Chapitre 4 - Agnès

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Clémence des Deux-Fontaines se dressait près de la cheminée, sa silhouette élégante se découpant contre l'éclat des flammes dansantes ; sa voix résonnait, cristalline, entre ses lèvres roses, et ses cheveux châtains se teintaient de reflets roux.

- Les richesses d'Ombreval sont convoitées, mais c’est un pays sinistre, assurait-elle avec gravité. Le Val porte un fardeau de superstitions et de sombres légendes. La guerre qui fait rage n'est peut-être pas seulement le fruit des rivalités humaines… elle pourrait bien être le reflet de forces qui dépassent notre compréhension.

- Des légendes, dites-vous ? S'enquit Emmeline de Noirefutaies, une adolescente grassouillette au museau de souris. Quel lien ont-elles avec le conflit entre les deux comtes ?

- On dit que des esprits maudits hantent les forêts, et que des anciens rituels occultes ont été perpétrés dans l'ombre des châteaux. Artellion a bâti sa richesse sur des terres que certains considèrent comme maudites.

- Je l'ai aussi entendu dire, renchérit Blandine de Ruischamps, femme brune entre deux âges, au regard sec et aux lèvres pincées. Les rivières de l'étain d'Ombreval portent le murmure des âmes perdues, maudites par d'anciennes divinités. Une richesse teintée de malédiction…

Derrière le masque de politesse qu'elle arborait, Agnès dissimulait un mépris secret pour ces femmes qui se confondaient en ragots et en superstitions. Son regard se posa sur chacune d'entre elles avec une lucidité froide, mais elle s'astreint à conserver un sourire de façade.

La plus jeune, Elvanne de Blanchêne, s'enquit auprès d'elle avec une crédulité flagrante :

- Dame Agnès, pensez-vous que les esprits d'Ombreval pourraient nous rendre visite ici même ?

Agnès réprima un soupir intérieur, retenant une réplique cinglante.

- Dame Elvanne, les esprits ne sont guère enclins à voyager loin de leurs domaines. Préoccupons-nous plutôt des réalités qui nous entourent.

Le mépris d'Agnès pour la naïveté d'Elvanne, amplifié par ses questions ingénues, continuait de croître comme une plante vénéneuse dans les jardins de la cour. Derrière ses airs gracieux, Agnès maintenait un regard affûté sur chacun de ses mouvements, gardant à l'esprit que la sottise d'Elvanne pouvait n’être que feinte, une ruse pour masquer des desseins troubles. Elle se méfiait d'elle, comme elle se méfiait de chacune des épouses de chevaliers qu'elle était forcée d'héberger sous son toit depuis dix jours, depuis que leurs maris étaient partis à la guerre en compagnie de leur seigneur Borrian.

- Dame Agnès, vous semblez si calme face à ces récits troublants, remarqua Emmeline de Noirefutaies. N'êtes-vous pas même un peu inquiète ? Nous demeurons loin, certes, mais nos époux sont partis guerroyer sur ces terres maudites…

Les esprits qui hantent les histoires ne sauraient rivaliser avec la réalité des intrigues humaines, répondit calmement Agnès. Les hommes n'ont pas besoin de convoquer des fantômes pour avoir des raisons de s'entretuer. Laissons-nous gouverner par la sagesse et non par des fables fantaisistes.

- J’admire votre courage, dit Clémence des Deux-Fontaines. J'aimerais posséder la moitié de votre force morale, Agnès.

- Vous êtes trop aimable, ma chère, répondit la châtelaine de Cors-Barral d'une voix si mielleuse qu'elle lui laissa un goût vénéneux dans la gorge.

De toutes ses invitées, Agnès éprouvait le mépris le plus acéré pour Clémence, non seulement pour sa crédulité vis-à-vis des légendes, mais aussi parce qu'elle la soupçonnait de moeurs légères. Elle n'aimait pas la manière dont Clémence s'habillait, ses tenues trop légères suscitant l'attention grivoise des hommes. Elle était l'épouse du chevalier Roland des Deux-Fontaines, le plus âgé des bannerets de Borrian, et Agnès la soupçonnait d'adultère. Mais ses regards de désapprobation restaient dissimulés derrière un voile de courtoisie ; assumant ses devoirs de châtelaine, Agnès continuait à jouer le rôle de l'hôtesse bienveillante, laissant couver dans l'âtre son mépris secret pour ses invitées, teinté de suspicion et de jugement.

Pour son malheur, Agnès ne pouvait guère compter sur une meilleure compagnie que la leur. Depuis quelque temps, le château de Cors-Barral se vidait de ses occupants. Il y avait d'abord eu le départ de l'ost de Borrian, qui avait emmené une partie de la garnison. Borrian avait toutefois laissé une poignée d'hommes sur place, sous le commandement de Guilhelm, un vétéran compétent et discret. Agnès l'appréciait et sa présence la rassurait ; il avait malheureusement dû quitter le château lui aussi quelques jours plus tôt. Des villageois des hameaux avoisinants avaient rapporté la présence d'une bande de pillards jordhiens dans la région, ce qui n'avait pas manqué de les surprendre, car les Jordhiens étaient surtout des marins et que Cors-Barral se trouvait loin des côtes. Quoi que puisse être cette bande, Guilhelm avait réuni l'essentiel des hommes restants pour mener des patrouilles et protéger les villages qui dépendaient de Cors-Barral. Ne restaient au château que cinq lanciers seulement pour assurer la sécurité de ses occupants. Agnès ne s'en inquiétait pas outre-mesure : les murs du château constituaient en eux-mêmes la meilleure des précautions, et Cors-Barral n'avait à craindre aucune attaque. Les pillards s'en prenaient aux villages isolés, non aux édifices fortifiés ; quant à la guerre, elle faisait rage en Ombreval, très loin d'ici. Par prudence, Agnès devait toutefois renoncer pour le moment aux promenades dans les bois, ce qui n'arrangeait rien à son humeur. Elle se trouvait dès lors confinée avec les quatre bécasses, à supporter leurs bêtises et leurs cancans ; il y avait aussi les domestiques, mais Agnès, en tant que châtelaine, ne se mélangeait guère au petit personnel de maison. De toute façon, les valets avaient peur d'elle, car elle était froide et distante à leur égard.

Ses journées étaient rythmées par des conversations vides, des rires forcés, des politesses creuses ; une délicate symphonie de fausseté. La châtelaine appréciait parfois l'ironie de la situation, car derrière chaque compliment insipide se cachait une lame tranchante de jalousie. Dans ce ballet de sourires menteurs, sa guerre à elle se jouait non pas sur les champs de bataille, mais dans les recoins sombres des esprits hypocrites.

Il n'y avait qu'à la nuit tombée, dans la solitude de sa chambre, qu'Agnès laissait tomber le masque. Ses yeux s'emplissaient alors de larmes, et elle se laissait hanter par ses peurs et ses regrets. Que n'es-tu pas resté, Borrian ? Pourquoi n'es-tu pas resté ?

*

La nuit était noire et le vent portait des murmures lointains. Dans la solitude de son lit, Agnès affrontait l'insomnie, tandis que sa fenêtre entrouverte diffusait le silence de la campagne endormie. Que faisait Borrian à cette heure-ci ? Pensait-il au moins à elle ? Cette garce de princesse de Laréor, la comtesse d'Artellion, lui tournait-elle autour, lui faisait-elle miroiter des chimères pour mieux se l'attacher ?

Agnès aimait Borrian, bien que leur relation fût complexe. Un mariage arrangé par les parents, scellant une union où le malaise s'était insinué comme une ombre persistante. Ils partageaient le même lit, mais leurs étreintes étaient devenues rares, éclipsées par une distance qu'aucun d'eux n'osait franchir. Les deux âmes, liées par des vœux sacrés, semblaient égarées sur des chemins divergents. Deux enfants, fruits de cet amour compliqué, avaient trouvé le repos éternel bien avant d'ouvrir les yeux sur le monde. Les dieux semblaient détourner leur faveur de ce mariage, mais Agnès, malgré la douleur des échecs et des deuils, demeurait fidèle à ses vœux.

Une douce brise agita les rideaux et Agnès, enveloppée dans sa robe de nuit, se leva pour fermer la fenêtre entrouverte. Elle sentit à travers celle-ci la fraîcheur de la nuit caresser son visage, tandis que résonnait dehors le chant d'un oiseau de nuit.

On frappa à la porte.

- Un homme se présente à l'entrée du manoir, Madame, annonça l'un des lanciers de la garde. Il sollicite votre hospitalité.

- Au milieu de la nuit ? S'étonna Agnès. Nous ne sommes pas un relais de voyageurs.

- Il dit être chevalier, Madame.

Agnès haussa les sourcils. Cors-Barral était un fief reculé, peu propice aux visites de voyageurs de prestige. Les chevaliers de Borrian étaient tous partis avec lui - laissant leurs épouses aux soins d'Agnès. Qu'est-ce qui pouvait conduire ici un chevalier d'une autre contrée, à pareille heure ? Résolue à en avoir le coeur net, tout en restant sur ses gardes, elle s'enveloppa d'un manteau de soie bleu nuit et s'engagea à la suite du lancier dans les coursives du manoir. Elle traversa la cour intérieure, jusqu'à la poterne qui marquait l'entrée de la demeure de Cors-Barral.

L'inconnu se tenait sur le seuil, silhouette indistincte figée entre l'ombre des murs et le reflet de la lune. Les yeux d'Agnès scrutèrent le visage de l'intrus, cherchant à percer le masque d'obscurité. Lorsqu'il s'avança enfin à la lueur des torches, il dévoila un visage anguleux encadré d’une cascade de cheveux châtains. Sa peau, légèrement hâlée, reflétait une vie passée sous les cieux changeants et lui conférait un air un peu rustique, mais il semblait dégager, tant par sa posture que par des signes imperceptibles, l'assurance propre aux hommes de bonne naissance. Peut-être était-ce le reflet de ses yeux clairs, encadrés par des cils délicats, lesquels captaient la lumière ambiante avec une intensité tranquille. Sa chevelure s’agitait au gré du vent, et il tenait par la bride un cheval bai dont le cliquetis du mors résonnait dans le silence de la nuit.

- Pardonnez ma venue inopinée à cette heure indue, Madame, dit l'étranger d'un ton aimable. Je suis Sire Aric de Rivefière.

Agnès considéra le nouveau venu de ses petits yeux méfiants. L’homme ne semblait pas issu de la première noblesse et rien n’assurait qu’il soit réellement chevalier, mais il portait les éperons avec le flegme des vieux briscards, et l’harnachement de sa monture avait un certain prix ; du reste, la façon qu’il avait de s’exprimer n’était pas celle d’un homme du peuple. Malgré ses réserves, les lois de l’hospitalité engageaient Agnès à se montrer courtoise. Elle aurait toutefois préféré que cette visite impromptue se soit produite lorsque la garnison était au complet, et pas réduite à quelques gardes.

- Soyez le bienvenu, Messire, dit-elle avec une certaine distance. Puis-je savoir ce qui vous mène à Cors-Barral au beau milieu de la nuit ?

- Je viens solliciter votre aide pour une affaire importante. Je traque une bande de pillards jordhiens qui sévit dans la région.

Agnès haussa un sourcil interloqué.

- Vous traquez seul une bande de pillards, en pleine nuit ?

- Ces hommes s’en sont pris à mon fief de Rivefière. Ils ont enlevé mon jeune frère Morcar.

- J’en suis navrée pour vous, Messire. Il se trouve que j’ai eu vent de leur présence dans les environs. J’ai déjà envoyé ma garnison à leur poursuite.

A peine avait-elle dit ces mots qu’Agnès regretta ses paroles, et se mordit la lèvre ; il eut été plus prudent de ne pas révéler à un inconnu que sa garnison se trouvait réduite.

- Voilà certes une bonne chose. J’espère que vos hommes réussiront à leur mettre la main dessus. Mais les Jordhiens n'ont pas leur pareil pour faire disparaître leurs traces. Ils savent fausser leur piste et dérouter leurs poursuivants, et ils sont particulièrement doués pour refaire surface là où l'on ne les attend pas. J’ai passé un certain temps à étudier leurs combines, et j’avais bon espoir de pouvoir remonter leur piste ; mais comme vous l’avez relevé, je suis seul. Voilà pourquoi je venais solliciter de l’aide.

Agnès acquiesça d’un air compréhensif. Un silence gênant s’ensuivit ; elle allait faire remarquer à ce chevalier qu’il venait un peu tard et qu’elle ne pouvait pas faire grand chose de plus qu’attendre le retour de ses hommes, mais les convenances voudraient qu’elle lui propose le gîte et le couvert. Or, elle n’en avait pas tellement envie. De son côté, le chevalier devait penser à la même chose, et espérait probablement que l’invitation viendrait de la châtelaine, sans qu’il ait à la quémander.

Il dut finalement céder en premier.

- Le mieux, je pense, serait que j’attende que vos hommes reviennent, victorieux ou bredouilles, afin d'aviser en fonction.

Nouveau silence gêné. Agnès avait bien compris qu’il lui tendait une perche ; voyant qu’elle ne la saisissait pas, le chevalier ne se démonta pas pour autant.

- Au risque de m’imposer, Madame, je me demandais si vous pourriez m’accorder l’hospitalité en attendant qu’ils reviennent.

Elle ne pouvait décemment pas refuser. Si seulement.

- Soit, Messire. Toutefois, je ne sais combien de temps durera cette traque ; si mes hommes tardent à revenir, il faudra que vous nous quittiez avant.

- Je ne vous demande que quelques jours, Madame. Au-delà, je me débrouillerai. Et rassurez-vous, je ne vous encombrerai guère ; un box à l’écurie pour mon cheval, avec un coin de paillasse pour moi, fera amplement l’affaire.

- Allons, je ne vais pas vous faire dormir aux écuries. Je vais demander que l’on vous prépare une chambre.

Sire Aric s'inclina légèrement en signe de gratitude, et Agnès, tout en se maudissant intérieurement pour cette nouvelle complication, le guida à travers les dédales du manoir jusqu'à une chambre sobre mais convenable. Le laissant aux bons soins des domestiques, Agnès retourna à la sienne, se laissant envelopper à nouveau par l'obscurité silencieuse. Le vent soufflait toujours à l'extérieur, portant avec lui les murmures de la nuit. Dans le creux de son lit, elle se confrontait de nouveau à l'insomnie, mais cette fois-ci, son esprit était occupé par les questions troublantes que son étrange visiteur avait éveillées. Ses pensées divaguèrent alors qu’elle se laissait lentement gagner par un capricieux sommeil. Maudits soient-ils, tous. Artellion et Sistre, qui se font la guerre. Maélyne de Laréor, qui me vole mon mari. Borrian, qui s’en va combattre les fantômes de l’Ombreval dans une guerre qui n’est pas la sienne. Ces pillards jordhiens qui viennent pousser leurs rapines jusque chez nous, si loin de la mer. Et ce chevalier surgi de nulle part dont je ne sais rien et qui dort désormais sous mon toit…

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