Chapitre 5 - Borrian II

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La procession guerrière serpentait à travers les terres austères d'Ombreval, des ombres mouvantes sur un fond gris de falaises et de brouillard. Le cliquetis des armures et le battement régulier des sabots résonnaient comme une symphonie monotone. Une apathie singulière régnait dans ces vallées désertées, où s'écoulaient des rivières serpentines comme des méandres de torpeur.

Tout en guidant son cheval à travers le sentier cabossé, Borrian en venait à se demander si la morosité du paysage ne préfigurait pas le destin qui les attendait tous. Mais si la grisaille avait rapidement contaminé le moral du seigneur de Cors-Barral, ce ne semblait pas être le cas pour les bannerets de Trystan d'Artellion. A vrai dire, il régnait au sein de la colonne une atmosphère des plus sereines porté par un fort esprit de camaraderie. De jeunes chevaliers entonnaient des chants sporadiques avec un enthousiasme qui défiait le silence lugubre d'Ombreval. On y devinait l'esprit de la victoire, porté par l'idée commune de triompher face à l'adversité. En journée, les chansons évoquaient la guerre, le courage, l'audace dans la bataille ; la nuit, ces chants se muaient parfois en ritournelles paillardes. Il faut dire que les camps itinérants que dressait provisoirement l'armée sur son passage n’abritait pas que des gens de guerre ; l'armée de Trystan, comme tout grand rassemblement d'hommes, drainait tout ce que la région avait de marchands colporteurs, artisans itinérants, saltimbanques et filles de joie. Ces profiteurs venaient grossir la colonne à chaque nouvelle étape, s'accrochant aux basques des soldats artellois qu'ils servaient désormais. Chevaliers, écuyers et sergents d’armes y trouvaient leur confort ; pour les plus jeunes, la vie de l’armée en marche prenait les airs d’un voyage initiatique où l’on apprenait à devenir un homme, dans tous les sens du terme. Des amitiés se formaient sur les routes et dans les allées des camps ; boire à la même outre de vin, lutiner la même fille sous la tente, ainsi fraternisaient les gens de guerre.

Borrian ne participait guère à ce copinage. En tant que chevalier et meneur d'hommes, il avait ses entrées dans les cercles de commandement et chevauchait à l'occasion avec les principaux lieutenants du comte Trystan. Les égards s'arrêtaient là, toutefois ; la plupart des bannerets d'Artellion persistaient à le traiter comme un étranger, et s'ils ne lui témoignaient pas ouvertement leur mépris, ils affectaient superbement de l'ignorer.

La plupart d'entre eux, en tout cas.

- Pourquoi cette mine austère, Messire de Cors-Barral ? S'enquit Arnaud de Nostang, lequel guidait son destrier au côté de celui de Borrian. Vous m'avez l'air aussi détendu qu'un condamné à l'échafaud. C'est votre première campagne ?

- J'ai guerroyé pour le compte du roi Léandre, répondit Borrian.

- Oh, vous êtes donc déjà vétéran, Messire, releva Arnaud de Nostang d'un ton qui passait pour admiratif, quoiqu'empreint d'une once d'exagération qui pouvait s'apparenter à du sarcasme. Et à quelle occasion ?

- La rébellion du baron d'Ardengarde.

Borrian ne se sentait pas tellement d'humeur à bavasser. Comme il se contentait de répondre de manière laconique, n'importe qui aurait compris qu'il n'était pas nécessaire d'insister, mais Arnaud de Nostang différait en cela du commun des mortels. Ce dernier semblait déterminé à lui faire la causette.

- Ardengarde, hein ? Une bien vilaine affaire, à ce que j'en ai entendu dire ; ça n'a pas dû être de tout repos. La campagne d'Ombreval vous semblera être une promenade de santé en comparaison.

- Aucune campagne ne devrait être prise à la légère, répliqua Borrian. Et certainement pas celle qui nous occupe en ce moment. Quand les deux hommes les plus puissants de la péninsule se font face, cela n'augure rien de bon.

- C'est bien pour ça que ça va rapidement se plier, Messire de Cors-Barral. Ni Trystan, ni Évrard ne voudront épuiser leurs forces dans une longue guerre à l'issue hasardeuse. Évrard espérait capitaliser sur l'effet de surprise pour pousser ses pions en Ombreval et se saisir d'un maximum de places fortes, mais Trystan a mobilisé ses troupes en un temps record. Évrard a déjà perdu son pari. Il y a aura peut-être un ou deux accrochages pour la forme, et puis il repartira la queue entre les jambes.

- Vous êtes un optimiste, Nostang. Puissent les dieux vous donner raison.

- Ils le feront sans l'ombre d'un doute, Messire de Cors-Barral, répondit Arnaud de Nostang en se fendant d'un grand sourire. Pourquoi les choses devraient-elles mal tourner ? Après tout, dans l'affaire, nous sommes les gentils.

Drôle d'oiseau que ce Nostang. Il avait la prestance des jeunes chevaliers débordant de fougue et de vitalité, et l’intempérance qui allait avec ; jamais avare d'une plaisanterie, il adorait provoquer ses pairs, ce qui lui attirait autant d'amis que d'ennemis. Borrian l'avait classé d’emblée dans la même rangée que d’innombrables idiots insolents que comptait l’ost artellois : trop sûrs d’eux avant la bataille, ils n'avaient qu'une vision vaguement poétique de la guerre et déchanteraient rapidement lorsqu'ils feraient face à leur premier sang.

- Vous avez été pupille à Laréor, je crois, reprit Nostang en passant du coq à l’âne. Si vous y avez côtoyé Dame Maélyne, alors vous y avez aussi connu sa sœur Alcyne, celle qui a épousé ce vieux cerbère d’Évrard.

- En effet.

- Drôle de guerre qui oppose les maris de deux soeurs. Vous étiez proche d’Alcyne à l'époque ?

- Ça aurait été difficile. Déjà enfants, les deux sœurs ne s’appréciaient guère. On ne pouvait être ami avec l’une sans s’attirer l’inimitié de l’autre.

- Il faut déjà bien du courage pour rechercher l'amitié d'une femme, commenta Nostang sur un ton désinvolte. Encore que dans votre cas, Dame Maélyne paraisse vous avoir vraiment à la bonne. Ils ne sont pas nombreux, ceux qu'elle gratifie de son amitié, notre bonne comtesse.

- J'essaie d'en être digne, répondit Borrian en haussant les épaules.

- Oh, vous l'êtes assurément. Après tout vous avez pris les armes pour défendre une cause qui n'est pas la vôtre ; c'est fort noble. Et en même temps, il circule certaines rumeurs qui prétendent que votre présence dans cette armée ne doit rien à l'amitié, Messire.

- Qu'insinuez-vous par là ?

- Oh, je n'insinue rien. Mais je crois que vous devinez bien de quoi je veux parler. Quand un seigneur part en guerre sans y être forcé par un serment, mais uniquement pour satisfaire la requête d’une dame, il attend souvent davantage que de l'amitié.

- Vous me fâchez, sire de Nostang. Vous étiez avec elle lorsqu'elle est venue demander mon aide. Lorsque j'ai hésité, vous m’avez jugé. Je suis là, à présent, et vous me jugez encore.

Arnaud de Nostang esquissa un sourire. Borrian lui aurait volontiers fait sauter les dents d'un bon crochet de son poing ganté de fer. On verra si tu gardes ce sourire niais après ça.

- Allons, je vous taquine, Messire, tempéra Nostang. Au vrai, c'est à Jehan de Clairsambre que vous devriez vous en prendre ; le forban vous taille un costume sur mesure chaque fois que vous avez le dos tourné, et il vous prête de bien mauvaises intentions. Je crois qu'il n'a pas digéré votre petite correction lors du pas d'armes à Artellion.

- Et que raconte le sire de Clairsambre à mon sujet, je vous prie ?

- Précisément ce que je viens d'évoquer, Messire de Cors-Barral. Il vous attribue de très discutables intentions à l'égard de Dame Maélyne. Il dit que vous n'êtes pas franc du collier, parce que vous ne soutenez Trystan que dans l'espoir de lui piquer sa femme.

- Mais de quel droit cet imbécile se permet-il de répandre pareils mensonges ? S'insurgea Borrian, outré. C'est une calomnie extrêmement grave !

- Ah, les rumeurs ! Ces perfides muses qui chantent des chansons empoisonnées. Ne les laissez pas troubler votre esprit, Messire. Nous sommes ici pour la gloire, non pour les commérages de bas étage. Les racontars de Sire Jehan trouvent un auditoire pour autant que personne ne vous connaît, mais lorsque vous vous serez jeté à nos côtés dans la bataille, la plupart d'entre nous cessera de vous voir comme un étranger ; ces rumeurs idiotes partiront alors en fumée.

- Si vous me conseillez d'ignorer ces rumeurs, pourquoi m'en avoir informé ?

- Je voulais simplement vous dire de vous méfier de Jehan de Clairsambre. Il vous a vraiment pris en grippe, aussi, prenez garde ; il n'est pas malin, mais il a la chance d'être bien né. C'est le cousin de Trystan, après tout. Et rien n'est plus nuisible qu'un homme qui est à la fois bien né et stupide.

Laissant Borrian sur ce constat qui faisait sens, Arnaud de Nostang éperonna sa monture et galopa au-devant de la colonne. Le sire de Cors-Barral considéra un moment ce qu'il venait d'apprendre. En tant qu'étranger aux affaires artelloises, il peinait déjà à se faire bien voir de la coterie du comte ; si on commençait à le soupçonner d'inclinations coupables à l'égard de Maélyne, la chose allait s'avérer impossible. L'envie le prit d'aller trouver Clairsamble et de le confronter, mais il se fit violence pour ne pas y céder ; le couard allait nier en bloc, et une prise de bec au beau milieu de l'ost en marche ne ferait que l'exposer davantage encore à ses détracteurs. A tout prendre, la meilleure chose à faire était de suivre le conseil de Nostang : il prouverait sa vaillance et sa loyauté sur le champ de bataille, et se tiendrait le plus loin possible de ce benêt de sire de Clairsambre.

Si les stigmates de la guerre n'étaient pas encore visibles dans cette partie de l'Ombreval, ses premiers signes ne tardèrent pas à se manifester alors que l'armée approchait des premiers hameaux. Là où les sentiers prenaient forme, là où essaimaient les corps de ferme et maisons de campagne, l’on ne voyait pour l'heure nulle trace de destruction, mais les lieux de vie se trouvaient emplis de miséreux. La cité de Vemisthal, qui dominait l'est du Val, demeurait sous contrôle artellois ; y affluaient en masse des familles entières de réfugiés, hagards et effrayés, fuyant la zone des combats. La plupart venaient des hautes terres d'Orcynia, l'autre grande cité du Val, qui subissait le siège du comte de Sistre alors que des bandes de pillards à la solde d'Évrard ravageaient les hameaux environnants. Certains regardaient passer la grande armée de Trystan avec des yeux plein d'espoir, mais la plupart gardaient une mine fataliste, comme s'ils ne voyaient en la venue du suzerain légitime que le signe d’une prochaine escalade de la violence.

- On ne devrait pas être là, grommela Roland des Deux-Fontaines alors que, le soir venu, l'armée établissait le camp au bord de la rivière, autour de laquelle se déployait une formidable forêt de tentes. Cette guerre, ce n'est pas la nôtre.

Roland des Deux-Fontaines était l'un de ces petits vavasseurs qui suivait Borrian au combat ; tout comme les autres chevaliers du pays de Cors-Barral, Bérand de Blanchêne, Frédégaire de Noirefutaies et Gauthier de Ruischamps, il avait rechigné mais néanmoins accepté - par loyauté. Borrian ne savait que trop combien il leur en coûtait : il les entraînait dans une contrée lointaine, loin de leurs épouses. Au moins se consolaient-ils de les savoir en sûreté à Cors-Barral en leur absence, où elles tenaient compagnie à Agnès. Cela n’atténuait pas pour autant leur morosité. Si encore les Artellois leur témoignaient quelque reconnaissance… Las, la défiance qui entourait Borrian semblait rejaillir sur eux. Au milieu de l'armée du comte, le petit groupe de chevaliers de Cors-Barral se sentait aussi mal considéré qu’une bande de garnements pouilleux dans une école de jeunes clercs.

- La guerre ne durera pas, tempéra Borrian en reprenant à son compte l’optimisme affiché plus tôt dans la journée par Arnaud de Nostang. Nous ne serons pas absents longtemps. Les deux camps n'ont nul intérêt à se lancer dans des hostilités prolongées.

- Si nous en sommes si sûrs, était-il bien utile de requérir notre présence ? La petite poignée des chevaliers de Cors-Barral ne changeait pas grand-chose à l'équilibre des forces. Je me fais vieux, Borrian ; et je me languis de ma douce Clémence. Je devrais être auprès d'elle à la chérir tant que j'en ai encore le temps, plutôt que de me battre pour des ingrats.

- Allons, Roland, fais contre mauvaise fortune bon cœur. Le temps de votre éloignement ne fera que rendra vos retrouvailles plus enflammées. Il est parfois bon de se manquer.

Il garda par devers-lui les considérations que lui avait partagées Agnès au sujet de Clémence des Deux-Fontaines, la jeune et voluptueuse épouse du vieux Roland ; la châtelaine de Cors-Barral voyait en elle une débauchée de la pire espèce et lui prêtait des aventures dissolues dans le dos de son époux. Il était toutefois difficile de savoir si ces soupçons étaient fondés ; connaissant Agnès, elle devait baser l'essentiel de ses accusations sur la manière provocante qu’avait Clémence des Deux-Fontaines de s'habiller. Il ne lui en fallait guère davantage pour juger les gens ; Agnès n'avait jamais eu beaucoup le sens de la mesure.

Tandis que le seigneur de Cors-Barral tentait en vain de remonter le moral de son vieux compagnon d’armes, un homme aux yeux pâles revêtu de la bure des prêtres se présenta devant leur tente. En dépit de sa discrétion, Borrian ne tarda pas à identifier ce visage : c'était le prieur Eadred, haut dignitaire du culte d'Inara et demi-frère du comte Trystan.

- Messire de Cors-Barral, le comte Trystan m'envoie vous porter un message, dit-il d'un ton égal tandis que ses prunelles froides considéraient le chevalier d'un air désabusé. Il vous convie à sa tente de commandement, si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre…

Borrian et Roland échangèrent un regard circonspect. Que pouvait bien lui vouloir le comte à cette heure-ci, à la tombée de la nuit ? L'inquiétude qui luisait dans les pupilles de Roland était révélatrice : tous deux craignaient que cette surprenante invitation ne soit liée aux rumeurs malveillantes dont le seigneur de Cors-Barral était l'objet. Et si le comte Trystan prêtait à celles-ci une oreille attentive ?

- Vous venez ? Insista Eadred avec un brin d'impatience.

- Je vous suis, Messire.

Prenant congé de Roland - et par là même, de tout véritable soutien - Borrian emboîta le pas du prieur Eadred tout en ignorant dans quel panier de crabes il s'apprêtait à mettre les pieds. Agnès avait raison, je suis stupide, songea-t-il avec amertume. Quelle sottise l'avait conduit à quitter la quiétude de Cors-Barral ? Maélyne était certes une amie d'enfance, mais il y avait bien longtemps que tous deux avaient pris des voies séparées. En cédant à sa demande, il avait répondu à l'appel nostalgique de ses jeunes années, et ce faisant, il faisait du mal à Agnès, causait également du tort à ses bannerets qui le suivaient bon gré mal gré dans ses errements, et tout cela le conduisait maintenant à affronter un comte qui se croyait pousser des cornes. Qu'allait-il bien pouvoir raconter à Trystan d'Artellion pour le convaincre de sa bonne moralité ? Si l'on pouvait prouver l'existence d'un crime, il était autrement plus ardu d'en démontrer l'inexistence.

- Je m'étonne de trouver un prêtre d'Inara dans une armée en campagne, lança Borrian tandis qu'il longeait le cours de la rivière au côté d'Eadred et cheminaient parmi les tentes. Votre sacerdoce vous permet-il de prendre part à la guerre ?

- Les prêtres d'Inara ne manient point l'épée, répondit Eadred, mais une guerre ne se joue pas seulement sur le champ de bataille. Le comte d'Artellion doit pouvoir compter sur le conseil de gens instruits, tant sur les affaires du siècle que de la foi. En outre, la résolution de ce conflit passera nécessairement, à un moment ou un autre, par la voie de la diplomatie. Vous n'ignorez pas qu’Inara est la déesse de la sagesse et de la justice, et dans la plupart des querelles politiques, chacun recherche ses faveurs.

Il avait prononcé ces paroles avec une morgue qui transpirait la condescendance. De manière surprenante, Eadred ne désignait pas le comte Trystan comme étant son demi-frère ; un homme aussi fier que lui aurait pourtant pu s'enorgueillir de pareil lignage, fût-il un bâtard.

- Nos ennemis prient également la déesse, fit remarquer Borrian. Ils doivent donc se figurer qu'à ses yeux, leur cause est plus légitime que la nôtre.

- Peu importe ce que chacun se figure. Au bout du compte, c'est à la déesse seule qu'il revient de rendre son verdict.

- Vous n'avez donc pas la certitude que la déesse appuiera notre cause ?

- Bien sûr que si. Mais contrairement à un croyant ordinaire, j'ai consacré ma vie à l'étude de sa théologie et de ses arrêts. Je connais la doctrine divine, et elle est conforme au bon droit du comte Trystan.

- Le comte Évrard compte lui aussi des prêtres d'Inara dans son entourage. N'ont-ils pas étudié eux aussi la théologie ?

- Leur maîtrise de la doctrine est loin d'égaler la mienne, rétorqua Eadred avec la plus naturelle des suffisances.

Le trajet parut fort long au seigneur de Cors-Barral. Il n'écouta que d'une oreille distraite la diatribe du prieur d'Inara qui, pendant tout le chemin, évoquait l'infinie sagesse de la déesse et vilipendait les mal-sachants et les apprentis théologiens, dont l’absence de rigueur discréditait la vraie religion et contribuait à pousser le petit peuple vers les fausses divinités elfiques.

La tente de commandement du comte Trystan se dressait majestueusement au centre du camp, parée des armes de la maison d'Artellion, Griffon blanc sur champ pourpre. Les flammes des torches vacillaient dans la nuit naissante, projetant des ombres dansantes sur les parois de toile tendue. Eadred fit signe à Borrian d'entrer. Chassant ses appréhensions, le chevalier de Cors-Barral franchit le seuil. Il régnait à l'intérieur une atmosphère feutrée, chichement éclairée par quelques chandelles ; une grande table en bois brut occupait le centre de la tente, recouverte de cartes stratégiques épinglées et de parchemins déployés. Des sièges rembourrés, bien que modestes, étaient disposés autour de la table, accueillant les membres de l'état-major. Autour du comte Trystan, Borrian reconnut les chevaliers qui entouraient le plus souvent le chef de guerre : le sire Arnaud de Nostang lui adressa un regard de connivence ; auprès de lui, le grisonnant Rorgon de Fernel le toisait avec indifférence, tandis que Jehan de Clairsambre affichait une mine franchement hostile. Borrian s'inquiétait surtout de l’attitude du comte à son égard ; sur ce point, Trystan semblait dans les meilleures dispositions du monde.

- Soyez le bienvenu, Sire Borrian, déclara Trystan d'un ton affable. Joignez-vous à nous, voulez-vous ? Nous devisons stratégie, et il me plairait d'avoir votre avis.

Cette entrée en matière laissa Borrian quelque peu déconcerté. Il s'était figuré un tout autre accueil, et ne savait trop comment il convenait de réagir à l'invitation qu'on lui faisait.

- Vous me prêtez plus d’importance que je n’en mérite, se défendit Borrian. Je ne suis pas sûr que…

- Trêve de fausse modestie, mon ami. Maélyne parle de vous en termes élogieux, et mon camarade Arnaud de Nostang m’a confié que vous étiez un vétéran d’Ardengarde. Allons ! Prenez un siège, et rejoignez-nous.

Ne pouvant guère se défiler, Borrian remercia le comte et prit place à table, s’arrogeant un fauteuil vide à côté d’Arnaud de Nostang. Le prieur Eadred, resté silencieux depuis leur entrée, s’installa également à côté de lui dans un silence religieux. Il fallut plusieurs secondes avant que Borrian réalise que sa place le mettait en face du sire de Clairsambre, lequel affectait superbement de l'ignorer.

- Nos éclaireurs rapportent que l’ennemi se prépare à notre arrivée, déclara Trystan. Une armée met le siège sous les murs d'Orcynia, et il semble que cet ost soit dirigé par le comte Évrard lui-même. D'après le dernier rapport, les assiégeants sont en train d'édifier des fortifications pour assurer la défense de leurs camps de siège.

- Ce qui signifie qu'Évrard n'a pas l'intention d'abandonner le siège et qu'il pense pouvoir affronter nos troupes devant les murs d'Orcynia, grommela Rorgon de Fernel.

- A l'évidence, renchérit Jehan de Clairsambre. Ce scélérat est prodigieusement présomptueux.

- Je doute fort qu'il ait le temps d'édifier des défenses conséquentes, releva Arnaud de Nostang. Entre la garnison d'Orcynia et nos forces, son armée sera comme entre l'arbre et l'écorce. Voilà qui épargnera à nos deux armées de longues semaines à se tourner autour ; Évrard est en train de se claquemurer dans son propre piège.

- Ne soyez pas naïf, Nostang, répondit Rorgon. Évrard de Sistre est peut-être un enfoiré de première, mais ce n'est pas un imbécile. Il peut assurer sa position sans recourir à de trop grands travaux ; la région autour d’Orcynia est à l’image du Val, le terrain est accidenté, peu de routes sont pratiquables pour de grandes manœuvres. Le temps que notre armée parvienne à Orcynia lui suffira pour cadenasser les principales voies d’accès. Dès lors, l’avantage du nombre ne comptera plus guère ; avec la maîtrise du terrain, il pourra maintenir le siège tout en subissant le nôtre.

- Je rejoins l’avis de Rorgon, intervint le comte Trystan. Nous pensions que l’unique atout d’Évrard reposait sur la rapidité d’action, et que notre prompte réaction lui ferait échec ; il semble hélas que l’ennemi se soit fait le maître des horloges. Voilà des jours que ses fourrageurs pillent allègrement la région d'Orcynia ; le butin prélevé et le ravitaillement lui assurent de pouvoir mener un long siège.

- Et quand bien même ? Rétorqua Arnaud de Nostang. Évrard sera retranché derrière ses propres murs dont il ne pourra plus sortir. Si grandes soient ses réserves, elles ne sont pas infinies. Nos propres voies de ravitaillement seront ouvertes ; nous ne sommes pas plus tenus par le temps qu’il ne l’est, au contraire !

Resté silencieux depuis le début de la conversation, Borrian décida d’intervenir :

- En fortifiant ses positions, l’ennemi limite la zone de terrain qu’il lui faut défendre. De notre côté, si nous voulons assiéger les assiégeants, la zone à contrôler est beaucoup plus large.

- Précisément, grogna Rorgon en hochant la tête. Tenir le siège nous coûtera infiniment plus cher, et demandera un effort plus important à tous les vassaux. Évrard espère sans doute éroder notre patience et notre cohésion.

- Il pourrait même obtenir la reddition de la garnison d'Orcynia, ajouta le prieur Eadred. Ce qui renforcerait considérablement sa position tout en sapant le moral de nos troupes.

- C'est vrai, approuva Trystan, et ce n'est hélas pas la seule donnée à prendre en compte. L'armée de siège commandée par le comte Évrard ne représente pas la totalité de ses forces. L'ennemi a scindé ses troupes ; une seconde armée a été signalée aux abords de la frontière avec Sistre. Nous ignorons qui la dirige, mais tout donne à croire qu’elle soit conduite par Maynard de Sistre, le fils héritier d’Évrard.

- Cette deuxième armée nous assure qu’il ne sera pas si simple d’assiéger Évrard, conclut Borrian.

Un silence pesant suivi ces paroles. Chacun mesurait la difficulté de la situation. Tout vétéran qu’il fut, Borrian n’avait jamais eu de rôle stratégique dans un conseil de guerre, mais il savait que toute bonne tactique militaire reposait sur la maîtrise du terrain et la gestion de l’espace. Il était clair qu’Évrard de Sistre ne laisserait rien au hasard, et que cette campagne ne serait pas aussi simple qu’elle semblait l’être au départ.

Finalement, Trystan rompit le silence :

- Messieurs, je propose que nous poursuivions cette discussion dans un cadre plus détendu. Pourquoi ne pas partager un bain chaud pendant que nous continuons à élaborer nos plans ?

Alors que Borrian haussait un sourcil interloqué, l'étonnante proposition de Trystan suscita une approbation unanime autour de la table. Le seigneur de Cors-Barral n’était pas certain d’avoir bien compris, mais quelques instants plus tard, un groupe de valets en livrée artelloise portait dans la tente une imposante baignoire en bois, assez grande pour accueillir plusieurs personnes à la fois. La table du conseil fut retirée pour gagner de l’espace, et la baignoire disposée au centre de la tente. Tandis que les valets se chargeaient à présent de la remplir en y déversant des seaux entiers d’une eau fumante, diffusant sous la tente d’épaisses volutes blanchâtres, le comte sembla remarquer l’étonnement de Borrian.

- La chaleur du bain délasse le corps et l’esprit et favorise la circulation du sang, sire Borrian. Elle aide notre réflexion et facilite en même temps la circulation des idées. Nous le pratiquons souvent à Artellion, mais il est vrai que cela ne se fait pas beaucoup par chez vous.

- Nous prenons aussi des bains dans les contrées royales, répondit Borrian, un peu vexé que l’on remette en cause son sens de l’hygiène.

- Bien entendu, bien entendu ! Là n’est pas la question ; mais la coutume dont je vous parle consiste à ce que nous partagions un bain tous ensemble afin de mieux deviser.

Borrian ne put retenir un froncement de sourcils. Au vrai, il était certain d'avoir compris de travers ; il était inconcevable que les chevaliers présents en ce moment-même sous cette tente viennent à se dessaper pour aller patauger dans le même bain, avec le cul à l'air par-dessus le marché. Pourtant, alors qu'il se faisait cette réflexion, deux pages vinrent se placer derrière le comte et entreprirent de délacer son pourpoint tandis que l'intéressé étirait les bras. Tournant les yeux, Borrian réalisa que Rorgon de Fernel avait également commencé à se ôter ses vêtements et exhibait déjà une bedaine d'un blanc laiteux hérissée de poils gris et drus tout en s'affairant à desserrer son ceinturon. Les autres ne faisaient pas plus de manière : Arnaud de Nostang baissa sans façon ses chausses, d'un mouvement si franc que ses attributs virils semblèrent bondir hors du vêtement ; sa verge, en s’agitant de gauche à droite et de droite à gauche, semblait s'adonner à une danse obscène qui rendait la scène totalement incongrue, mais le jeune chevalier se mouvait avec l’indifférence et l’assurance qu’autorisait un physique plutôt avantageux. Jeune et vigoureux, il était bien fait de sa personne et cultivait un corps taillé pour la guerre. Le sire de Clairsambre était pour sa part plutôt quelconque et sa carrure plutôt maigrichonne lui donnait l'air gringalet, nonobstant les prémices d’un ventre un peu rond qui trahissait ses penchants pour les plaisirs de la table ; toutefois, il extirpa de son vêtement une queue d’une taille respectable, ce qui déçut quelque peu Borrian - son animosité à son égard se serait satisfaite de lui découvrir un chibre de petite taille. De manière surprenante, le prieur Eadred, une fois débarrassé de son ample bure de prêtre, révélait une silhouette athlétique, presque martiale, et entre ses cuisses rigoureusement fermes pendait une queue massive agrémentée d'une énorme paire de testicules. Nu à son tour, Trystan apparut lui aussi dans toute sa superbe, et à la vue de ses abdominaux saillants, de ses biceps bien dessinés et de ses jambes musclées de cavalier, Borrian ne put s'empêcher de songer, non sans en éprouver un certain trouble, à l'idée que cet homme-là, ce corps-là, partageait la couche de Maélyne de Laréor. La vision de son sexe long et robuste - sans être aussi démesuré que celui d'Eadred - donnait à Borrian le sentiment incongru d'entrevoir une part de l'intimité de son amie d'enfance, comme s'il épiait sa chambre à coucher.

- Vous comptez vous baigner habillé, Messire de Cors-Barral ? Grogna le sire de Fernel en le toisant les coudes sur les hanches, droit comme un i avec sa panse dodue et son vieux chibre flasque qui pendouillait entre ses jambes.

Sous les regards interrogateurs de cinq hommes nus, Borrian s'empressa de se dévêtir avec une gaucherie qui trahissait toute l'étendue de sa gêne. Ils l'observèrent en silence ôter un à un ses vêtements, et Borrian, malgré son empressement, eut le sentiment d’y passer un temps considérable. Lorsqu'il se débarrassa de ses chausses et se trouva à son tour entièrement nu, un bref regard jeté à sa propre virilité lui fit prendre cruellement conscience de son ridicule. Sa répugnance à prendre part à la baignade ne tenait pas uniquement à son sens de la pudeur ; si la nature l'avait doté d'un physique avenant, elle ne s'était pas montrée généreuse au niveau de l'entrejambe. Son sexe de petite taille, recroquevillé par le froid et la honte, se dissimulait à moitié dans la touffe de poils qui ornait son entrejambe. Sur ce point, la comparaison avec l'anatomie des hommes qui lui faisaient face était sans appel : même Jehan de Clairsambre, ce fieffé menteur imbécile, se révélait bien plus membré qu’il ne l'était. Celui-ci arborait d'ailleurs un sourire narquois des plus éloquents.

Ils se glissèrent les uns après les autres dans l'eau chaude, et si Borrian ne pouvait nier apprécier le confort revigorant d'un bain après une journée de chevauchée, la proximité immédiate d'hommes nus qui partageaient la même baignoire le laissait toujours aussi mal à l'aise. Celle-ci était grande, mais ils étaient nombreux ; il pouvait presque toucher du coude Arnaud de Nostang à sa gauche et Rorgon de Fernel à sa droite, et il évitait soigneusement de croiser le regard du prieur Eadred en face de lui. Sur les cinq hommes nus qui occupaient la baignoire avec lui, le prêtre était celui qui le mettait mal à l'aise ; sa virilité démesurée avait quelque chose d'animal et d'obscène, a fortiori chez un homme qui consacrait sa vie à la sainteté de la foi.

- Il me semble qu'avant de songer à lever le siège d'Orcynia, nous devrions traquer l'armée de Maynard de Sistre, avança Jehan de Clairsambre. Tant que nous n'aurons pas anéanti celle-ci, sa menace planera sur nos têtes, car elle pourra fondre sur nos arrières et nous serions à notre tour encerclés par deux armées ennemies.

- Maynard risque de décliner le combat et nous contraindre à le poursuivre pendant des semaines, répondit Arnaud de Nostang. Pendant ce temps, Évrard poursuivra le siège.

- Nous devons faire comme lui, intervint Borrian. Comme l'ennemi, nous devons répartir nos efforts et diviser nos forces.

Jehan de Clairsambre posa sur Borrian un regard soupçonneux.

- Vous préconisez d'affaiblir nos forces et de les rendre vulnérables aux manœuvres ennemies, Messire de Cors-Barral. Est-ce bien là votre conseil ?

- Nous ne pouvons pas laisser le comte Évrard agir à sa guise devant Orcynia, pas plus que nous ne pouvons laisser son fils Maynard sillonner la région et la dévaster. Nous devons affronter l'un et l'autre.

- Et prendre le risque d'être vaincus par l’un et par l’autre. C'est à se demander dans quel camp vous êtes, Messire. Mais après tout, vous n’êtes pas Artellois.

Borrian fronça les sourcils. Comme il s’apprêtait à répliquer sur un ton bien moins cordial, le comte Trystan intervint :

- Allons, Jehan, modérez vos propos, cher cousin. Ma tendre Maélyne affirme que Sire Borrian est un preux. Vous ne remettriez pas en cause la parole de mon épouse ?

- Non, non, bien sûr, s'empressa de répondre Jehan de Clairsambre avec un embarras visible.

- C'est une bonne chose, car je ne saurai le tolérer.

Le comte avait prononcé ces paroles d’un ton très calme. Chacun avait toutefois saisi le sens du propos, et le reproche voilé qu'il adressait à son cousin. Jehan de Clairsambre déglutit, et une veine de colère lui palpita brièvement à la tempe. Satisfait de voir son principal détracteur essuyer une rebuffade, Borrian se détendit.

Le regard de Trystan vint alors se fixer sur lui, et se fit inquisiteur. Le comte reprit alors :

- Tout comme je ne saurai accepter la moindre attitude déplacée à l’égard de Maélyne, venant de qui que ce soit. Soyons francs l’un envers l’autre, sire Borrian. Vous avez vécu vos plus jeunes années aux côtés de ma Dame. Je ne vais pas vous demander si, à l’âge où vous frappe la fougue de l'adolescence, vous avez pu éprouver quelque inclination à son égard ; je ne suis pas de ces idiots qui se figurent qu’ils sont les seuls à être sensibles au charme de leur épouse. Mais vous êtes dans mon armée aujourd'hui, sire Borrian, et je vous ai convié à mon conseil ; j'attends en retour une loyauté pleine et entière et une honnêteté sans voile ni pudeur. Aussi, je vous invite à me répondre en toute franchise : est-ce dans le but de plaire à Maélyne que vous avez rejoint ma guerre ?

On y était. Cette invitation à rejoindre le cercle restreint des hommes du comte n'était-elle qu'un prétexte pour lui tirer les vers du nez ? Las d'essuyer d'injustes soupçons, Borrian fut tenté d'envoyer paître toute la noble compagnie ; mais puisque l'occasion lui était donnée de s'exprimer sur le sujet, il tenait à laver son honneur une fois pour toutes.

- Seigneur comte, je suis venu parce qu’elle m’a elle-même prié de le faire. Messire de Nostang, ici présent, peut témoigner que c'est de sa seule initiative que votre épouse est venue me trouver.

- Je ne vous demande pas de me rappeler des faits que je connais. Ce que je veux savoir, c’est ce qui vous a motivé à accepter.

- Le sens du devoir, au nom de l'amitié qui me lie à votre Dame, Seigneur comte.

- L'amitié, persifla Jehan de Clairsambre d'un ton railleur. L'amitié n'existe pas entre un homme et une femme ; l'homme est toujours intéressé par l'espoir d'une récompense…

- Suffit, mon cousin, répliqua le comte.

- Sire Jehan a raison, intervint le prieur Eadred. Tous les textes sacrés le disent. Les liens qui unissent les hommes et les femmes n'ont rien de commun avec ceux qui unissent les hommes. La femme est une tentation ; même lorsqu'elle n'est pas elle-même guidée par une intention coupable, ses charmes poussent les hommes à commettre le vice.

- Laissons de côté la théologie pour ce soir, Eadred, répondit Trystan avec lassitude.

- Je ne suis pas en train d'ergoter, insista le prieur. Sire Borrian invoque le prétexte de l'amitié, or ce prétexte n'est pas valide entre un homme et une femme.

- M'a-t-on convoqué pour faire mon procès ? S'indigna Borrian en foudroyant le prieur du regard. Vous m'avez posé une question, je vous ai donné une réponse. Il faudra vous en contenter.

- Vous dissimulez vos desseins, et vous voudriez être digne de notre confiance ? Avouez, Messire. Si Dame Maélyne n'était pas liée au comte Trystan, n'aspireriez-vous pas à la faire vôtre ?

- J'ai moi-même prononcé des vœux, Messire. Je suis marié. Vos soupçons sont une insulte à l'union sacrée que j'ai conclue avec mon épouse.

- Vous ne seriez pas le premier à rompre votre union sacrée pour en souiller une autre, répliqua le prieur.

- Il suffit ! s'exclama le comte Trystan. Cet échange ne va nulle part. Il est inutile de pousser plus avant la question.

- Sur ce point, je vous rejoins, affirma Borrian sur un ton exaspéré. Il me semble, Seigneur comte, que je ne suis pas à ma place ici sous votre tente. Je remplirai mon rôle sur le champ de bataille, car telle est la promesse que j'ai faite à Dame Maélyne ; mais je ne prendrai plus part à votre conseil, car je ne puis tolérer plus longtemps vos suspicions.

Le comte Trystan semblait peiné par le tour qu’avait pris la discussion, mais ne tenta pas réellement d’arrondir les angles. Tout au plus émit-il quelques regrets de façade :

- Je regrette qu’il en soit ainsi, Messire Borrian. Vous pouvez vous retirer. Si vous souhaitiez rentrer à Cors-Barral avec les vôtres, je le comprendrai.

- Comme je l’ai promis à votre épouse, je resterai combattre, répondit Borrian tout en se levant pour sortir de la baignoire. Vous pourrez compter sur mon épée.

- Voilà une bien courte épée, persifla Jehan de Clairsambre en jetant un regard railleur sur l'entrejambe ruisselante d'eau du seigneur de Cors-Barral.

Malgré l'air réprobateur du comte, le trait d'esprit déclencha une hilarité unanime chez Arnaud de Nostang, Rorgon de Fernel et le prieur Eadred. Le visage empourpré de honte, Borrian s'extirpa de la baignoire. Tout nu, dégoulinant de l'eau du bain, il s'empressa de ramasser ses vêtements sous les rires francs et moqueurs qui attentaient à sa fierté autant qu'à sa pudeur. Il se rhabilla sans même prendre la peine de s'essuyer, si bien que lorsqu'il quitta la tente, la fraîcheur de la nuit ne tarda pas à le faire grelotter dans ses habits mouillés.

L'esprit embrumé par la colère, il rumina de longues heures durant l'humiliation cuisante qu'il avait subie et les accusations portées contre lui. Lorsqu’il finit par trouver tardivement le sommeil, des songes cruels convoquèrent à nouveau ses tourmenteurs. Aux visages hilares du cercle restreint du comte s'ajouta celui de Maélyne, qui le prenait de haut en le toisant avec dédain. “Si j'avais su que tu serais si facile à convaincre ! Te figurais-tu que cela pourrait m’impressionner ? Regarde-toi, et regarde-moi… tu n'es pas à la hauteur. Même ta laideronne de femme ne couche plus avec toi.”

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