Chapitre 8 - Maélyne II
Un mois plus tard
« Je te reviendrai très vite, tu verras. D'ici un mois, tout au plus, nous en aurons terminé de cette guerre absurde, je te le promets », lui avait dit Trystan, les yeux dans les yeux, le jour du départ de l'ost. Maélyne avait esquissé un sourire en hochant la tête. Son mari n'était pas homme à parler à la légère et faisait rarement des promesses qu'il ne savait tenir, mais elle n'était pas dupe. Elle s'était bien gardée de le lui faire remarquer, car elle savait qu'il ferait de son mieux ; il avait démontré, par le passé, que peu d'hommes savaient affronter l'adversité avec autant de hargne que lui.
Le départ du comte avait vidé Artellion de la majeure partie de sa garnison, plongeant le château dans un état de somnolence anxiogène. Les jours défilaient, mornes et monotones, et chaque matin, la comtesse contemplait, depuis son balcon, la campagne qui s'étendait en contrebas de la falaise, avec ses vallons et rivières, ses forêts, et tous ses villages disséminés jusqu’à l’horizon. Avec, à chaque fois, la même pensée alarmante : et si Trystan ne rentrait pas victorieux ? La guerre se déroulait certes dans l’Ombreval, mais elle éprouvait la sourde appréhension qu’Évrard puisse étendre sa soif de conquête à ces campagnes qu’elle affectionnait tant depuis qu’elle vivait avec Trystan. Si son homme ne l’emportait point, qui empêcherait les armées d’Évrard de déferler sur ce paysage paisible et le passer en coupe réglée, incendiant les maisons et les champs, répandant partout la mort et la désolation ?
Pour tromper la peur et l'ennui, elle se réfugiait dans le souvenir des jours heureux qu'elle avait vécus en ces murs, avant que ne survienne la guerre. Lorsqu’elle avait épousé Trystan, nul n’avait sollicité son avis quant à ce mariage ; elle avait simplement accompli la volonté de son père. Artellion était la province la plus riche de la péninsule, et roi Léandre voulait s’assurer la loyauté de son plus puissant vassal. Mais, la providence s’en mêlant, cette union arrangée avait vu s’accorder à merveille les deux époux qui partageaient les mêmes idéaux. Trystan d’Artellion était un homme vertueux, profondément attaché au sens du devoir et de la justice. Son titre comtal était pour lui un devoir avant d'être un privilège, et il se souciait du sort de tous ses gens, y compris les plus humbles - quitte à froisser quelques-uns de ses bannerets et même les membres du clergé. Fidèle à l’édit de tolérance du roi Léandre, Trystan assurait sur ses terres la protection des prêcheurs elfiques qui professaient leur nouvelle religion auprès du peuple ; il était tourné vers l’avenir, et différait en cela de tous ces hommes de pouvoir qui n’aspiraient qu’à conserver leurs privilèges passés. Maélyne était tombée franchement amoureuse de lui. La seule chose qui manquait encore à leur bonheur était un enfant. Ils essayaient depuis un an, mais ne s'en s'inquiétaient pas outre-mesure, persuadés qu'ils étaient d'avoir tout le temps nécessaire.
Du moins jusqu'à ce que survienne la guerre.
Je devrais te haïr pour tout cela, Alcyne, songeait-elle parfois.
Pourtant, Maélyne ne pouvait pas passer ses journées à se morfondre. Ses devoirs de comtesse la contraignaient à assumer une partie des responsabilités de son époux pendant son absence. Les hommes d'épée étaient certes partis à la guerre, mais la vie suivait son cours à Artellion. Il fallait tenir les fastidieuses séances de doléances du peuple ; plusieurs fois par semaine, Maélyne recevait des gens de tous horizons, paysans et bourgeois, qui venaient au château se plaindre de la rudesse du quotidien. Siégeant du haut d’une cathèdre, Maélyne, affrontait les réalités brutales de la gestion du domaine. Elle s'efforçait de montrer un visage affable, contrairement à Symphorien de Clay. Celui-ci siégeait auprès d'elle, et sa mâchoire carrée et ses favoris gris dégageaient une aura d'austérité sévère ; Trystan avait confié à ce vieux briscard la charge de gouverner le château en son absence et, outre le commandement de la garnison, Clay participait avec Maélyne à la gestion du domaine. Face à l'assemblée des solliciteurs, la présence de Clay contrastait quelque peu avec la bienveillance que la comtesse aurait souhaité manifester auprès de son peuple en ces temps pénibles.
— Nous ne nous en sortons pas, Comtesse, faisait valoir le prévôt de la guilde des tisserands. Les restrictions imposées depuis le début de la guerre nous font beaucoup de tort.
— Expliquez-moi, dit Maélyne. A quelles difficultés faites-vous face ? Je suis certaine que nous trouverons une solution.
— Vous avez interdit tout commerce avec Sistre, or nombre d’entre nous achetaient le chanvre et le lin auprès de leurs guildes. Le prix des matières premières flambe de jour en jour. Ne pourriez-vous pas envisager une revoir ces mesures ?
— Je comprends vos inquiétudes, répondit Maélyne avant de se tourner vers le gouverneur. Symphorien, les temps sont durs. Peut-être pourrions-nous envisager des ajustements pour soutenir notre économie locale?
Le gouverneur croisa les bras.
— Les restrictions sont nécessaires pour protéger nos intérêts. Sacrifier la sécurité pour le profit à court terme serait une erreur. Plus vite s'achèvera la guerre et plus vite le commerce pourra reprendre ses droits. Et pour que cette guerre s'achève au plus vite, nous avons tout intérêt à ne pas contribuer à enrichir les marchands de Sistre.
— Ce ne sont pas aux marchands de Sistre que nous faisons la guerre, Symphorien.
— Mais ce sont les impôts qu'ils paient au comte Évrard qui alimentent ses forces.
Comme d'habitude, Clay n'allait jamais dans son sens et avait réponse à tout. Ses réponses étaient toujours tranchantes et n'ouvraient jamais la moindre voie au compromis. Certes, ses justifications n'étaient pas dénuées de bon sens ; mais ce n'était pas lui qui subissait la colère du peuple dont il rejetait une à une les doléances. En tant que comtesse, Maélyne assumait seule le poids des difficultés qu'elle imposait à ses gens.
— Tout de même, nous devrions veiller à ce que l'effort que nous demandons à nos guildes soit supportable.
— Nous ne pouvons nous permettre de faire des demi-mesures, comtesse. Votre mari se bat courageusement sur le champ de bataille. Il a besoin du soutien de tous. Celui de nos guildes. Et le vôtre également.
Maélyne réprima une grimace de contrariété. Elle goûtait fort peu que l'intendant se permette de remettre en cause sa loyauté à Trystan. Elle encaissa pourtant la remarque sans formuler aucune plainte ; il serait malavisé que la comtesse et le gouverneur en viennent à se chamailler en public.
D'autres quémandeurs se présentèrent à la suite du prévôt. De nouveaux visages, de tous horizons et de tous métiers, des artisans pour la plupart, qui tous partageaient des préoccupations et des frustrations similaires. Un forgeron s'inquiétait de la rareté du minerai ; des propriétaires d'échoppes craignaient de devoir fermer, clamant que sans leur travail, eux et leurs familles étaient perdus. A chaque fois, Clay se contenta d'invoquer l'espoir que les choses se régleraient d'elles-mêmes, que la guerre prendrait fin et que tout redeviendrait normal.
Maélyne aurait aimé y croire.
*
La comtesse veillait au coin du feu, confortablement installée dans un fauteuil capitonné, ses doigts jouant distraitement avec une aiguille de broderie. La pièce, baignée dans la lueur vacillante de l’âtre, semblait aussi somnolente qu’elle. Mathilde de Clairsambre, quant à elle, paraissait plus agitée ; la cousine de Trystan s’ennuyait ostensiblement dans l’autre fauteuil, balançant doucement un pied chaussé de satin, ses doigts tambourinant sur l’accoudoir.
— Voilà des semaines que je n’ai pas eu la moindre lettre de Jehan, déclara Mathilde, rompant le silence avec un soupir dramatique. Il avait promis de m’écrire.
Maélyne ne leva même pas les yeux de son ouvrage, se contentant de répondre d’une voix douce mais distante :
— Les campagnes militaires sont rarement propices à la correspondance régulière. Votre frère est probablement occupé à des tâches importantes.
La réponse de Maélyne était plus diplomate que sincère, car la comtesse doutait fort qu’un benêt comme Jehan puisse se montrer bien utile dans l’organisation d’une campagne. Il serait plus occupé à boire du vin et fréquenter des filles de camp, songea-elle. Pour autant, sa réponse ne semblait pas satisfaire Mathilde, qui secouait la tête avec exaspération, ses boucles blondes dansant autour de son visage.
— Oui, oui, mais tout de même ! Il pourrait trouver un moment. Et je parie que ce n’est pas si terrible là-bas. Vous savez, les hommes aiment exagérer leurs exploits.
Maélyne esquissa un sourire imperceptible mais ne répondit pas. Mathilde, frustrée par ce manque de réaction, poursuivit en changeant de sujet.
— Je ne comprends pas comment vous faites pour rester là à… à coudre, ou broder, ou… enfin, faire ça, alors que le temps s’étire comme un vieux parchemin.
— Nous n’avons pas beaucoup le choix, Mathilde. Il faut vous occuper l’esprit. Pourquoi n’allez-vous pas écouter Arambert ? Il distrait la cour dans la grande salle ce soir. Il paraît qu’il a de nouvelles histoires à raconter.
Mathilde fit une grimace théâtrale, secouant la tête comme une enfant contrariante.
— Arambert ? Oh non, merci. Ce vieux fou me donne la chair de poule ! Avec sa voix grave et son air mystérieux… Il est toujours là, à marmonner ses récits comme si le destin du monde dépendait de ses mots. Ça m’agace. Et puis, ses histoires ! Toujours si sombres, si terribles.
— Il faut lui reconnaître un certain talent pour les rendre vivantes.
— Je ne vois pas l’intérêt de nous donner matière à faire des cauchemars, alors que les temps que nous vivons sont déjà suffisamment sombres. Celle qu’il a racontée sur les pillards de la mer me hante encore.
— Celle sur les Jordhiens ? Ce ne sont que des histoires.
— Ce qu’il raconte à leur sujet n’a rien d’une fiction, Maélyne. Ce peuple de pillards et de sauvages qui écume les côtes…
— Plaise aux dieux, Artellion n’est pas sur la côte. Et puis, les Jordhiens ne sont pas les sauvages que l’on se plaît tant à décrire ; ce sont d’excellents navigateurs, et aussi des marchands.
Mathilde fronça les sourcils, visiblement peu convaincue.
— Des marchands ? Arambert dit qu’ils adorent une sorte de déesse monstrueuse, une chose affreuse qui mange les naufragés. Rien de très civilisé là-dedans. Et ils attaquent les villages côtiers, tuent les hommes, enlèvent les femmes et les enfants. Ils les emportent dans leurs grands bateaux, sans doute pour les transformer en esclaves, ou… ou pire. Dans certaines contrées, on les appelle… attendez… Ah oui, des orques.
Elle accentua le dernier mot avec une petite moue satisfaite, comme si elle venait de révéler une vérité capitale. Maélyne, impassible, répondit après un instant.
— Les récits de bardes sont souvent enjolivés pour impressionner. Peut-être que tout n’est pas à prendre au pied de la lettre.
Mathilde croisa les bras, l’air vexé.
— Je suis sûre que cette fois, il disait vrai. Ces Jordhiens, ou orques, peu importe comment on les appelle, ce sont des bêtes. Pas des hommes.
La comtesse posa délicatement sa broderie sur ses genoux et fixa Mathilde d’un regard atone. Elle était lasse et n’avait déjà qu’une hâte : celle de retrouver son lit.
— Peut-être jugerions-nous différemment si nous étions nées près de la mer, dit-elle avec sagesse.
Mathilde haussa finalement les épaules et détourna le regard vers le feu.
— Peu importe, je suppose, marmonna-t-elle. Mais franchement, je ne sais pas comment vous faites pour rester si calme. Moi, entre cet ennui et l’inquiétude pour Jehan, je crois que je vais devenir folle.
Maélyne ne répondit pas. Elle se contenta de reprendre son ouvrage, ses doigts retrouvant leur rythme précis, alors que la lumière du feu projetait son ombre sur les murs comme celle d’une figure mystérieuse.
Le salon baigna un moment dans un silence oppressant, avant que l’on ne frappe à la porte. Les deux femmes tournèrent la tête vers l'entrée, où se tenait un valet en livrée sombre, sa silhouette éclairée par les torches du couloir.
— Madame la comtesse, dit-il en s’inclinant, son ton précipité trahissant une certaine nervosité, un cavalier vient d’arriver et sollicite une audience.
— Une audience, à cette heure-ci ? Qui est-ce ?
— Borrian de Cors-Barral, Madame la comtesse.
Maélyne suspendit son mouvement, son aiguille arrêtée en plein geste. Ses doigts serrèrent imperceptiblement le tissu de sa broderie tandis qu’elle levait lentement des yeux incrédules vers le valet.
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