Ces artistes...
Comme à son habitude le vendredi soir, le professeur Pieric poussait avec délicatesse la porte de la bibliothèque de son village et s'engouffrait, aussi silencieux qu'un félin, dans les rayonnages garnis de livres aux reliures usées par le temps. Suivant le chemin qu'il connaissait par cœur désormais, il se faufila entre les multiples tables vides et s'assit à sa place préférée, proche de la fenêtre fouettée par la pluie. A peine avait-il ouvert son ordinateur portable qu'une silhouette, le frôla et s'installa juste en face de lui. Intrigué de cette étrange attitude car la salle était déserte, le Professeur releva un regard inquisiteur vers le nouveau venu. Celui-ci, un homme d'âge mûr, rasé et vêtu d'une simple chemise à carreau, soutint cette œillade quelques secondes puis lâcha lourdement un large volume, enrobé de cuir, mais sans titre ni couverture. Sans se soucier de l'agacement croissant de son voisin, il sortit une plume de sa poche, ouvrit le carnet et commença à griffonner quelques phrases.
Le Professeur Pieric n'en revenait pas. Quel toupet ! Avec un long soupir intérieur, il tâcha d'ignorer le nouveau venu et se concentra sur ses futurs cours. Cependant, après plusieurs minutes de tolérance, il dut s'avouer que le grattement perpétuel de la plume sur le papier lui était des plus désagréables. Le Professeur Pieric était plutôt de nature discrète et réservé, mais il ne pouvait supporter ceux qui ne respectaient pas son travail. Avec un raclement de gorge pour dissimuler sa gêne, il s'efforça donc de prendre la parole face à cet inconnu :
" Excusez-moi... Mais, pourriez-vous asseoir autre part ? Je n'arrive pas vraiment à me concentrer..."
Durant quelques secondes, aucune réponse ne sortit de la bouche de l'écrivain. Puis, lorsqu'il eut apposé le point final à sa phrase, il leva ses yeux rêveurs vers le Professeur.
" Oh ! Je suis désolé... Mais c'est ma place préférée ici... Elle m'inspire beaucoup pour mon histoire, souffla-t-il.
- Il se trouve que c'est également ma place favorite, mais que je n'arrive pas à aligner trois mots à cause de votre bruit.
- Je suis vraiment désolé, je vais essayer d'en faire un peu moins."
Immédiatement, l'homme se pencha sur son ouvrage et se remit à écrire, plus lentement certes, mais tout aussi bruyamment.
Agacé, le Professeur se dandina sur son siège.
"Ça n'a rien changé Monsieur. Pourriez-vous allez à une autre table, pour que nous ne nous gênions pas l'un l'autre ?
- Je vous l'ai dit, répliqua l'homme en se reposant sa plume, c'est ici ma place préférée, je n'arrive plus à écrire si je n'y suis pas. D'ordinaire je viens plus tôt, mais aujourd’hui...
- Peu m'importe, le coupa sèchement le Professeur. Peu m'importent vos problèmes ou votre emploi du temps. Vous me dérangez, un point c'est tout. Il faut que j'aie terminé mon cours ce soir.
- Et il faut que j'aie terminé mon chapitre ce soir. Je ne vous ai pas dérangé à cause du bruit de votre clavier si ?
- Non, car c'est un bruit ordinaire, et que je n'ai pas eu le temps de l'utiliser. Celui de votre plume sur votre gros carnet l'est moins.
- En quoi l'est-il moins ? Comment écrivions-nous les livres dans le temps ?
- La réponse est dans votre question Monsieur : "dans le temps". Nous ne sommes plus au XVe siècle il me semble, ou alors je ne suis plus Professeur d'histoire.
- Je préfère écrire ainsi, c'est mon droit. Rien n'est plus beau que les mots d'une plume sur le papier."
Le Professeur poussa un long soupir. Ces artistes... Toujours à penser à la beauté, aux sens, à la forme... Jamais à l'efficacité, et encore moins aux autres.
" Et qu'écrivez-vous donc ?
- Des poèmes... Des nouvelles, des phrases tout simplement. J'écris ce que mon cœur me dicte, et mon esprit y met la forme.
- Et vous vous sentez obligé de le faire juste à côté de moi, à ma place préférée, avec une plume sur du vieux papier ?
- Oui, répliqua l'homme d'une voix fière et claire.
Nouveau soupir de la part du Professeur. L'écrivain ne faiblira pas.
" Et je suppose que vous vous intéressez à des causes ? Les artistes aiment défendre des causes...
- Oui, bien sûr.
- Ah ! Je suis persuadé également que l'un de vos sujets favoris est l'environnement. Tous les écrivains en herbe passent par la nature, les animaux, l'écologie, tout cela...
- En effet, j'y tiens beaucoup.
- Et bien voilà ! explosa le Professeur. Ecrivez sur le mur, ça économise du papier !"
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