Comme d'habitude | Les Déboires de Bernard #1
de Alpha Keïta
Ce matin-là, mon réveil sonna comme d’habitude à onze heures, et, comme d’habitude, j’écrasai mon poing sur le bouton snooze dans l’espoir de dormir une petite heure supplémentaire. Mais trois quarts d’heure plus tard, une sirène d’alerte retentit. Elle dura précisément une minute et quarante-et-une secondes. J’en déduisis donc que nous étions le premier mercredi du mois. Allez savoir pourquoi, les petits malins de la DGSCGC — la Direction Générale de la Sécurité Civile et de la Gestion des Crises — s’amusaient une fois par mois à réveiller tous les citoyens français à une heure où certains sont encore dans leur lit. La plupart des gens vous diront que ce n’était qu’un test du fonctionnement du SAIP — le Système d'Alerte et d'Information aux Populations — pour faire face à toutes situations problématiques, du simple tsunami à la bombe nucléaire, en passant, pourquoi pas, par une invasion d’extraterrestres en provenance de Proxima Centauri. Mais sans vouloir faire dans le complotisme, je penche personnellement pour une autre explication.
En fait, cette alarme mensuelle n’est qu’un moyen pervers et détourné de remettre la France au travail. Et pour ce faire, les chômeurs dans mon genre doivent être réveillés à intervalle régulier. Ce n’est qu’une question de dressage.
Je vous l’accorde, c’est un peu tarabiscoté. Mais, entre nous, peut-on vraiment accorder notre confiance à des gens qui ne s’expriment qu’en acronymes de plus de quatre ou cinq lettres ? En ce qui me concerne, c’est niet.
Quoi qu’il en soit, je sortis donc de mon lit quelques minutes plus tôt que d’habitude, et je ne tardai pas à me lancer dans la réalisation de toutes les tâches de ma routine matinale quotidienne : passage à la salle de bain, brossage des dents, prise d’une douche, absorption d’un café en regardant les infos… À l’époque où je travaillais — car il fut un temps où je n’étais pas chômeur —, l’exécution de l’ensemble de ces tâches ne me prenait, à tout casser, que trente minutes, voire vingt minutes quand j’étais particulièrement pressé de m’entasser dans les transports en commun. Mais sans emploi, et sans la menace d’un manager zélé qui vous saquerait pour la moindre minute de retard, le temps a tendance à s’écouler différemment. Oui, le temps est relatif. Einstein n’avait pas tort sur ce point. Et en définitive, quand je regardai ma montre, je vis qu’il était déjà 14 heures 30. C’était le moment ou jamais de me ravitailler avant qu’une catastrophe ne se produise : la fermeture post-déjeuner de tous les kebabs du quartier. Il était grand temps que je m’active.
Descendre les dix-huit étages de mon immeuble pourri, où l’ascenceur ne fonctionnait qu’une ou deux fois par mois, me prit environ dix minutes. Suite à cela, je fus à nouveau confronté au même dilemme qui me taraudait chaque jour que Dieu faisait, à l’heure du déjeuner : fallait-il que j’aille à L’Étoile de Bagnolet ou Chez Mouloud ? D’un côté, L’Étoile de Bagnolet était l’un des meilleurs kebabs de toute la Seine-Saint-Denis — et c’est un expert du kebab qui vous le dit —, mais elle se trouvait à vingt minutes de marche et n’était pas donnée. Et de l’autre côté, Chez Mouloud était un kebab que l’on pouvait qualifier, au mieux, de médiocre, mais qui avait l’avantage de se trouver à moins de deux cents mètres et de ne pas coûter plus de sept euros, frites comprises. Comme neuf fois sur dix, après un vif débat intérieur, je pris la décision difficile de me rendre Chez Mouloud. Trop la flemme. Trop la dalle. Pas le temps d’attendre. Mon estomac avait parlé.
Quelques minutes plus tard, en passant devant ma cantine quotidienne, je faillis ne pas m’arrêter. Je ne l’avais pas reconnue. De l’extérieur, tout avait changé. Ce qui était des plus étrange, car j’avais visité Mouloud pas plus tard que la veille. Pour vous faire le topo, en temps normal, la devanture avait tout d’un kebab crado d’un pays du tiers-monde en pleine guerre civile : peinture défraîchie et écaillée par endroits, trous dans la porte en métal évoquant des impacts de balle, graffitis mentionnant des insultes à ne surtout pas mettre dans les oreilles d’un enfant, enseigne lumineuse à néon rouge avec deux lettres sur trois manquantes, et vitres maculées de taches de gras ne laissant rien entrevoir qu’un éclairage jaunâtre à l’intérieur. Mais comme par magie, la façade avait complètement été refaite en l’espace d’une seule nuit. Les murs avaient été repeints en blanc et parsemés de lisérés bleus. Les vitres avaient été nettoyées et laissaient passer toute la lumière du Soleil. Et l’enseigne en néon rouge dégueulasse avait été remplacée par une calligraphie en lettres d’or sur une planche de bois, où l’on pouvait lire : Chez Mouloud, puis à la ligne, Kebabs de Qualité. C’était propre, sobre et moderne. On aurait dit un kebab pour hipsters du Marais.
Un type en bleu de travail sur un escabeau était en train d’apporter les dernières finitions avec un rouleau à peinture. Je le reconnus : c’était Pierre, dit Pierrot le Fou, un habitué de l'établissement.
— Tu fous quoi, Pierrot ?
— Ça se voit pas ? Je suis en train de faire une charlotte aux fraises avec des pépites de chocolat.
— Arrête tes bêtises, Pierrot. Pourquoi tu repeins la façade ?
— Tout ce que je sais, c’est que Mouloud m’a réveillé à trois heures du mat tout à l’heure et m’a proposé une année de kebabs à volonté si je me mettais tout de suite au travail. J’ai accepté, et voilà le résultat. Pas mal, hein ?
Je levai le pouce en signe d’approbation et passai la porte d’entrée. Au passage, elle avait été repeinte en bleu et ses impacts de balle avait été colmatés. À l’intérieur, l’ambiance était complètement différente de l’accoutumée. Déjà, grâce au nettoyage des vitres, et apparemment à un changement d’ampoules, c’était lumineux, alors qu’auparavant on avait l’impression d’entrer dans une cave troglodyte. Ensuite, il y avait du monde et presque aucune banquette n’était disponible alors que la plupart du temps on entendait les mouches voler. Là on entendait plutôt des gens papoter et même des enfants rigoler.
À titre de comparaison, quand j’étais passé la veille, à peu près à la même heure, je n’avais croisé que deux autres clients. Je passe sur le premier, qui était en train de dormir dans un coin. Quant au second, c’était un type obèse, tatoué jusqu’au cou, qui, terré dans la pénombre, se curait les dents comme un maniaque avec un couteau aussi long qu’une épée de pirate. Bonjour l’ambiance. Mais tout avait changé. Si on m’avait kidnappé, les yeux bandés, et qu’on m’avait ensuite demandé d’identifier les lieux, j’aurais pu jurer sur la tête de tous les membres de ma famille que ce n’était pas Chez Mouloud. Et pourtant si. C’était surréaliste.
Je me dirigeai alors vers le comptoir pour passer ma commande et tirer les choses au clair. En me déplaçant, j’eus la sensation étrange de marcher en apesanteur. C’est qu’habituellement, le sol était si dégueulasse qu’on avait l’impression de marcher sur du papier tue-mouche. Alors là, avec le sol propre, c’était comme flotter dans l’espace. Ce qui n’était pas pour me déplaire.
Arrivé au comptoir, je pus jeter un œil sur la broche de viande. Elle était charnue, bien grasse et appétissante, mais surtout, une bonne odeur de graillon s’en dégageait. Rien à voir avec l’espèce de croute sèche à moitié cramée qui pouvait parfois rester plantée là pendant trois ou quatre jours.
Un homme tout de blanc vétu, avec une toque sur la tête, était en train de la débiter d’une main experte, tel un véritable maître kebabier. Je mis du temps à m'apercevoir que c’était Mouloud. Lui aussi avait complètement changé. Il avait taillé sa barbe comme un pro et avait même rasé une séparation dans son monosourcil. Mais ce qui était le plus frappant, c’était une sorte de lumière charismatique qui émanait de lui. On était loin du Mouloud qui était à deux doigts de vous engueuler à chaque fois que vous lui faisiez remarquer que ça faisait déjà trente minutes que vous attendiez votre commande, alors que personne d’autre n’était entré dans la boutique depuis. Comment un tel changement avait-il pu survenir en l’espace d’une seule journée ? Je commençais à douter de ma santé mentale.
— Hey, Bernard ! Comment ça va, l’ami ? me demanda-t-il avec plus d’entrain que je n’en avais jamais vu chez lui.
— C’est toi, Mouloud ? répondis-je.
— Bien sûr, que c’est moi. Qu’est-ce que tu crois ? fit-il avec un grand sourire.
Je remarquai que son accent du Maghreb à couper au couteau avait presque disparu.
— Je te mets comme d'habitude ? Salade-tomates-oignons-harissa-sauce blanche ?
— Euh, ouais, comme d’hab.
Sitôt dit, Mouloud dégaina sa lame tel un samouraï avec son katana et trancha une portion de viande des plus généreuses. Et pendant que cette dernière continuait de rôtir sur la plaque chauffante, il tira du four un pain fumant, qu’il ouvrit, badigeonna de sauce maison, et remplit de crudités bien fraîches, avant d’y ajouter la viande toute ruisselante de graisse. Pour terminer, au lieu d’emballer le sandwich dans un papier alimentaire, il le plaça dans une grande assiette, y ajouta une belle louche de frites, puis se lança dans un dressage aux sauces harissa et blanche digne d’un restaurant étoilé.
— Tiens, goutte-moi ça, Bernard, dit-il en me tendant l’assiette fumante.
Je devais le reconnaître, c’était une véritable œuvre d’art. Mais qu’en était-il du goût ? Avec un soupçon d’appréhension compte tenu des précédents kebabs que j’avais pu m’infliger chez Mouloud, je me saisis du sandwich à deux mains et ouvris ma bouche aussi grande que possible pour y asséner un croc magistral. Et là, ce fut l’explosion de saveurs. Étant un kebabophile d’un certain niveau, je perçus tout de suite que la viande n’était pas ce mélange vulgaire de dinde et de poulet qu’on trouve dans la plupart des kebabs aujourd’hui. Non, c’était un mélange subtil de veau et d’agneau. Et de surcroît, de l’agneau de toute primeur, pas du vieux bélier à l’article de la mort. Par ailleurs, cette viande avait été marinée avec l’expertise d’un vrai chef. On pouvait bien distinctement sentir les arômes de thym, de romarin, de coriandre et de persil frais. C’était tout simplement divin. L’un des meilleurs kebabs que j’avais mangés de ma vie — et pourtant, croyez-moi, j’en avais mangé un paquet, que ce soit en France ou de par le monde.
— Mais, mais, Mouloud, comment c’est possible ? bafouillai-je.
— Ah, t’aimes bien mon kebab, on dirait. Ça fait plaisir, dit-il en mettant la main sur son cœur.
— Non mais, excuse-moi, mais hier t’étais l’un des pires kebabs de France, et maintenant tu me sors ça… Je comprends pas, Mouloud.
— Oh, c'est rien, j'ai juste fait un peu plus d'efforts aujourd'hui.
— Arrête, te fous pas de moi… Et tous ces gens dans la salle, ça vient d’où ?
— C’est juste que pour la plupart, c’est gratuit ! J’ai voulu faire goûter mes kebabs aux gens dans le besoin. Et voilà.
— C’est vraiment louche, Mouloud. Y a un truc que tu me dis pas.
— Si je te le dis, tu ne vas pas me croire… comme d'habitude.
— Comment ça, comme d'habitude ?
— Je suis bloqué dans une boucle temporelle, voilà !
— Hein ?
— Ça fait des centaines de jours que je revis le même jour, encore et encore.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Du coup, au bout d'un moment, je me suis dit que je devais en profiter pour devenir meilleur. C’est un long travail, tu sais.
— Je comprends pas… Tu t’es mis à picoler, c’est ça ?
— Non. En fait, je crois que Dieu m’a puni. Je devais être trop fainéant, trop égoïste, ou trop sale… Vas savoir. Du coup, je suis condamné à m’améliorer. J’ai plus le choix.
— Oh, arrête de te foutre de ma gueule. C'est une caméra cachée, c’est ça ? Ils sont où ?
— Tu vois, je te l'avais dit. Tu n'allais pas me croire. On a déjà eu cette discussion dix mille fois, Bernard.
Je fus de retour chez moi aux alentours de seize heures, avec à la main un sac en papier recyclable dans lequel Mouloud m’avait mis deux barquettes de viande et une barquette de frites. C’était le bonheur pour moi. Non seulement j’avais mangé comme un roi, mais en plus j’avais du rab, et de surcroît, j’allais bientôt passer à la télé. Mouloud avait beau avoir nié de toutes ses forces, j’en étais convaincu, j’avais été victime d’une caméra cachée ou d’un prank, comme disent les jeunes. La seule chose qui me laissait perplexe, c’était qu’à ma sortie du resto, aucun attaché de production n’était venu me faire signer une décharge de mon droit à l’image. Mais c’était sûrement un oubli. Et d’ailleurs, ça n’importait guère car j’aurais signé des deux mains.
Installé dans le canapé du salon, j’en vins à me demander ce que j’allais bien pouvoir faire de mon après-midi. En temps normal, quand je revenais de chez Mouloud, la question ne se posait même pas : c’était l’heure de la sieste. Ses anciens kebabs étaient si agressifs pour l’estomac qu’ils demandaient une certaine période d’hibernation. Mais là, c’était tout l’inverse. Je débordais d’énergie. La sagesse me commanda donc de reprendre la rédaction de mon C.V. et d’une lettre de motivation pour postuler à une offre à laquelle Pôle Emploi m’avait vivement conseillé de répondre si je comptais continuer à recevoir mes allocations. C’était pour devenir agent de maintenance dans une usine de fabrication de saucisses. Le vrai job de rêve.
J’ouvris donc mon ordinateur portable pour me mettre au travail. Quelques secondes plus tard, en manque d’inspiration, je décidai d’allumer la télé, histoire d’avoir un fond sonore motivant. Ce fut une erreur. L’émission diffusée était l’une de mes préférées : Le Plus Grand Cordonnier. Et malheureusement, comme les programmes suivants (Rénovation en Haute Mer et Le Bunker de la Tentation) étaient tout aussi passionnants, le temps passa plus vite que prévu. À ma montre, il était déjà 21 heures. J’envisageai de me remettre au travail, mais, dans le meilleur des cas, j’allais en avoir pour deux heures. Ça voulait dire que j’aurais envoyé ma candidature à un horaire bien trop éloigné des heures de bureau. En voyant mon email, l'employeur se serait sûrement dit : « Encore un marginal, un drogué, ou pire, un artiste. » Ça ne serait pas passé. Et oui, même dans le monde de la saucisse, il y avait des règles à respecter.
Par conséquent, quand bien même cela faisait déjà une dizaine de jours que je procrastinais sur l’envoi de cette candidature, je décidai de remettre cette tâche à plus tard. C’était la plus sage des choses à faire.
Sur ce, je fis chauffer une barquette de viande et une autre des frites de Mouloud. C’était toujours aussi bon. Un vrai miracle. Surtout quand on sait que, en général, le kebab et le micro-onde, ça fait deux.
Ce délicieux repas expédié, je fis une toilette rapide et me mis au lit avec ma console de jeu portable. Le temps de venir à bout de deux ou trois donjons dans mon jeu favori, L’Épopée de Saphira, je m’endormis la console à la main, probablement aux alentours des trois heures du matin.
Le lendemain matin, mon réveil sonna comme d’habitude à onze heures, et trois quarts d’heures plus tard, une sonnerie d’alerte retentit. Ça voulait dire que …
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