Chapitre 13 - Maélyne IV
Ils avaient voyagé sous la lune à travers les faubourgs qui fleurissaient en contrebas des falaises du château comtal, et traversé des bourgades endormies. Aux premières lueurs de l'aube, comme les voyageurs se multipliaient sur la grand-route, Borrian avait décidé de les faire bifurquer sur un sentier. Maélyne aurait préféré qu'ils poursuivent leur trajectoire initiale ; il y avait quelque chose de rassurant dans l'agitation des charrettes et des chevaux de trait, le ballet des artisans et colporteurs poussant leur marchandise sur la voie encombrée et le vacarme de la presse populeuse ; tous ces gens vaquaient à leurs occupations et soucis du quotidien, comme si rien ne se passait d'anormal, hormis les rumeurs lointaines de la guerre. Mais Borrian craignait qu'on se lance à leur poursuite, et même dans cette foule, ils n'auraient pas été difficiles à repérer ; la robe de bure que portait Maélyne lui donnait certes l'air d'une religieuse, mais une religieuse se tenait rarement à dos de cheval, cramponnée aux flancs du cavalier.
A présent, le chemin serpentait devant eux, bordé de champs de blé doré et de prairies verdoyantes, sous un ciel d'un bleu profond, marqué de quelques nuages blancs éparpillés. On n'entendait plus que le chant des oiseaux et les murmures des animaux de ferme. Ce paysage idyllique laissait Maélyne de marbre ; les soubresauts de leur monture sur le sentier inégal lui provoquaient des douleurs lancinantes dans les reins, et elle avait les fesses à vif. Loin de s'en plaindre à Borrian, elle préférait endurer cet inconfort en silence, tandis que ses pensées la ramenaient invariablement vers Trystan et le déroulement tragique des derniers événements. Trystan… Ce pouvait-il qu’elle ne le revoie jamais ? Cet homme qu’elle n’avait jamais rencontré avant le jour de leur mariage, elle l’avait aimé dès le premier jour, d’un amour si vif et si rapide qui les avait frappés par surprise. La perfection de leur union avait été une chance, une coïncidence hautement improbable, et à présent que le destin la séparait de son mari, Maélyne se demandait si tout cela ne résultait pas d’une cruelle farce des dieux.
Alors qu’elle fuyait sa propre demeure, la comtesse d'Artellion éprouvait le sentiment incongru d'être une fugitive sur ses terres, sans véritablement savoir qui elle fuyait et pour quelle raison elle le faisait. Elle n'imaginait pas que Symphorien de Clay et les autres hommes qui assuraient sa protection au château puissent lui vouloir le moindre mal, mais ils ignoraient que l'armée de Trystan était vaincue et que le pays artellois subirait sous peu le joug du comte de Sistre. S'ils l'apprenaient, comment s'assurer qu'ils resteraient loyaux à l'épouse de leur seigneur, alors qu’ils auraient tant à gagner à la livrer à l'ennemi ? Borrian avait raison, elle ne pouvait pas courir le risque. Et si par miracle Trystan s'en était sorti, s'il restait une chance qu'il parvinsse à inverser le cours des choses, mieux valait qu'elle se mette à l'abri, en un lieu où elle ne pourrait pas servir d'otage.
Le temps s’écoulait, morne, et sa léthargie semblait avoir contaminé les deux voyageurs. Depuis leur départ d’Artellion, tous deux n’avaient guère échangé plus que quelques mots. A mesure que se prolongeait la chevauchée, les douleurs que Maélyne ressentait dans ses reins étaient de moins en moins supportables.
Et si ce n’était que ça…
— Tu ne penses pas que l’on pourrait faire une halte ? demanda-t-elle, rompant le silence.
— C’est trop tôt, répondit Borrian.
— Il faut vraiment que je fasse une pause, Borrian.
— Ah.
Borrian guida leur monture sur un sentier étroit qui serpentait entre les champs de blé. Le soleil, déjà haut, jetait une lumière tiède sur les herbes hautes, tandis que le vent, chargé d’effluves de terre et de fleurs sauvages, caressait leurs visages. L’air du matin était vif, empli des senteurs d’herbes mouillées et de terre fraîchement retournée. Ils s’arrêtèrent aux abords d’un bosquet d’arbres formant un îlot d’ombre bienvenue. Une source mince serpentait entre les racines noueuses, sa surface brisée par le bruissement des insectes et le ballet des feuilles tombées.
Maélyne glissa à bas de sa monture avec un soupir de soulagement. Ses muscles endoloris lui arrachèrent une grimace.
— Je vais… un peu plus loin.
Borrian ne répondit rien, se contentant d’attacher les rênes à une branche basse avant de s’agenouiller près du ruisseau pour rafraîchir son visage. Maélyne s’enfonça entre les arbres, cherchant un repli discret où elle pourrait se soulager. Chaque pas lui rappelait à quel point la robe de bure qu’elle portait était inadaptée au voyage. Le tissu rêche lui irritait la peau depuis des heures, et l’absence de sous-vêtement digne de ce nom ne faisait qu’accroître son inconfort. Elle avait déjà trop chaud sous l’épaisse étoffe, mais l’humidité du sous-bois accentuait cette désagréable sensation d’étouffement. Elle trouva un endroit convenable près d’un tronc recouvert de mousse et jeta un regard autour d’elle, tendant l’oreille pour s’assurer qu’aucun bruit suspect ne trahissait la présence d’intrus. Satisfaite de sa solitude, elle releva les pans du vêtement avec précaution. La robe, trop ample et trop longue, entravait ses mouvements, et elle dut la maintenir fermement sous son menton pour éviter qu’elle ne retombe au mauvais moment.
Un soupir lui échappa lorsqu’elle s’accroupit, libérant enfin sa vessie après de longues heures d’inconfort. L’odeur âcre de l’humus s’éleva autour d’elle, mêlée à celle plus subtile de la sève et de l’écorce. L’instant aurait pu être anodin si son esprit ne restait pas hanté par l’angoisse qui pesait sur son cœur. Elle se hâta de se redresser, laissant retomber la bure sur ses jambes en un flot pesant de tissu. L’impression désagréable d’être maladroite dans ces frusques masculines l’irrita encore. L’absence de jupons et de lin fin contre sa peau lui donnait l’étrange impression d’être déguisée.
Alors qu’elle s’apprêtait à rejoindre Borrian, un son inhabituel attira son attention. Des voix basses, feutrées, quelque part entre les arbres. Elle s’immobilisa, le souffle suspendu. Son regard balaya les environs et s’arrêta sur quelque chose qu’elle n’avait pas remarqué en arrivant : un autel de pierre, dissimulé entre les troncs.
Un frisson lui parcourut l’échine.
La construction était rudimentaire, mais Maélyne reconnut immédiatement les gravures délicates qui ornaient son socle : des branches stylisées enchevêtrées, entrelacées de fines runes elfiques. Au sommet trônait une idole de bois sculpté, une silhouette longiligne aux traits doux, dont les bras ouverts semblaient étreindre l’espace. Nyessë. La Dame des Échos, patronne des bois et des rivières, vénérée par les Aldoréens et une partie du peuple d’Avranie. Elle repensa à sa conversation avec le prieur Eadred, qui détestait les divinités elfiques et l’ascendant qu’elles prenaient sur ses ouailles.
Les voix se rapprochaient. Maélyne s’esquiva à pas de loups, se cachant derrière le tronc d’un vieux chêne ; à peine s’était-elle dissimulée qu’une dizaine d’hommes et femmes aux vêtements simples, marqués par la poussière des champs et les labeurs quotidiens, se rassemblait devant l’autel elfique. Une femme âgée, voilée d’un châle usé, tendait une poignée de baies vers l’idole sculptée, tandis qu’un jeune garçon déposait un petit fagot de fleurs sauvages au pied de la pierre sacrée.
Un murmure de prières s’éleva sous le couvert des arbres.
Les voix, d’abord timides, gagnèrent en assurance, formant un chant bas et mélodieux qui glissa entre les troncs comme une brise d’été. Maélyne ne comprenait pas les paroles, mais elle en saisissait l’essence. C’était une supplique douce, un remerciement adressé à la Dame des Échos, un appel à sa protection. Une étrange sérénité l’envahit, et pendant un instant, tout le reste sembla s’évanouir. La guerre qui grondait, sa fuite précipitée d’Artellion, la douleur cuisante de l’incertitude quant au sort qui avait frappé son époux… Ici, au creux du bois, sous la lumière tamisée filtrant à travers le feuillage, seule comptait la prière murmurée par ces humbles paysans. L’espace d’un battement de cœur, elle se sentit hors du temps. Un frisson la parcourut lorsqu’une rafale plus fraîche fit frémir les feuilles. Elle ferma les yeux, savourant cette trêve éphémère.
Puis, sans un bruit, une ombre se glissa à ses côtés.
— Nous devons partir, souffla Borrian à son oreille.
Elle sursauta légèrement et tourna la tête vers lui. Le visage du chevalier était tendu. Il avait parlé bas, mais il n’avait pas besoin d’en dire plus : ils ne pouvaient pas se permettre d’être vus. Maélyne jeta un dernier regard à la petite assemblée en prière, puis hocha la tête et se détourna à contrecœur.
*
Le silence de Borrian la troublait. Le chevalier n’avait jamais été un grand bavard, et lors de leur jeunesse passée ensemble à Laréor, c’était déjà un taiseux ; mais à l’époque, elle parvenait aisément à le dérider à force de plaisanteries et de taquineries. Ils étaient des enfants… Et nous ne le sommes plus, songea-t-elle avec tristesse en se rappelant avec nostalgie l’insouciance des jours d’antan.
Assise derrière lui tandis qu’il guidait leur monture, Maélyne scrutait Borrian avec circonspection. Le chevalier était dans sa bulle, et la gravité qui semblait peser sur ses épaules ne devait rien à la fatigue du voyage. Il y avait tout lieu d’être morose, il est vrai ; les temps étaient sombres. Pourtant, quelque chose clochait. C’est moi qui ai tout perdu, songea Maélyne, et il est encore plus amer que moi. Dans la défaite d’Artellion, Borrian n’avait pas perdu ses terres ; Cors-Barral était à des lieues de la guerre, et ne risquait nullement de subir l’invasion de Sistre. Sa femme Agnès était à l’abri. Était-ce par compassion pour Maélyne qu’il se tourmentait ainsi ?
Elle inspira profondément avant de briser le silence :
— Tu es bien silencieux. Ai-je fait quelque chose pour t’offenser ?
Borrian ne détourna pas les yeux de la route.
— Non, Maélyne.
Elle haussa un sourcil, attendant une explication qui ne vint pas. Elle soupira, faussement exaspérée.
— Est-ce trop demander que d’obtenir une phrase complète ?
— Je réfléchis.
— À quoi ?
— À ce qui nous attend.
Cette réponse énigmatique lui arracha un nouveau soupir.
— Crois-tu vraiment qu’on nous recherche déjà ?
— Je ne compte pas attendre de le découvrir.
Maélyne jeta un regard derrière elle, comme si l’ombre de leurs poursuivants pouvait surgir d’un instant à l’autre. Mieux valait ne pas trop y penser.
— Agnès ne sera peut-être pas très heureuse de me voir, dit-elle après un bref silence.
A l’évocation d’Agnès, elle sentit Borrian tressaillir.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Je n’ai pas l’impression de lui avoir laissé une très bonne impression lors de notre première rencontre. Et puis…
Elle hésita. Elle n’avait pas tellement envie de s’aventurer sur un sentier glissant, mais elle s’y était déjà bien engagée.
— Et puis ?
— Elle ne voulait pas que tu nous rejoigne, et tu l’as fait. Tu aurais pu ne pas revenir de cette guerre… elle t’aurait perdu, et cela, à cause de moi.
— Ne parlons pas de ce qui aurait pu arriver ou ne pas arriver, répondit Borrian avec lenteur, comme s’il peinait à trouver ses mots. Je suis sain et sauf. Elle comprendra.
Comprendre quoi ? Comment une épouse pourrait-elle comprendre que son homme fût prêt à mourir au nom d’une autre femme ? Car c’était cela, le choix cruel qu’elle avait imposé à son ami d’enfance. Elle l’avait fait sans égard pour lui, ne pensant qu’à l’intérêt de Trystan, à l’amour de son mari, faisant fi des conséquences pour les autres. Elle s’était montrée indigne de l’amitié que Borrian lui avait toujours portée, lui qui n’avait jamais failli. Et alors qu’elle réalisait l’ampleur du sacrifice qu’elle avait exigé, une autre révélation s’imposa douloureusement à elle. Elle savait qu’elle avait tout perdu ; elle l’avait formulé dans son esprit, répété mentalement comme une litanie, et pourtant, elle n’avait pas encore pris conscience de tout ce que cela impliquait vraiment.
Elle n’avait plus de foyer. Elle n’était plus maîtresse de rien. La place qui était la sienne, à Artellion, auprès de Trystan, auprès de ses gens… cette place, elle ne l’avait plus. A Cors-Barral, que serait-elle ? Une invitée. Une réfugiée. Une exilée sans terre, vivant au crochet d’un homme qui n’avait aucune obligation envers elle, sinon les souvenirs de leur enfance commune.
Et il y avait Agnès.
La perspective de dépendre du bon vouloir de cette femme qui, à l’évidence, la tenait déjà en méfiance, lui serra le ventre d’une angoisse sourde. Jusqu’ici, elle n’avait pas réfléchi à ce que signifiait réellement se rendre à Cors-Barral. L’idée d’un sanctuaire lointain, d’un lieu où elle pourrait être à l’abri, lui avait suffi. Mais à présent, elle comprenait qu’il n’y aurait rien de réconfortant à vivre sous un toit où elle ne serait pas la bienvenue.
Elle était une femme sans foyer, une épouse sans mari, une noble sans domaine, et bientôt, elle serait un fardeau.
Pour la première fois depuis leur départ, la panique menaça de la submerger.
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