XVIII

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Dans les abysses de la forêt, une sorcière vivait dans ce qui semblait être un amas de roches, de brindilles et de mousse - la nature s’évertuant de camoufler l’intruse maisonnette qui se trouvait en ces lieux.

Pour trouver sa résidence, des indications diverses et variées circulaient en bouche-à-oreille. Certains disaient qu’il fallait suivre la rivière et marcher obstinément vers l’est une fois qu’elle se séparait en deux. D’autres prétendaient qu’au printemps, une variété très particulière de fleurs arrivait à éclosion, et qu’elle traçait un chemin sinueux qui, suivi minutieusement, menait à la demeure de la sorcière. Quelques-uns encore affirmaient que l’endroit se dévoilait ou non à l’oeil nu en fonction de la météo, aussi il serait impossible de voir la maison de la sorcière à moins que ce ne soit un jour d’orage ou sans le moindre nuage à l’horizon. Une jeune femme un peu tête en l’air avançait qu’après s’être perdue dans la forêt et avoir erré pendant des heures, elle avait aperçu un écureuil qu’elle avait décidé de suivre. Le petit rongeur aurait bondit d’arbre en arbre, infatigable, avant de l’attendre sur le perron même de la maisonnette. Il ne l’aurait cependant pas aidée à retrouver son chemin pour rentrer chez-elle, nous confie-t-on.

Il n’y a pas de vérité à rétablir quant à ces rumeurs, car chacun trouve la demeure pour peu qu’il la cherche et qu’il en ait besoin. La sorcière était porteuse de toute connaissance et de toute sagesse, aussi toute personne dans l’errance, en quête de réponse, cherchait à la consulter. Dès le pas de la porte, ses murs n’étaient qu’étagères remplies à ras bord de grimoires, d’anciens ouvrages et de manuscrits. On répertoriait plusieurs langues différentes sur les tranches des livres - certains volumes en latin, quelques notes en runes. Personne n’avait vraiment réussi à faire l’inventaire complet des langues pratiquées par la sorcière - elle s’adressait toujours à son interlocuteur dans celle qui convenait, ne répondait jamais à la moindre question qui la concernât. Aux âmes perdues qui venaient la trouver, elle offrait des réponses. Il s’agissait toujours de justesse et de pertinence - elle prononçait les bons mots, délivrait les meilleures métaphores, partageait toutes les interprétations possibles des étoiles et des cartes, offrait ses plus judicieux conseils. La sorcière était une femme de peu de mots - aussi était-elle sans doute aussi précise dans le but de ne pas avoir à s’étendre ou à se répéter. Ce qu’elle proposait également à ses invités, c’était son écoute et son silence. A ceux qui désiraient déverser leurs pensées, elle présentait un breuvage élaboré, différent pour chacun, souvent garni d’épices et de saveurs boisées, qui réchauffait leurs entrailles. Une fois leur coeur arrivé à bonne température, ils parlaient. Assis à la cérémonieuse table en bois, l’hôte s’ouvrait et la sorcière était sa bonne oreille, sachant hummer doucement, adoucir son regard et étirer ses lèvres aux moments opportuns.

C’était là que résidait tout le pouvoir de la sorcière. Il lui suffisait de jauger quelqu’un du regard pour le cerner immédiatement, cibler ce dont il ou elle avait besoin. Cette efficacité, une fois encore, n’était peut-être qu’un stratagème visant à se débarrasser le plus vite possible des intrus, afin de pouvoir retourner à sa bien-aimée quiétude. Mais jamais la sorcière ne se montrait agacée ou attristée par ces visites impromptues - comme si ce partage inquestionné, au gré des coïncidences, était son mode de fonctionnement le plus naturel. Elle faisait toujours preuve d’une patience nonchalante, et acceptait ainsi de revoir plusieurs fois les mêmes personnes, à intervals réguliers. C’était le cas d’un homme d’affaire inquiet dont le mariage battait de l’aile, d’une adolescente vivant dans une famille compliquée et d’un conducteur de trains de marchandises qui voulait apprendre à lire. Ce dernier était arrivé un jour de printemps, trempé par la pluie. Un regard pétillant de regret vers ses étagères fut tout ce qu’il fallait à la sorcière pour lui suggérer de choisir un livre qu’elle puisse le lui lire. Un rituel s’était installé, et la sorcière attendit qu’il formule lui-même sa demande. Parce que la sorcière n’offrait pas que son ouïe ou sa parole, mais aussi ses connaissances, sa présence, un refuge ponctuel, pour ceux qui n’avaient plus nul part où aller.

On lui attribua également les vertues d’une guérisseuse. Une jeune femme arriva un jour à sa porte par le plus grand des hasards, souffrant d’une migraine. La sorcière lui fit alors traverser sa tanière jusqu’à l’emmener dans une gigantesque serre qui se trouvait derrière la maison. Elle était enfoncée dans une cavité de la forêt - juste assez profonde pour rester cachée, mais sans priver l’habitacle du soleil. A l’intérieur, elle sélectionna plusieurs herbes qu’elle broya et fit ensuite bouillir. Elle versa la mixture fumante dans un petit flacon, avant de la faire hummer à son visiteur. La douleur disparut instantanément. La jeune femme trouva cela tout à fait prodigieux, et revint à plusieurs reprises demander des remèdes ou des plantes médicinales pour certains de ses voisins et connaissances. Après avoir largement parlé des bienfaits de ses préparations autour d’elle, elle proposa à la sorcière de descendre sur le marché et d’y installer un stand. Timidement, elle accepta de se joindre aux marchands de façon occasionnelle. Cette même jeune femme passait la chercher, embarquait des plantes dans son pick-up, et l’assistait pour monter un présentoire sur des tréteaux. Son stand eut d’abord peu de succès. La sorcière ne savait pas trop s’y faire - elle avait l’habitude que les gens viennent naturellement à elle, et n’avait jamais nécessité de les y convaincre. De plus, son apparence atypique - que ce soit son chapeau pointu, ses étranges bijoux, sa robe noire qui ne s’arrêtait jamais plus haut que les chevilles, sa pâleur ou encore son air fatigué - ne poussait pas forcément les gens vers son stand. La jeune femme remédia très vite au problème, en proposant à la sorcière de troquer son couvre-chef par un chapeau de paille plus simple, et en se chargeant elle-même d’attirer la clientèle.

La sorcière avait bonne presse. Bien que son petit commerce au marché soit la seule activité dont elle souhaitait tirer un revenu, d’autres formes de paiement se manifestaient dans son quotidien. Les villageois, reconnaissant de ses services, se présentaient ponctuellement à sa porte avec des cadeaux divers et variés. Elle se vit offrir des plats faits-maisons, des fleurs, des bijoux, des dessins d’enfants. Une vieille femme lui avait une fois apporté un coffret d'argenterie complet, laissant entendre au travers des formalité qu’elle et ses amies ne refuseraient pas une invitation. Un matin, elle avait même trouvé glissé sous sa porte un chèque (certainement de la part de l’homme d’affaire, une fois définitivement réconcilié avec sa femme), dont le montant semblait conséquent. La sorcière, dépourvue de compte en banque, n’en avait pas la moindre utilité - touchée par le geste, elle décida ainsi de l’encadrer.

Le visage de la sorcière dévoilait petit à petit son relief - le plissement de ses yeux, le creux d’une fossette. Ses traits passaient d’une expression à une autre en une fraction de seconde, les nuances presque invisibles entre l’apaisement et la joie, la compassion et l’intérêt, l’agacement et la concentration. Plus elle ouvrait la porte de sa demeure et plus elle s’ouvrait avec elle, la chaleur naissant en son coeur comme un feu de cheminé un matin d’hiver. La sorcière, pourtant, ne révélait pas son mystère, mais son chauffeur des jours de marché était bien décidé à résoudre son énigme. Elle étudiait chaque spasme de son visage avec une attention toute particulière, et apprenait au fil du temps à les interpréter correctement. Très vite, elle fut capable de lire une grande partie de ses expressions, commençait à parler sa langue - elle devenait une experte. Elle était sûrement pour la sorcière ce qui se rapprochait le plus d’une amie.

Un beau jour, celle-ci décida d’apporter à la sorcière un petit-déjeuner, avant qu’elles ne descendent sur la place du village pour installer leur désormais célèbre stand de plantes. Elle arriva plus tôt qu’à son habitude et s’invita dans la demeure bien calme. Ne voyant la sorcière nul part, elle en déduisit qu’elle dormait peut-être encore, et décida d’aller la réveiller. La maison n’ayant plus de secret pour elle, elle fut en un rien de temps devant la lourde porte de sa chambre qu’elle poussa avec précaution afin de ne pas faire une frayeur à son hôte. A peine ouverte, la jeune femme figea son geste en remarquant la lumière tamisée qui régnait dans la pièce. Le lit était fait et une des amples robes noires que la sorcière avait l’habitude de porter était étendue sur l’édredon. La sorcière apparut dans son champ de vision, enveloppée d’une robe de chambre, lui tournant le dos. C’était la première fois que quiconque la voyait sans un chapeau, et les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent lorsqu’elle comprit pourquoi. Alors que la sorcière passait sa main dans ses cheveux tout juste brossés, le mouvement révéla une multitude de petites gemmes logées entre les mèches. Les pierres précieuses scintillaient doucement, et on aurait pu s’arrêter sur leur beauté si seulement elles n’étaient pas fermement enfoncées dans son crâne. Il était encore temps pour la jeune femme de frapper à la porte et de faire mine qu’elle n’avait rien vu, mais alors que la sorcière défaisait le noeud autour de sa taille, sa curiosité l’emporta. La robe tomba et la jeune femme ne put retenir le glapissement de surprise qui trahit enfin sa présence. Avant même que ceux de la sorcière ne parviennent à elle, une multitude d’yeux la fixait durement, clignant frénétiquement des paupières suite à leur exposition soudaine à la lumière. Eparpillés sur le flanc gauche de la sorcière, logés entre ses côtes, se trouvaient une dizaine d’yeux jaunes tous différents les uns des autres, comme s’ils n’appartenaient à aucune paire. Certains semblaient enfoncés à l’intérieur de son corps, d’autres à demi-fermés, et la peau qui les entourait était parfois rouge ou gonflée. On aurait dit des êtres vivants à part entière, qui étaient venu parasiter son torse et se repaître de sa chaire.

La jeune femme avait porté une main à sa bouche, et contemplait avec horreur la multitude de pupille s’agiter dans tous les sens, incapable de bouger. Elle n’arrivait pas à associer ce phénomène monstrueux et la femme qu’elle avait cherché à connaître depuis des mois, mais la réalisation lui fit l’effet d’une douche froide. Elle se souvint soudainement que la sorcière était au courant de sa présence et releva vivement la tête. Plus que la foule d’yeux sur sa cage thoracique, c’est le regard de pure terreur qui habitait les iris gris de la sorcière qui lui tordit les entrailles. Elle vit ses mains trembler l’espace d’une seconde avant qu’elle ne les ferme en des poings stables. La silhouette malingre se tourna doucement pour lui faire pleinement face, et la frayeur avait laissé place à une rage presque férale. Babines retroussées, les crocs visibles, les muscles bandés, la sorcière n’avait plus que faire de sa nudité. Elle s’approchait à grand pas, de plus en plus vite, en tandem avec les battements du coeur de la jeune femme qui restait paralysée, la bouche entrouverte de stupeur. Une clameur lui parvenant de tous les côtés lui intimait de partir, les murs se pressaient pour la mettre à la porte, un instinct primitif lui implorait de s’en aller et enfin, la sorcière tout près d’elle, d’une voix qui semblait doublée de celle de son âme, cria son dernier mot.

“ DEHORS ”.

Le claquement dur de la porte en bois et de plusieurs verrous en métal ponctua son ordre, résonnant dans le crâne de l’intruse. Un silence de mort régna dans la demeure ainsi qu’en elle-même, la respiration coupée et les battements interrompus. Elle n’eut droit qu’à une seconde de répit avant que les murmures de la pierre ne reprennent de plus belle, l’oppressant de toute part pour la pousser vers la sortie. Quelques pas hors de la demeure et elle ne la voyait plus.

Plus tard, elle parcouru la forêt à plusieurs reprises, mais ni elle ni quiconque ne la retrouva jamais.

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