Mon très cher corps,

Voilà quelques années que je m'occupe du corps des autres et les invite, entre autres, à leur écrire une lettre et on me fait remarquer, à juste titre d'ailleurs, que je n'ai jamais pris le temps de t'écrire une lettre à toi. Toi qui me portes et m'accompagnes depuis toutes ces années, toi qui me permets de faire chaque jour mon métier que j'aime tant. Toi sur qui je peux compter et que j'ai appris à connaître au fil des années.

Quand j'étais petite fille, j'ai eu du mal à t'aimer, mon pauvre corps. Je ne savais pas, mon esprit me l'avait caché, que tu avais été meurtri, maltraité. Tu me l'exprimais par cet eczéma insupportable, repoussant, si dérangeant, si douloureux, qui dura été comme hiver pendant plusieurs décennies. Ah, comme j'ai haï tes mains à certaines périodes de ma vie, quand il fallait les envelopper de crème et de cellophane la nuit pour limiter les gerçures… Certains jours j'aurais aimé qu'on les coupe pour ne plus souffrir… Excuse-moi pour ça, mon cher corps. Ces mains, d'ailleurs, je les chéris chaque jour : elle savent faire tellement de choses : planter, créer, dessiner, modeler, tresser, masser, apaiser, réconforter, caresser… Elles sont habiles et sensibles. Elles savent tenir bon.

Tu l'es tout entier, habile et sensible, mon cher corps. Quel bonheur tu m'offres chaque fois que tu escalades une falaise, que te me fais sentir sous tes doigts la texture de la roche chauffée par le soleil et patinée par les grimpeurs qui t'ont précédé, la solidité de tes pieds tenant sur la plus petite aspérité, la fiabilité de tes muscles toniques pour monter toujours plus haut, ton coeur qui bat alors calme et tranquille… De la même façon tu t'adaptes à tous les sports que j'aime pratiquer : tu sais faire corps avec les chevaux, sans te laisser désarçonner par leur facéties et même quand tu perds l'équilibre tu as l'art de tomber sans te blesser, tu pagaies inlassablement sur les rivières, tu nages libre et fluide, glissant le long des fonds en apnée, tu marches des heures durant sans te fatiguer, même avec plus d'un tiers de ton poids sur le dos... Ta seule faiblesse : cette cheville qui se dérobe à chaque période de ma vie où je ne sais pas avancer, encore un message de ta part, assurément.

Tu es petit mais solide, endurant et tu te plains peu. Pourtant je ne te ménage pas beaucoup même si je prends toujours soin de t'offrir de la douceur. Certains me reprochent de ne pas t'ornementer, te maquiller, te vêtir de manière sophistiquée mais nous savons toi et moi que ton confort compte plus pour moi que ton apparence aux yeux du monde. Bain chaud, massage, ostéo, kiné, rien n'est trop bien pour te chouchouter.

Je suis si fière de tes capacités, toi qui as souvent été pointé du doigt comme trop petit, trop enveloppé, doté d'une trop grosse poitrine, de trop petits pieds qu'il faut chausser chez les enfants, mais en fait tu assures grave! Même s'il a fallut recourir à la chirurgie pour la faire naître (je suis encore déçue de ce fait mais tu n'y pouvais rien), tu nourris ma fille depuis bientôt quatre ans, en me permettant de faire du sport et de mener à bien mon travail où tu es sans cesse mis à contribution, et tout ça malgré le manque de sommeil. Tu séduis encore, même avec ton petit tablier et tes vergetures d'avoir porté la vie. Tu me donnes du plaisir par le mouvement, le chant, la chair aussi, bien-sûr. Tu me permets de percevoir la beauté du monde et sa saveur, tu me permets de déguster par tous les sens et d'entrer en relation avec tous ces gens que je rencontre. Pour tout ça je te suis infiniment reconnaissante.

Voilà mon cher corps, nous avons vécu ensemble des choses difficiles, douloureuses parfois, frustrantes et beaucoup de choses merveilleuses, douces, lumineuses, passionantes aussi et je t'aime comme tu es, dans ta parfaite imperfection. Merci de me porter jour après jour et de me permettre de vivre pleinement.