sourire en lisant le nom de Adam.
Comme toujours.
Il est en effet assez fréquent que nous nous voyions, lui et moi, les missions « Olympus » et « Salvare » ayant rapidement compris qu’il était fort utile de se faire représenter respectivement par l’un et par l’autre, qui offrons un front inévitablement uni, envers et contre tous, au plus grand dam de la Chine-unie, impuissante, en dépit de la nomination d’une remplaçante de Mei Chen autrement plus sympathique en la personne de Lu, une quarantenaire discrète et souriante et pourtant tout à fait redoutable en matière de négociation. Quand je débarque dans la salle de réunion qui nous a été attribuée, la chinoise m’adresse un rapide signe de la tête poli, tandis que Adam se lève de sa chaise pour serrer la main, arborant son habituel sourire immaculé.
J’ai beau faire tous les efforts du monde, je ne peux m’empêcher de trouver l’américain tout à fait séduisant dans son costume de marshal rouge et légèrement moulant. Je remarque à son tour de taille qu’il a pris un peu de poids depuis notre dernière rencontre. Peut-être est-ce l’effet de la nourriture savoureuse, sans doute un peu trop, même, que l’on sert sur Redoak Moins, ou tout simplement de l’âge et du manque d’entraînement physique, voire même du pouvoir. Ça fait grossir, le pouvoir. Reste que son visage reste inchangé, tout comme son regard clair et son poil blond, qui tranche à peine avec la couleur pêche de sa peau sans la moindre ride.
Notre réunion commence.
Lu attaque tout de suite en invoquant la contribution de la Chine-unie au programme de coopération spatiale, partant de la construction du dôme en tant que tel et du déblocage des communications entre Crater Europeis et l’Europe, pour aller par la suite vers des éléments plus récents, comme la mise en commun d’un robot minier de conception chinoise pour extraire du lithium d’une zone particulièrement difficile d’accès, dans un cratère situé dans le secteur américain.
Adam contre-attaque en évoquant la coopération accrue entre les missions « Olympus » et « Salvare » en matière d’agronomie, à laquelle la Chine-unie n’a pas souhaité se joindre, de peur de révéler par accident des secrets technologiques jalousement gardés par la Chine-unie. L’américain insiste également sur la personnalité proposée par les Etats-Unis pour prendre la tête du centre de coopération scientifique : Ella James, une astrophysicienne de renom, spécialiste des lunes martiennes, et dont le projet est de lancer une mission d’exploration tripartite de Phobos.
Pour ma part, je me contente d’arbitrer le match de la manière la plus impartiale possible, n’ayant pas moi-même de position à défendre puisque mon candidat, Tomas, est inéligible pour le moment, puisqu’il est le directeur sortant. Pourtant, rapidement, ma neutralité s’avère remise en question, si ce n’est officiellement, du moins, dans les yeux de mes interlocuteurs, par mon soutien un peu trop appuyé à plusieurs arguments avancés par Adam. Lu proteste légèrement, mais ne perd pas son sang-froid. Sans doute a-t-elle reçu comme instruction qu’il n’était pas encore temps de montrer les griffes, la Chine-unie ayant une réputation à reconstruire après l’épisode de l’an dernier.
Finalement, la conseillère scientifique abandonne, et laisse l’américain remporter la mise. Ella James sera donc la prochaine directrice du centre de coopération scientifique. La réunion s’achève sans animosité particulière, la chinoise ne prenant toutefois pas la peine ni le temps de s’attarder pour discuter quelques instants avec Adam et moi, comme il serait pourtant bon de le faire dans une pareille situation, préférant s’éclipser après avoir débité quelques banalités sans le moindre intérêt ni saveur.
Adam et moi nous retrouvons donc seul dans la pièce. Nous échangeons un regard plein de sous-entendus, sachant parfaitement l’un comme l’autre ce qui est sur le point de se passer, dans les quelques minutes à venir.
D’un ton faussement dégagé, Adam me demande des nouvelles de Ryu. Je lui retourne la question, m’enquérant de la santé de Felix, le grand latino-américain avec qui Adam partage sa vie depuis quelques années, sur Redoak Mons. Petit à petit, à mesure que la tension s’installe entre nous deux, nous nous rapprochons de la porte, presque naturellement, imperceptiblement. Comme si, dans le fond, nous cherchions à nous échapper, avant qu’il ne soit trop tard. Pourtant, ni lui ni moi n’avons l’intention de nous dérober.
Alors qu’il n’est plus qu’à une poignée de centimètres de la porte, la main quasiment sur la poignée, Adam, sans rien me demander, sans même se fendre d’un simple regard interrogateur en ma direction, en verrouille la serrure avec rapidité et précaution, de manière à ce que personne ne puisse venir nous déranger. Nous interrompre.
Puis, suivant le rituel qui s’est désormais instauré entre moi et le bel américain s’adosse contre le mur et, d’un geste suave, assuré, agrippe un pan de ma combinaison bleu marine pour m’attirer vers lui.
Nos visages se frôlent.
Je sens son souffle chaud parcourir les traits de mon visage. S’immiscer entre mes lèvres, qui se rapproche irrémédiablement des siennes.
Et s’y posent enfin.
Notre baiser est bref et fougueux à la fois, mêlé de souvenirs nostalgiques et d’un désir brûlant, d’autant plus excitant qu’il est désormais interdit.
Sans la moindre once d’hésitation, sa main empoigne puissamment mon entrejambe qui, au travers du tissu épais de ma tenue de travail, enfle sous l’effet de l’envie irrépressible que je ressens pour lui. L’envie de le prendre avec force, avec violence, presque, contre le mur en algo-plastique blanc cassé de cette banale salle de réunion, de l’entendre gémir à mesure que je lui fais l’amour, l’admirer prendre tout le plaisir que je sais lui donner, par habitude, par expérience, et voir la beauté de ses traits se défaire légèrement au moment où l’orgasme atteindra son comble.
Depuis des mois, Adam et moi répétons cet exercice clandestin dès que nous en avons l’occasion.
Plusieurs fois, tout juste avant d’avoir joui, au moment où le cerveau n’est certes plus tout à fait oxygéné, et donc l’esprit pas entièrement clair, tout en étant peut-être plus spontané, plus vrai, plus désinhibé que jamais, nous nous sommes surpris à chuchoter un « je t’aime encore » aspiré, à peine articulé, au point où il n’était pas vraiment aisé de savoir s’il était destiné ou non à être entendu par l’autre.
Peu importe, après tout.
Il y a des choses qui, pour continuer à être, doivent rester suspendues au fil invisible du possible. Comme dans un autre monde, un univers parallèle. Comme Mars en avril.
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