Quand le jour se lève
C’était terrible cette anxiété permanente ; elle transpirait par tous ses pores et finissait toujours par éclabousser ceux qui l’entouraient.
Elle ne parlait jamais, elle hurlait. Elle ne demandait pas, elle exigeait. Elle ne se désolait pas, elle se lamentait. Elle n’évoquait pas ses souvenirs, elle vomissait ses pensées et peu importe qui se trouvait là pour les entendre.
Elle se comportait ainsi ce samedi de juin, alors qu’installé sur un coin de table de la cuisine, je tentais de réviser mes prochains examens.
Je regardais cette beauté froide, énigmatique, s’agiter dans tous les sens. Nerveuse, angoissée, elle ne tenait pas en place.
« J’ai tout essayé, tout. » articula-t-elle.
Je me refusais de voir monter davantage le degré de son excitation ; je me gardai donc de l’interrompre.
« J’ai tout essayé, reprit-elle, je courais du matin au soir jusqu’à ne plus pouvoir tenir sur mes jambes. Je montais les escaliers, quatre à quatre, les redescendais à toute vitesse en espérant que tous ces efforts me délivreraient enfin. »
Le souffle lui manquait, comme si elle venait tout juste de dévaler ces marches. La rage se lisait sur son visage empourpré ; ses yeux roulaient, tentaient de fuir les images que sa mémoire avait déclenchées.
« Mais non, poursuivit-elle, rien n’y faisait ! Mes voisines me conseillaient les tisanes du diable ; j’en ai bu des litres à m’en écœurer, sans aucun résultat. Quelle idiote j’ai été ! Tout le monde me sermonnait : je devais accepter ce que le ciel m’accordait, je n’avais pas le droit de refuser ce merveilleux cadeau que Dieu dans son infinie bonté m’offrait. Mais je n’en voulais pas moi de ce cadeau, je n’avais rien demandé à personne et surtout pas à ce satané bon Dieu ! »
À qui s’adressait-elle exactement ? À aucun moment son regard ne croisait le mien. Sans réagir, je l’écoutais. Sa frénésie mêlée à ce flux délirant de paroles, auquel je ne comprenais pas grand-chose, me donnait le vertige.
Elle finit par se taire. Sa poitrine se soulevait au rythme de chacune de ses respirations. J’entendais presque battre son cœur.
J’aurais aimé l’aider, la consoler ; de quel chagrin, je l’ignorais. Toutefois, une petite voix au fond de moi me murmurait de ne pas intervenir. Je ne savais pas encore pourquoi, mais il me semblait que m’éloigner d’elle lui aurait permis de s’apaiser. Ainsi, je rangeai mes affaires et m’apprêtai à quitter la pièce lorsqu’elle se planta devant moi.
« Reste là, je n’ai pas terminé. »
Sa voix était plus calme, mais son ton se voulait bien plus dur. Son regard bleu glacier harponna le mien incapable de lui résister.
« As-tu bien compris que tu es ce fardeau dont je voulais me débarrasser ? J’ai tout essayé pour te faire passer, tous les moyens, même les plus insensés. Sauf le plus radical, malheureusement trop dangereux et illégal à l’époque où je suis tombée enceinte de toi. Mais tu t’es bien accroché, tu as tenu bon, tu la voulais ta petite vie pour qu’elle empoisonne la mienne et m’oblige à renoncer à toutes mes ambitions ! »
Le lendemain, veille de mes dix-huit ans, sans un mot, sans claquer la porte, je suis parti. Plus jamais je n’ai revu celle qui, malgré elle, m’a mis au monde. Mais je ne lui en veux pas. Grâce à son cri de désespoir, j’ai enfin compris pourquoi depuis mon premier souffle, j’aime tant regarder le jour se lever.
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