Chapitre 12 - Mathilde

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— De toute évidence, c’est bien la sienne, déclara Symphorien de Clay en considérant avec gravité la fine étoffe qui glissait entre ses doigts.

— Bien sûr que c’est la sienne, persifla Mathilde de Clairsambre. Elle la portait hier soir pendant qu’elle était avec lui.

La damoiselle n’était pas peu fière d’être à l’origine de la découverte. Depuis ce moment où, peu avant l’aube, les domestiques de la comtesse avaient trouvé sa chambre vide, le château était en effervescence ; gardes et valets fouillaient chaque pièce dans ses moindres recoins, mais c’était elle, la cousine du comte, qui avait trouvé la robe que le gouverneur tenait à présent entre ses mains. Une fine robe de soie blanche brodée d’or, que Mathilde avait trouvée par terre, abandonnée dans la poussière au beau milieu de l’écurie. La robe de Maélyne. Et le gouverneur était à présent en train d’en examiner toutes les coutures, en la tournant et la retournant dans tous les sens, comme si la disparue allait subitement en sortir.

Lorsque Symphorien de Clay s’arracha enfin à son examen, ce fut pour lever vers Mathilde ses petits yeux sévères, que soulignaient d’épais sourcils froncés.

— Pourquoi ne pas m’avoir fait prévenir que Borrian de Cors-Barral se trouvait dans le château hier soir ?

— Je pensais que vous le saviez, Messire de Clay. N’êtes-vous pas censé être le mieux informé d’entre nous ?

— Même si cette robe est celle de la comtesse, nous devrions nous garder de jugements hâtifs. Il y a peut-être une raison qui…

— Votre prudence vous honore, Messire de Clay, mais quelle raison pousserait une dame à disparaître avec un homme qui n’est pas son mari, tout en abandonnant son vêtement derrière elle ?

— Nous parlons de l’épouse du comte Trystan, nous devons…

— Et après ? Tout le monde le sait, qu’elle passait son temps à séduire les hommes. Avec celui-ci, d’ailleurs, il y avait des rumeurs…

— Les cancans de la cour sont bien souvent éloignés de la vérité.

— La vérité ! ricana Mathilde. Vous avez les faits devant vous, Clay. Ils se sont vautrés dans le foin des chevaux au milieu de la nuit, c’est ça, la vérité. Jehan avait vu juste ; il n’a pas arrêté de mettre en garde notre cousin contre cette mijaurée dévergondée, cette couche-toute-nue…

Si le ton de Mathilde parut lui déplaire, Symphorien de Clay se garda de toute réprimande. L’expression du gouverneur était plus chagrine que coléreuse ; il était forcé d’admettre que la jeune femme avait raison. Car quelle autre explication donner à la conduite de Maélyne ? Les gardes à la porte avaient rapporté que Borrian de Cors-Barral s’était présenté à une heure tardive et qu’il avait été reçu directement par la comtesse. Un peu plus tard dans la nuit, il avait quitté le château en compagnie d’un prêtre, du moins la silhouette engoncée dans une robe de bure, tête encapuchonnée, avait tout l’air d’en être un. Pendant ce temps, la comtesse s’était volatilisée…

Mathilde n’avait pas une grande estime pour la femme de Trystan, mais elle n’imaginait pourtant pas une telle folie de la part d’une dame de si haut lignage. Car, non contente d’être l’épouse du plus riche seigneur de la péninsule, Maélyne de Laréor était fille de roi. Une fille de roi qui déambule toute nue dans les écuries, fornique dans le foin avec son amant, puis se grime en prêtre pour tromper ses propres gardes afin d’aller se promener au clair de lune… A force de ressasser dans sa tête les extravagances de la comtesse, elle en avait le tournis.

— Je n’ai pas d’autre choix que d’en informer le comte, dit Symphorien de Clay avec amertume, tirant Mathilde de ses pensées. Il faut bien qu’il sache.

— Voilà des semaines que nous n’avons pas la moindre nouvelle de l’ost, fit remarquer la jeune femme. Je n’ai pas eu de lettre de Jehan depuis des lustres.

— Je vais envoyer des hommes, et nous verrons.

Le visage de Mathilde s’éclaira soudain. Il lui venait une idée.

— Envoyez-moi. C’est mon cousin. Je lui porterai la nouvelle.

— C’est dangereux, répondit Clay en hochant la tête, beaucoup trop dangereux…

— Avec une escorte, je ne risque rien, non ? Ce ne sera pas pire que de rester ici où je pourrais mourir d’ennui. Allons, Messire de Clay, s’il vous plaît.

— Hm. Je vais y réfléchir.

— Je vais faire mes bagages, déclara-t-elle avec un grand sourire, avant de lui tourner le dos et de s’éloigner à grands pas.


*


Laissant le soin aux domestiques de pourvoir aux nécessités matérielles et à l’ordonnancement des bagages, Mathilde avait choisi de s’accorder un moment de détente. Alanguie dans la baignoire, elle savourait les délices d’une eau chaude parfumée. Tout en jouant distraitement avec le savon, la jeune femme songeait à son périple à venir. Elle était certaine d’avoir fait le bon choix, mais le confort du château allait peut-être lui manquer. Ce n’était pas toujours pratique de se laver dans la campagne, et elle s’apprêtait à entreprendre le plus long voyage qu’elle ait jamais fait - bien qu’elle n’ait aucune idée de la distance qui s’étendait entre Artellion et l’Ombreval.

Elle avait hâte de revoir son frère. Elle imaginait déjà la tête qu’il allait faire quand il apprendrait la nouvelle… Jehan allait adorer. Lui non plus n’aimait pas beaucoup la femme de leur cousin.

Et puis, il y aurait Trystan.

Quelle sotte, cette Maélyne ! Elle avait tout pour être heureuse, et les bas instincts de cette garce allaient tout lui faire perdre. Et tout cela pour s’acoquiner avec un pauvre seigneur miteux d’un quelconque fief lointain ! Certes, ce Borrian de Cors-Barral était plutôt bel homme, mais il faisait pâle figure à côté de Trystan. Ah, Trystan. Le brillant comte d’Artellion ne méritait pas pareille trahison. Moi, je ne me serais jamais permise une telle infamie, songea-t-elle, moi, je l’aurais aimé jusqu’au bout… Elle en était d’autant plus certaine que par le passé, elle s’était souvent imaginée au bras de son beau cousin.

Laissant libre cours à ses pensées tandis qu'elle se savonnait, Mathilde se représentait la destinée qui aurait pu être la sienne, si le regard de Trystan s'était tourné vers elle. Elle aurait fait une magnifique comtesse d’Artellion, ainsi qu’une magnifique épouse, elle le savait très bien, et elle aurait donné à Trystan de nombreux beaux enfants. D’ailleurs, elle n’était pas la seule à le penser. Son frère Jehan avait nourri le même espoir. Il voulait tout le temps que je sois belle en sa présence, se rappela-t-elle, que Trystan me voie sourire, que je fasse tout pour le séduire… Malheureusement, à l’époque, le comte cherchait un parti prestigieux à l’extérieur de leur famille, et il avait fini par le trouver. Sur le papier seulement. Mathilde s’était longtemps fustigée de s’être laissée damer le pion ; elle aurait pu inspirer quelque intérêt à son cousin si elle avait su comment s’y prendre. Mais à l’époque, elle n'avait pas osé. Trop peu confiante, ignorante des choses de l'amour et du pouvoir de sa sensualité, elle le suivait des yeux de loin, et de manière assidue. Pendant longtemps, elle l’avait observé, l’épiant à son insu, sans jamais tenter un pas vers lui.

Un léger trouble s'empara de sa personne comme à chaque fois qu'elle repensait à la nuit où, par inadvertance et par le plus grand des hasards, elle avait vu de lui bien plus que ne l'autorisait la décence.

Un instant fugace, volé, qui revenait régulièrement occuper ses pensées.


*


C'était presque deux ans plus tôt, à l'occasion de la grande fête donnée en l'honneur de la majorité du prince héritier Renaud de Laréor. L'événement avait réuni à la cour royale bon nombre des grandes maisons nobles du royaume. La chaleur du banquet s’était dissipée, remplacée par l’air frais et chargé de mystère de la nuit, et Mathilde avançait à pas feutrés dans les corridors déserts du palais, le bruit léger de ses souliers étouffé par les tapis épais qui recouvraient le sol. Son cœur battait un peu trop vite, plus d’excitation que de peur, alors qu’elle suivait de loin la silhouette élancée de son cousin. Vêtu d’un pourpoint sombre brodé d’argent, Trystan d’Artellion marchait d’un pas sûr et pressé vers une destination qu'il était seul à connaître ; elle l’avait vu quitter la salle principale quelques instants plus tôt avec une discrétion qui ne lui était pas coutumière, lui dont l’élégance magnétique attirait tous les regards.

Elle le suivait maintenant à travers les couloirs sombres, veillant à rester hors de vue et silencieuse. A deux reprises, elle se jeta précipitamment derrière un pilier ou une statue alors que le comte d’Artellion s’arrêtait subitement et jetait un regard derrière son épaule ; elle retenait son souffle, priant qu’il ne l’ait pas vue, jusqu'à ce qu'il reprenne son chemin. Alors que les corridors s’étiraient, loin de l’effervescence du banquet, ils approchaient des ailes moins fréquentées du palais. Mathilde sentit une pointe d’appréhension la gagner. Sa curiosité maladive allait finir par lui attirer des ennuis.

Enfin, Trystan s’arrêta devant une lourde porte de bois ornée de ferrures noires. Il posa une main sur l’anneau de fer et jeta un dernier coup d’œil derrière lui. Mathilde eut juste le temps de se cacher dans l’ombre d’un renfoncement avant que la porte ne grince doucement en s’ouvrant.

Elle attendit, le souffle court, puis s’approcha à pas de loup. Une fois à la porte, elle colla son oreille contre le bois. Rien, aucun son. L’adrénaline montait en elle, mêlée à un soupçon de peur. Puis, prenant son courage à deux mains, elle poussa doucement la porte, juste assez pour entrevoir l’intérieur.

Trystan était debout, seul au beau milieu d'une petite pièce sombre. Son regard, braqué vers quelque chose que Mathilde ne pouvait voir, brillait d'une étrange intensité tandis qu’un fin sourire étirait ses lèvres. Elle le trouva différent ; l’on voyait souvent Trystan sourire, mais d’un sourire bienveillant et sage, alors que celui-ci était espiègle, impertinent, presque malsain. A la grande surprise de Mathilde, Trystan commença à déboutonner son pourpoint, dont il se défit sans plus de cérémonie, laissant le vêtement choir au sol. Il réserva le même sort à l’ample chemise blanche qu’il portait en-dessous.

La jeune femme sentit le pourpre lui monter aux joues alors que ses yeux éberlués contemplaient le torse glabre de son cousin. Elle aurait dû détourner le regard, étant pleinement consciente que ce qu’elle faisait était mal, mais elle ne put s’empêcher d’apprécier la vue de ses larges épaules, de ses biceps saillants, de ses pectoraux carrés taillant un torse large. Elle se perdit dans le détail des lignes qui marquaient ses abdominaux sculptés par l’exercice physique et une puissante condition martiale. Elle le trouva beau, et, tout en luttant contre la petite voix qui lui intimait de partir d’ici avant d’être remarquée, elle voulut profiter un peu du spectacle qui s’offrait à ses yeux, juste un peu... Pas un instant, pas une seconde, Mathilde n’imaginait que Trystan allait pousser plus loin l’effeuillage. Aussi, rien n’aurait pu la préparer à ce qui suivit quelques instants plus tard, lorsque le comte abaissa son dernier vêtement tout en bas de ses chevilles, ôtant une jambe après l’autre, dévoilant en toute ignorance à son admiratrice secrète sa nudité la plus totale.

Choquée, Mathilde porta la main à sa bouche. Jusqu’alors, le seul homme qu’elle avait vu nu était son frère Jehan, et c’était avant qu’il devienne adulte. Celui qu’elle contemplait à présent n’avait rien d’un enfant. En bas de son torse, la ligne de ses abdominaux marquait, depuis les flancs, un chemin naturel vers la fine touffe de poils qui ornait son pubis et son sexe. Sa virilité était imposante, tendue, rigide comme un glaive, et elle la devinait aussi dure que devaient l’être ses abdominaux. Mathilde sentit ses joues déjà rouges s’embraser d’un feu ardent tandis que les battements de son cœur résonnaient de coups si puissants qu’elle craignit que Trystan ne les entende.

— Viens, ordonna une voix féminine résonnant sous les voûtes du plafond.

Mathilde sursauta. Elle en avait presque oublié que Trystan n’était pas seul dans cette pièce. La femme qui venait de parler s’y trouvait aussi, mais elle ne pouvait la voir depuis sa cachette. Elle ne tarda pas à comprendre que la verge dressée du comte pointait dans la direction de l’inconnue, et que c’était elle que Trystan regardait avec cet air mutin. Le comte se plia à l’ordre qu’il avait reçu, et lorsqu’il passa à proximité de la porte, Mathilde eut une dernière chance de l’observer sous toutes les coutures. Avec émoi, elle détailla le rebondi musclé des fesses de son cousin, avant que ce dernier ne disparaisse pour de bon de son champ de vision.

Qui est cette dévergondée ? s’insurgea Mathilde alors que la gêne, la honte, la culpabilité ainsi qu’une sensation qu’elle n’identifiait pas encore comme du désir ne se fondent dans un tout-puissant sentiment de jalousie. Désormais incapable de voir, elle ne put qu’entendre le murmure humide de baisers échangés, le frottement langoureux de la peau contre peau, et le souffle répété de respirations saccadées. Elle les entendit gémir tous les deux, et leurs plaintes étouffées, tantôt aiguës, tantôt rauques, se prolongèrent et s’amplifièrent, accompagnées d’un claquement régulier. Réalisant soudain pleinement ce à quoi elle était en train d’assister, Mathilde s’arracha à l’indiscrète audition à laquelle elle se livrait et s’en fut, passablement troublée…


*


Mathilde posa le savon sur le rebord de la baignoire. Le clapotis de l’eau résonna dans la pièce alors qu’elle se redressait pour mieux caler son dos. Une vague de chaleur devenue familière envahissait doucement son bas-ventre, dont la moiteur ne devait rien à l’eau du bain. Le souvenir ému de cette soirée à la cour royale produisait encore cet effet, si longtemps après. Elle n’en avait jamais parlé à personne.

Elle prit ses seins entre ses mains. Ses tétons étaient durs. Elle ferma les yeux, et se représenta le souvenir du corps nu de Trystan. Un souvenir altéré par le temps, mais toujours vivace. Il hantait encore régulièrement ses nuits.

Moins d’un an après cette fameuse soirée, Trystan avait épousé Maélyne de Laréor. Et Mathilde avait ainsi deviné l'identité de la femme cachée dans la pénombre cette nuit-là, cette débauchée sans morale qui n’avait pas hésité à s’offrir au comte en-dehors des liens du mariage. Si elle ne s’était pas donnée à lui comme la dernière des garces, peut-être ne l’aurait-il pas épousée par la suite, pensa-t-elle. Et la voie me serait restée libre.

Un doux gémissement s’échappa de ses lèvres tandis que ses doigts venaient à la rencontre de son sexe. A présent que Maélyne s’était rendue coupable d’une faute impardonnable, elle avait une occasion inespérée d’agir. Elle comptait bien tirer pleinement profit du voyage qu’elle allait entreprendre pour l’Ombreval. Trystan va la répudier. Elle se remémora le spectacle viril de son torse dénudé, les muscles de son dos, sa verge fièrement dressée, ses fesses… il va la répudier, se promit-elle tandis que l’un de ses doigts s’aventurait en elle, et alors il sera à moi, et je serai à lui.

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